La question que nous
posons ici consiste à éclairer les raisons de l’importance accordée dans
l’histoire politique belge des dernières décennies au territoire et aux
habitants de Fourons. Quatre mille habitants expliquent mal, en effet, pourquoi
les politiciens des deux côtés de la frontière linguistique en Belgique ont fait
tomber plusieurs gouvernements d’un pays de dix millions d’habitants. Le petit
territoire de Fourons se situe à l’Est de la Belgique, collé au Sud du Limbourg
néerlandais. Le centre de gravité démographique des trois villes de Liège,
Maastricht et Aix-la-Chapelle se situe au milieu de Fourons. Cette région rurale
ne constitue un gisement ni de matière première stratégique ni de capacité de
production exceptionnelle. L’enjeu politique du problème fouronnais dépasse donc
son poids matériel qu’il soit électoral ou économique. Autrement dit, il faut
aller chercher dans le domaine de la symbolique politique pour trouver la clef
du mystère fouronnais.
La recherche devra donc
s’orienter vers deux pistes complémentaires, la première consistant à explorer
le système politique belge de façon à permettre de comprendre comment il fut
possible qu’une population aussi peu nombreuse ait pu mobiliser des ministres de
gouvernements; et la seconde cherchant à mettre en évidence les caractères
spécifiques de la population fouronnaise qui l’ont poussée à prendre l’attitude
revendicatrice majoritairement pro-liégeoise et une attitude tout aussi
revendicatrice mais minoritaire celle-ci, pro-flamande.
La symbolique politique
de la Belgique, comme celle des autres Etats européens, est traversée par des
lignes de clivage qui structurent les opinions politiques sur base de problèmes
qui ont été posés à la société, autour desquels celle-ci s’est organisée et qui
ont figé une problématique.
Deux de ces clivages
sont des produits directs de ce qu'on peut appeler la Révolution nationale : le
conflit entre la culture centrale édifiant une nation et la résistance
croissante des populations sujettes, ethniquement, linguistiquement ou
religieusement distinctes dans les provinces et les périphéries; le conflit
entre l'Etat-nation centralisateur, standardisateur et mobilisateur et les
privilèges corporatifs historiquement établis de l’Eglise.
Deux d'entre eux sont
les produits de la Révolution industrielle : le conflit entre les intérêts
ruraux et la classe montante des entrepreneurs industriels; le conflit entre
propriétaires et employeurs d'un côté et les non-possédants, travailleurs et
ouvriers de l'autre (2).
Ces clivages sont restés
longtemps vivants dans le contexte belge et il y a peu de temps que l’un d’entre
eux a modifié le contexte même qui les avait fait naître. Le premier d’entre
eux, opposant le centre à la périphérie, est représenté en Belgique par la
fracture entre une bourgeoisie libérale francophone tentant de construire un
Etat viable et donc fort militairement, diplomatiquement et par conséquent
administrativement et un mouvement flamand populiste, linguistiquement
différent, revendiquant une appartenance catholique, pacifiste par opposition au
militarisme libéral et exigeant le respect de la dignité culturelle de son
langage et donc son autonomie culturelle. Les règles de "fédéralisme par
scissiparité" qui en sont le fruit ont bouleversé le paysage constitutionnel de
l’Etat depuis 1970, soit depuis une génération.

Le clivage entre l'Etat
centralisateur et les privilèges corporatifs de l'Eglise catholique a
agité la vie politique belge sans cesse depuis la naissance de l'Etat, à un
point tel que la devise étatique réclame une union pour faire la force, union
qui a donné son nom à la première période politique belge, de 1830 à 1842,
l'unionisme, le terme union étant délibérément préféré au terme unité, celui-ci
signifiant un état de fait acquis tandis que celui-là se réfère à une action à
réitérer et à construire tous les jours. Les "guerres scolaires" se sont
terminées en 1959 par le Pacte scolaire, inscrit depuis dans la Constitution.
Le clivage opposant les
intérêts ruraux à la classe montante des entrepreneurs industriels fut,
en Belgique, marqué par la création de la Nation sur un consensus apparent de
situation post-révolutionnaire, supposant acquis les droits de propriété et les
libertés anglo-saxonnes et supprimant toute différenciation d’ordre. Au fond, la
hiérarchie catholique restait opposée à la modernisation et à la démocratie
formelle car le modèle jacobin de légitimité populaire lui servait de
repoussoir. La modernisation et l’urbanisation étaient analysées comme des
causes de déchristianisation et la perte du respect de l’autorité vécue comme
remise en cause de l’ordre divin et donc ecclésiastique.
Le clivage
possédants-travailleurs est inscrit dans les nouveaux droits
constitutionnels à mener une vie conforme à la dignité humaine tels que les
énumère l'article 23, formulation des droits de la troisième génération. On peut
aussi y voir un reflet dans le principe du suffrage universel pur et simple,
fruit d'une longue lutte de la classe ouvrière, acté à l'article 61. Cette
opposition a réellement structuré la vie politique en Belgique comme dans les
autres pays même si les traces qu'elle a laissée dans la Constitution ne sont
pas proportionnelles à la place qu'elle a prise pour l'électorat.
Le premier clivage repose
sur l’affirmation d’une ethnicité, au sens où Marco Martiniello la définit d’une
des formes majeures de différenciation sociale et politique d’une part, et
d’inégalité structurelle, d’autre part, dans la plupart des sociétés
contemporaines (3). Cette ethnicité
repose sur la production et la reproduction de définitions sociales et
politiques de la différence physique, psychologique et culturelle entre des
groupes dits ethniques qui développent entre eux des relations de différents
types (coopération, conflits, compétition, domination, reconnaissance, etc.) (4).
L’ethnie qui se construit
depuis l'indépendance de la Belgique jusqu'à la publication du décret de
septembre, c'est l’ethnie flamande, périphérique par rapport au centre de
pouvoir belge – à tel point périphérique que Bruxelles qui était une ville
flamande au début de la période va devenir une ville francophone, rejetant dans
la périphérie du pouvoir les habitants pratiquant le dialecte brabançon – ethnie
flamande qui va être agitée par un réseau de travailleurs culturels de qualité,
ayant une formation scolaire élevée, un contact permanent avec la population et
n'étant pas découragés par les échecs apparents que l'histoire immédiate inflige
aux acteurs sociaux (puisqu'aussi bien, ils travaillent pour l'éternité) soit le
petit clergé, âme du flamingantisme populiste, agricole.
Les trois niveaux de
l’analyse sociale sollicités par Marco Martiniello devront donc être utilisés
afin de démonter l’histoire de la constitution d’une double identité ethnique
dans les villages de Fourons. L’analyse microsociale décrira l’évolution des
sentiments individuels, les modifications dans la conscience d’appartenance
qu’éprouve l’individu à l’égard d’un groupe ethnique au moins. Au niveau
mésosocial ou groupal, l’attention se portera sur la mobilisation ethnique et
l’action collective ethnique, soit les processus par lesquels les groupes
ethniques s’organisent et se structurent sur la base d’une identité ethnique
commune en vue de l’action collective. Le regard macrosocial soulignera les
contraintes structurelles de nature sociale, économique et politique qui
façonnent les identités ethniques et qui assignent les individus à une position
sociale déterminée en fonction de leur appartenance imputée à une catégorie
ethnique.
La pesanteur de
l’histoire de la longue période chère à Fernand Braudel (5)
s’entremêlera donc à l’analyse macrosociale pour esquisser d’abord les
conditions d’émergence d’une ethnicité flamande en Belgique, ce qui exigera une
petite digression par rapport aux villages fouronnais mais cette digression
constitue un indispensable contexte.
L'Etat qui se met en
place en 1830, avec l'accord des grandes puissances de l'époque est un Etat
essentiellement francophone, parce que la bourgeoisie est francophone tant au
nord qu'au sud du pays, alors que la population est patoisante, flamande au nord
et wallonne au sud. Cette bourgeoisie va écrire une Constitution libérale,
assurant une protection des droits des citoyens face au pouvoir et une
séparation des pouvoirs entre eux. Cette Constitution s'oppose à l'autoritarisme
de l'Ancien Régime et permet la liberté d'expression et de la presse, la liberté
d'association, la liberté d'aller et de venir, la liberté… et le droit à la
propriété privée. Nous sommes donc baignés dans l'idéologie capitaliste et sa
défense du droit individuel à l'enrichissement. Bien que l'emploi des langues
soit affirmé libre, le texte de la Constitution, par exemple, n'est établi qu'en
français et il faudra attendre 1967, soit plus de cent trente ans, pour que ce
texte soit officiellement établi en néerlandais.
En Belgique, d'après
Pierre Lebrun (6), la phase cruciale de la
Révolution industrielle, c'est-à-dire l'installation du premier ensemble
mécanisé et son imitation par un certain nombre d'entreprises pilotes, commencée
en 1798, est achevée dans les régions entraînantes de la Belgique, en 1834. La
plus large part des entrepreneurs industriels va se reconnaître au bout d’un
certain temps dans le nouvel Etat qui va lui procurer un marché bienveillant.
L'existence de ces pôles industriels au sud du pays, l'urbanisation et la
déchristianisation qui y sont liées aura des effets à long terme sur
l'imaginaire flamand. Même si les premiers capitalistes parlaient très
probablement le wallon plutôt que le français, le français apparaîtra en effet
comme la langue des villes tentaculaires qui dénaturaient le paysan flamand.
A la base de la création
du mouvement flamand se trouve une opposition aux fransquillons, bourgeois
francophones habitant en Flandre s'exprimant en français dans un souci de
distinction sociale conçue comme ensemble de stratégies de reproduction
[…] par lesquelles les individus ou les familles tendent, inconsciemment et
consciemment, à conserver ou à augmenter leur patrimoine et, corrélativement, à
maintenir ou augmenter leur position dans la structure des rapports de classe (7).
La langue française apparaissait donc comme une langue de domination,
d'aliénation, d'exploitation voire d'émigration vers les pôles industriels et,
par là, de dénaturation. Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, la
paysannerie européenne dut faire face à une politique libre-échangiste qui
permettait l'importation à bas prix de céréales produites aux Etats-Unis et ceci
afin de nourrir à moindre frais un prolétariat industriel grandissant, force de
travail de la puissance économico-militaire de l’Etat. Cette crise économique
renforça la précarisation de la paysannerie. La réplique à une telle situation
se trouvait dans le modèle allemand des coopératives agricoles ou
Raiffeisenkassen
qui furent imitées en Flandre par le réseau de l'Alliance agricole ou
Boerenbond. Le Boerenbond fut, dès l'origine et jusqu'à aujourd'hui,
un pilier du Parti catholique flamand. Bien que l'oppression en Flandre, dans un
système économique essentiellement agricole et que l'oppression en Wallonie,
dans un contexte économique essentiellement industriel, soient organisées
autrement et par des acteurs différents, le français comme langue va être défini
en bloc comme l'adversaire du mouvement flamand. A tel point que, dans le roman
phare de la littérature flamande contemporaine, l'auteur peut faire dire à un de
ses personnages d’enfants : Qu'est-ce que cela signifiait ? Qu'il lisait de
sales romans français. Ce qui est roman est français. Nous autres, c'est
germanique. Dieu a ainsi distribué les choses sur terre. Des races différentes,
certaines sont plus proches de Son coeur, pour des raisons que Lui seul connaît (8).
Le romantisme avait axé
son projet social sur la recherche de racines identitaires et par conséquent
avait ouvert la voie à la quête d'ethnies inscrites dans la longue durée. Un
ciment idéologique, préparé par les poètes et romanciers flamands était donc
disponible pour la construction de l'identité collective de la Flandre.

Comme dans les autres
pays européens examinés par Stein Rokkan, l'Église prend donc une place
importante en Flandre, non seulement pour tenter de maintenir son monopole du
contrôle des classes pauvres ou pour mettre en place un système d'enseignement
(élargi en 1914 à l'ensemble de la population par le vote de la loi sur
l'enseignement obligatoire), mais aussi par la mise en place par le bas clergé
de réseaux de défense du peuple flamand, au niveau linguistique, agricole et
plus tard syndical.
A la fin du siècle, la
démocratisation du droit de vote, son élargissement va renforcer la présence
populaire et donc "flamande" au Parlement. Le suffrage censitaire établi en 1830
accordait le droit de vote aux citoyens qui payaient un certain niveau d'impôt
et avait pour conséquence qu'un seul pour-cent de la population avait le droit
de vote. La première révision de la Constitution, en 1893, va supprimer ce
système trop élitiste et ouvrir un suffrage plural, donnant à tous les hommes le
droit de voter, tout en donnant plusieurs voix aux pères de familles, aux
"censitaires" et aux "capacitaires", c'est-à-dire aux diplômés. Il s'agissait de
donner une satisfaction partielle aux revendications exaspérées de la classe
ouvrière en Wallonie. La deuxième révision de la Constitution en 1921 entérinera
le principe du suffrage universel pur et simple pour les hommes déjà appliqué en
1919 afin d'offrir une soupape de sécurité aux exigences d'une classe ouvrière
sortant de la guerre épuisée et furieuse, contaminée par les comités de soldats
allemands séduits eux-mêmes par l'expérience bolchevique qui avait voulu donner
le pouvoir aux ouvriers.
La construction d'un
réseau scolaire concurrent, la défense de l'identité collective définie de façon
préférentielle par la langue, l'alliance des agriculteurs, l'élaboration
difficile et conflictuelle mais progressive d'une doctrine sociale de l'Eglise
incluant enrichissement individuel et redistribution d'une partie de la
richesse, permettent à l'Eglise d'être présente dans chacune des lignes de
fracture de la société flamande.
En Wallonie, les acteurs
sociaux qui émergent et se présentent comme défenseurs du peuple optent, dans le
clivage centre -périphérie, pour le renforcement du centre, au nom d'une ligne
politique qui ressemble fort au jacobinisme classique, défenseur de l'égalité de
tous les citoyens sur tout le territoire, de telle sorte que la défense de la
langue wallonne va apparaître comme une attitude culturelle sans connexion avec
le champ politique. La défense de la Wallonie sera donc axée non sur une base
culturelle mais sur une motivation économique renforcée par un discours d'utopie
ouvriériste dominant.
Dans un deuxième temps,
après la révision constitutionnelle de 1921, les politiciens flamands, profitant
de la majorité numérique flamande en Belgique, monopolisent les ministères aux
budgets les plus prometteurs pour une modernisation économique, renforçant le
réseau ferroviaire puis autoroutier, aménageant le port d'Anvers puis de Gand et
de Zeebruges, préparant en fait la révolution postindustrielle en tissant un
réseau de petites et moyennes entreprises sur une infrastructure payée par l'Etat
belge, essentiellement alimenté par l'industrie wallonne. Cette domination
flamande peut être illustrée par la monopolisation des postes de ministre de l'Economie
par des personnes issues de la Fédération du patronat flamand (Vlaams economisch
Verbond) parmi de nombreux autres indicateurs utilisables. Cette ligne politique
représente le courant minimaliste du mouvement flamand contre laquelle se
dressent les maximalistes, exigeant plus d'autonomie pour la Flandre. La figure
suivante illustre une raison de la prédominance du courant minimaliste de 1920 à
1970.
Figure 1 : Evolution
comparée des populations par région depuis l'indépendance (9)
Avec l'effondrement
charbonnier et sidérurgique, la Wallonie reproduit la situation de minorisation
politique et économique qui était celle de la Flandre dans la période
industrielle, tandis que la Flandre reproduit l'attitude fière et "distinguée"
de ces bourgeois francophones qui dominaient la Belgique lors de sa naissance. A
la revendication flamande d'autonomie culturelle a répondu la revendication
wallonne d'autonomie économique, laquelle a entraîné à nouveau le mouvement
flamand dans la même logique.
D’après Francis Bismans,
le Produit intérieur brut par habitant de la Flandre a rejoint en 1966 le PIB
par habitant de la Wallonie (10). Dès lors, il
est compréhensible que la ligne maximaliste l’emporte dans les années qui
suivent et que le mouvement flamand se radicalise puisqu’aussi bien la Wallonie
qui jusqu’alors avait apporté plus qu’elle n’avait coûté à l’Etat belge et donc
à la Flandre commençait à coûter plus qu’elle ne rapportait. La majorité
numérique des Flamands suffisait à imposer aux hommes politiques francophones
des compromis dont les gains étaient proportionnels à leur poids politique.
C’est dans ce contexte et
cette dynamique globaux que se situe la construction de l’identité ethnique des
Fouronnais. On l’a dit, cette identité est double, majoritairement francophone
et minoritairement flamande. Nous allons tenter de décrire cette évolution en
tenant compte à la fois de la dynamique interne à Fourons et de la relation
entre la dynamique externe décrite plus haut et ce mouvement interne,
c’est-à-dire en tenant compte de l’image de Fourons qui va être créée dans les
opinions publiques flamande et francophone.
Le premier militant
ethnique flamand d'envergure à Fourons fut le curé Veltmans. L'actuel Centre
culturel flamand de Fouron-Saint-Martin porte son nom. Nous allons suivre sa
trajectoire afin de saisir deux composantes essentielles du militantisme
flamingant – et particulièrement à Fourons – le populisme et le nationalisme
linguistique.

A la fin du dix-neuvième
siècle, plusieurs tentatives de formation démocrate chrétienne virent le jour en
Belgique, dans le même élan qui poussa le pape Léon XIII à publier l'encyclique
Rerum Novarum. A Alost, le prêtre Daens se fit élire au Parlement national
sur une liste dissidente, encourant ainsi les foudres de l'autorité épiscopale.
A Liège, le prêtre Pottier regroupa également dans une Union démocratique
chrétienne, des chrétiens qui entendaient lutter pour faire respecter la
"dignité du travailleur". L'abbé Veltmans, fils de paysans campinois, termina
ses études au Collège de Rome, sommet du cursus scolaire ecclésiastique et
commença dans la banlieue industrielle liégeoise une carrière qui aurait dû être
ascendante. Mais ses origines sociales, sa sensibilité et ses contacts
quotidiens avec la vie des travailleurs lui firent prendre des positions
politiques dans le groupe de Pottier. L'abbé Veltmans est cité parmi les jeunes
abbés qui soutinrent Pottier (11) et fut le
fondateur du Cercle Saint-Christophe qui organisa des réunions mensuelles, où
des orateurs démocrates chrétiens tels Pottier lui-même ou Godefroid Kurth
prirent la parole.
Par suite, semble-t-il,
de sanctions épiscopales, il fut nommé curé à Saint-Remy, village wallon à la
fois rural et charbonnier, puis de nouveau muté, à Fouron-Saint-Martin cette
fois.
Là, au contact d'une
population principalement paysanne et de dialecte thiois, il réagit de la même
façon que l'ensemble du bas clergé de Flandre et lutta pour faire respecter la
dignité du peuple flamand, lutte nationaliste, linguistique, religieuse et
populiste. De militant social, il se mue en militant linguistique. Au niveau
microsocial, il s’agit bien d’une trajectoire de modification de l’identité
ethnique. Même le Boerenbond qu'il implanta à Fourons se définissait
avant tout comme une coopérative d'achat et de vente pour les paysans flamands
catholiques, les arguments national flamand et religieux n'étant pas moindres
que l'argument paysan. Il prenait appui sur la langue de culture la plus
utilisée par les habitants – et nous soulignons le fait qu'il ne prêtait
attention qu'à la langue de culture et non pas aux langues usuelles ou
dialectes. Sa prise de position se basait aussi sur un antisocialisme virulent.
Le Parti socialiste était en effet perçu par les démocrates chrétiens comme un
instrument de déchristianisation de la classe ouvrière et, à ce titre, devait
être combattu sur tous les fronts. L'utilisation du français était censée
favoriser le Parti socialiste, puisqu'il était le parti dominant dans la région
industrielle liégeoise après l'introduction du suffrage universel pur et simple
en 1919. C'est donc à un nationalisme basé uniquement sur la langue de culture
que l'abbé Veltmans adhéra.
Il entretint une
correspondance avec M. Florimond Grammens, militant ethnique flamand qui, entre
les deux guerres mondiales, chercha à établir des critères permettant de fixer
la frontière linguistique – il avait baptisé sa maison à Enghien le "poste
frontière linguistique". C'est par la lutte de longue haleine de personnalités
comme Grammens, relais de l'abbé Veltmans, que se popularisa dans l'opinion
publique flamande le concept de fixation de la frontière linguistique. En effet,
pour des raisons au moins autant économiques que culturelles, le français
gagnait du terrain sur le flamand, notamment dans la périphérie bruxelloise. Les
campagnes autour de Bruxelles se transformaient en faubourgs bourgeois et petit
bourgeois de la capitale et se francisaient par la même occasion : phénomène que
les sociologues flamands appellent la tache d'huile. Luttant contre la tache
d'huile, il était compréhensible que les militants ethniques flamands voient en
d'autres endroits de la frontière linguistique les analogies avec la situation
contre laquelle ils combattaient. Soulignant les ressemblances, ils en vinrent à
oublier les différences. Nous verrons plus loin que les aspects économiques,
démographiques, administratifs, historiques et culturels sensu lato, à
Fourons notamment, sont radicalement différents de la réalité bruxelloise. Mais,
sur le plan strictement linguistique déjà, la population fouronnaise ne vivait
pas le même phénomène qu'à Bruxelles. Les pratiques linguistiques particulières
à Fourons ressemblent d'ailleurs à celles en vigueur dans l'ensemble du Limbourg
belge et à celles d'une partie des cantons germaniques de la province de Liège.
Comme celles-ci, elles s'expliquent par des analyses économiques,
démographiques, administratives, historiques et culturelles que nous
découvrirons plus loin.
Malgré cette complexité
linguistique, les militants flamingants de Fourons ne virent qu'un aspect des
choses : l'utilisation du néerlandais. Ils créèrent ainsi l'image d'une
population fouronnaise flamande qui se refuse à admettre son identité flamande
sous la pression de notables locaux. Nous verrons plus loin ce qu'on peut en
penser. Le Fouronnais imaginaire flamand était en route et ce Fouronnais
imaginaire reste présent dans les articles de la presse ou dans les livres qui
parlent en flamand de Fourons. De même, les journaux flamands retiennent et
oublient de la situation fouronnaise les mêmes aspects. Ainsi se crée une image
du Fouronnais, répandue dans toute la Flandre, image qui est fausse parce que
partielle. Les journalistes ou les auteurs, frappés par des éléments de la
situation auxquels ils sont sensibles, en arrivent à ne parler que de ces
éléments-là. Le public, qui n'est plus informé que de ce qui frappe les
journalistes, c'est-à-dire de ce qui les étonne ou les révolte, se construit une
image du Fouronnais dont la cohérence, par un choc en retour, exige que les
journalistes l'entretiennent. De cette interaction naît et se renforce le
Fouronnais imaginaire par rapport à qui tout politicien flamand doit se situer
et agir. Quelle que soit en effet la connaissance réelle du problème que tel ou
tel politicien a, l'important, ce sur quoi il sera jugé par les salles de
rédaction, l'opinion publique et le corps électoral, c'est son attitude par
rapport au Fouronnais imaginaire flamand. Ceci explique l'intransigeance des
politiciens flamands face à ce problème. Intransigeance d'autant plus forte que
l'identité nationale flamande est fondée avant tout et principiellement
sur l'utilisation d'une langue commune, langue qui constitue aussi la définition
de base du Fouronnais imaginaire. Cette union intime d'une nation qui est en
train de se construire par les communautarisation et régionalisation de l'Etat
belge et d'une commune en soi de peu d'importance mais très lourde et très chère
symboliquement, cette union intime par le biais d'un principe de base rend toute
concession improbable tant que le Fouronnais imaginaire aura le pas sur le
Fouronnais réel ou tant que le réel ne rejoint pas l'imaginaire.
Lors du recensement
décennal de la population de 1930, la majorité de la population de Fourons avait
répondu, à la question portant sur la langue utilisée, qu'elle parlait le
flamand. Une loi postérieure, datant de 1932, donna à cette déclaration des
conséquences juridiques et certaines administrations furent flamandisées pour la
population fouronnaise, puisqu'une majorité disait parler cette langue. En 1933,
le comte Lionel de Sécillon, bourgmestre de Teuven, réunit un Comité de Défense
regroupant les élus communaux des Fourons mais aussi ceux des communes de langue
allemande, qui décida [...] qu'il "fallait maintenir le français comme
langue administrative; "les communes de la Voer devraient cependant continuer à
"faire leurs avis dans les deux langues. Il demanda que les "fonctionnaires
publics en rapport direct avec les administrés "de leurs communes soient
bilingues (12).
Ce passage est
symptomatique de la réaction des francophones de Fourons. D'abord parce que
c'est une réaction, c'est-à-dire un mouvement qui s'organise a posteriori,
après le fait accompli, après une victoire du militantisme national flamand dans
l'Etat belge. Ensuite, il montre deux caractéristiques de la première réaction
francophone locale.
Elle s'appuie sur et est
menée par des élus locaux, qui se sentent responsables du sort de leurs
concitoyens; jusqu'en 1974, ce trait va rester stable.

Les "francophones" de
Fourons ont toujours demandé que le public en contact avec l'administration
puisse choisir la langue qu'il utilise; ce trait est toujours resté une demande
essentielle des "francophones" (13) fouronnais.
Cette tolérance doit être comprise par le capital culturel relativement plus
élevé de cette petite bourgeoisie catholique qui pouvait voir dans cette
exigence de bilinguisme un critère de sélection administratif suffisamment dur
pour assurer une certaine pérennité à son pouvoir. On devra également se
souvenir de cette tolérance pour interpréter les résultats électoraux locaux.
Une position aussi tolérante permettait en effet à un habitant "se sentant
Flamand" de voter pour un représentant de cette liste, tandis que l'inverse
n'est pas vrai, les militants ethniques flamands de Fourons exigeant
l'unilinguisme néerlandais pur et simple.
Pour illustrer
l'organisation et le rôle dans la vie quotidienne de ce que nous avons appelé la
petite bourgeoisie locale, nous traduisons un extrait d'article paru dans
l'organe de la Volksunie, parti nationaliste flamand, en 1971.
A Teuven, c'est
M.Pinckers qui est bourgmestre, mais il est en même temps secrétaire communal de
deux autres villages des Fourons (Remersdael et Fouron-Saint-Pierre) et du
village wallon de Berneau. Sa femme est secrétaire communale à Teuven où il est
bourgmestre, et leur maison fait fonction de maison communale. Les gens peuvent
aussi y contracter des prêts, des assurances, etc. Le beau-frère de M. Pinckers,
qui s'appelle Kevers comme sa femme, est directeur de l'école de Teuven. Dans
son école, son épouse donne également cours. Le châtelain de Teuven s'appelle
Lionel de Sécillon. Pour donner une idée de son influence avant la guerre,
lorsqu'il fut conseiller provincial de "Rex" à peu près les deux tiers de Teuven
votèrent pour "Rex" (). La femme de Sécillon s'appelle par hasard
également Kevers. Un flamand quelque peu aigri des Fourons me disait : "tout
l'Est des Fourons est dévoré par des coléoptères"... (kever =
coléoptère, en néerlandais).
Allons un instant à
Fouron-Saint-Martin, nous voyons que "le bourgmestre (Wijnants) y a quelque
chose à dire à l'école "via sa femme : elle est directrice. Monsieur Wijnants
lui-même est encore secrétaire communal de Fouron-le-Comte (15) (16).
En fait, une distribution
des rôles de secrétaire communal et d'enseignant à l'intérieur d'une même
famille n'est pas unique, ni même rare, spécialement dans les régions rurales.
Que cette petite bourgeoisie d’intellectuels organiques manifeste des tendances
à l'homogamie est tout à fait prévisible. Autre chose est de savoir si son
intérêt dans le choix linguistique est différent de celui de la population dans
son ensemble et, si oui, si elle a les moyens de faire croire à la majorité de
la population que leurs intérêts sur le plan linguistique, pourtant divergents,
sont semblables. Le capital culturel assez élevé de cette petite bourgeoisie est
attesté par le fait qu’elle a pu, dès le passage à la province du Limbourg,
maîtriser les nouvelles règles juridiques et utiliser le néerlandais. Elle
n'avait, de ce point de vue, pas à craindre une perte de pouvoir à l'intérieur
des villages puisqu'elle y était assez nettement plus efficace. D'autre part, il
ne faut pas oublier que les conseils communaux sont élus et que la population,
par ce biais, exerce un certain contrôle sur le choix du bourgmestre. Par
exemple, le bourgmestre de Fouron-Saint-Martin, Henri Beuken, pro-flamand, prit
position contre la motion des bourgmestres réclamant le maintien du régime
bilingue (17). Malgré le prestige de
bourgmestre sortant et l'alliance avec son secrétaire communal, il ne réunit sur
sa liste, en 1964, que 41 % des suffrages contre 59 % pour la liste "Retour à
Liège" conduite par le secrétaire communal du village voisin. La même chose
arriva à Mouland. Deux bourgmestres ont donc défendu une position pro-flamande
tandis que les quatre autres bourgmestres demandaient le maintien dans la
province de Liège et du régime bilingue. C'est la même proportion deux
tiers - un tiers qui a divisé la population dans son ensemble. Ces cas semblent
renforcer la thèse d'une union d'intérêts pour le choix linguistique
entre la petite bourgeoisie fouronnaise et la population, étant entendu, qu'en
tant que telle, la petite bourgeoisie ne cherche pas à partager son pouvoir. On
retrouve la petite bourgeoisie des deux côtés, flamand et francophone. Elle y a
pris la direction du – c'est-à-dire le pouvoir dans le – mouvement, de la même
manière qu'elle avait déjà pris le pouvoir dans la commune, les meilleures
places à l'église et d'une façon générale, un certain contrôle sur le village.
La politique locale à
Mouland était basée sur un jeu d'alliances de six clans. Trois de ces clans ont
choisi le côté flamand, tandis que trois autres choisissaient le côté
francophone. La structure d'association de clans, quoique figée, restait la base
de la vie politique.
A Fouron-le-Comte, le
schéma était plus simple. Les Roemellen
(verres à vin) s'opposaient aux Piëkvots (culs de poix) et deux salles
concrétisaient cette bipolarisation : la Kuursaal et la Salle du Drapeau
belge.
Quand l'un de ces
groupements choisit la cause du "Retour à Liège", il semblait évident que
l'autre devrait choisir le côté opposé, tant ils étaient définis l'un par
rapport à l'autre et non par rapport à d'éventuelles prises de position
politiques. Mais le chef de ce deuxième groupe opta également pour le retour à
Liège. Risquait-on une morne unanimité, une triste décrispation de la politique
communale ? Non, car le conseil d'administration de la Kuursaal
exclut son président qui, dès lors, prit la tête de la liste "Retour à Liège".
Les structures politiques traditionnelles étaient sauvées.
A Fouron-Saint-Martin,
dont nous avons déjà parlé, la structure politique bipolarisait les électeurs
autour de "ceux du Tir" et autour de "ceux de l'Harmonie". Et c'est ici que le
mot structure est illustré en son sens étymologique de charpente, armature et
non de contenu. En effet, un certain nombre de membres de ces associations,
refusant le choix politique fait par "leurs" dirigeants changèrent
d'association. Mais, en changeant d'association, ils désiraient garder leur
occupation traditionnelle. C'est ainsi que les dissidents du Tir adhérèrent aux
"francophones de l'Harmonie" et créèrent un "Tir de l'Harmonie", tandis que les
dissidents de l'Harmonie adhérèrent aux "flamands du Tir" et créèrent une
"Harmonie du Tir". Ainsi, chacun pouvait garder ses occupations favorites et les
structures politiques survivaient.
Dans tous ces villages
cependant, les résultats électoraux donnèrent une majorité "Retour à Liège"
oscillant autour de 60 % avec un minimum de 54 % à Mouland et un maximum de 66 %
à Teuven. Les diverses structures politiques villageoises n'expliquent que
la forme de la lutte politique; le contenu c'est-à-dire l'ampleur des mouvements
électoraux, le fait que l'électorat suive ou non telle ou telle structure
politique et dans quelle mesure il le suit, cette distribution, au sens
statistique, du corps électoral semble ne pouvoir s'expliquer que si on scinde
la question du comportement politique en deux parties.

D'une part, la structure,
l'armature construite par ceux que nous appellerons les militants parce qu'ils
prennent une part plus active à la vie politique et, d'autre part, le
remplissage de ce contenant par les électeurs, c'est-à-dire le pourquoi et le
comment du vote qui, dans nos pays, définit les forces respectives des
structures proposées aux électeurs.
Le fait le plus marquant
de ces élections est sans conteste la majorité très nette et constante du
"Retour à Liège". Le problème qui s'est posé aux Fouronnais est : qui
sommes-nous ?, de quelle ethnie faisons-nous partie ?, quelle est notre identité
collective ?, que voulons-nous ? La population fouronnaise s’est vue tiraillée
entre des critères d’appartenance ethnique contradictoires.
Jouent ainsi et de façon
contradictoire
1. un effet linguistique
qui attire les Fouronnais :
a. vers le Nord
par l'utilisation d'un patois germanique parlé dans une zone à cheval sur le
Limbourg belge, le Limbourg néerlandais et l'Allemagne (vers le Nord et non
simplement vers la Flandre);
b. vers la
néerlandophonie par l'utilisation du flamand puis du néerlandais comme
langue standardisée;
c. vers la
francophonie par l'utilisation du français comme autre langue
standardisée dont l'emploi s'explique économiquement et par l'utilisation du
wallon comme langue de contact populaire avec l'hinterland
économique.
Et se surajoutent à
cette polyglossie traditionnelle :

2. un effet économique
double :
a. 70 % des navetteurs
– soit 40 % de la population active Fouronnaise – travaillent dans la
province de Liège. L'effet économique n'est cependant pas direct et
individualisé mais plutôt diffus et socialisé : ce ne sont pas les individus
qui travaillent à Liège qui sont pro-liégeois, mais c'est une proportion
comparable de la population qui s'affirme pro-liégeoise. Des nombreux
exemples de militants ethniques flamands qui travaillent dans la province de
Liège, retenons le plus frappant : le cas d’un conseiller communal élu sur
la liste pro-flamande Voerbelangen (Intérêts fouronnais) et qui exerçait la
profession de conducteur d'autobus sur la ligne Liège - Visé qui ne dessert
que des localités francophones. L'utilisation quotidienne du français à
titre professionnel ne paraissant, ni à lui, ni à ses concitoyens,
contradictoire avec l'affirmation de son appartenance à la communauté
linguistique flamande;
b. D'autre part,
l'agriculture se situe dans la prolongation de celle du pays de Herve,
dans la province de Liège; elle a subi la même évolution multiséculaire, ses
débouchés sont identiques, ses techniques semblables.
Le poids de l’histoire
vécue et racontée y ajoutait
3. un effet historique et
politique où le rôle de l'Etat apparaît sous deux aspects. Un aspect actif
s'exprime par les habitudes que font naître :
a. une tradition
administrative de rattachement à l'ancien duché de Limbourg qui se situait,
sous l'Ancien Régime, principalement dans l'actuelle province de Liège.
Un aspect passif du rôle de l'Etat consiste en
b. l'existence d'une
frontière étatique qui a empêché les contacts avec la néerlandophonie et
a fait que les Fouronnais, en ayant le dos à la frontière d'Etat, ont été
tournés vers la province de Liège. Ce rôle passif de l’Etat comme
enfermement dans une sphère politique apparaît comme important. Dans
l’ensemble des communes belges longeant la frontière linguistique, Fourons
d’un côté et Comines de l’autre constituent les seuls exemples de
territoires coupés de leur hinterland linguistique par une frontière
étatique. Mais, tandis que Comines subissait l’attraction économique de la
métropole lilloise, c’est à une métropole linguistiquement plus éloignée des
dialectes locaux que les Fouronnais allaient chercher le travail ou la vente
de leur travail. L’usage du français et du wallon avait donc pénétré à
Fourons sur un fond de dialecte germanique et ce depuis de nombreuses
décennies.

Mais ce qu'il y a de
presque systématique dans le discours de la presse francophone, c'est l'oubli de
l'utilisation d'un patois germanique par l'ensemble de la population. Ainsi, à
l'inverse des journaux néerlandophones, on insiste sur le pôle économique que
représente Liège pour les Fouronnais, ou on voit surgir des "évidences
géographiques" telles que la proximité des Fourons à Liège et leur éloignement
par rapport au reste de la province du Limbourg belge. L’argument considéré
comme le plus pertinent par les francophones repose sur le respect des droits
individuels et au libre choix de la langue. Cet argument fait fi de la
pertinence des analyses basées sur les facteurs influençant le comportement
social et, notamment, du concept d’aliénation. Le concept d’aliénation permet en
effet aux militants ethniques flamands d’expliquer le comportement de la
majorité des Fouronnais comme basée sur une manipulation idéologique de la part
de la classe dominante francophone. On a vu que ce concept ne suffit pas à
expliquer le comportement de tous les électeurs pro-francophones de Fourons. Il
n’empêche qu’une explication partielle du comportement des Fouronnais peut être
fournie par ce type de concept. Au terme de plusieurs élections, cependant,
comme on l’a déjà signalé, ce type d’argument perd de sa crédibilité
démocratique.
Nous n’avons pas ici
passé en revue l’ensemble du processus d’utilisation de la problématique
fouronnaise par les acteurs politiques flamands ou francophones (18).
On a pu comprendre que tant aux niveaux micro- que méso- ou macrosociaux, la
construction de l’ethnicité à Fourons a mobilisé des énergies qui trouvaient des
répondants et donc des chances de succès dans l’ethnie flamande en fin de
construction ou de l’ethnie wallonne en chantier. De ce point de vue, on peut
considérer que la régionalisation et l’institutionnalisation de la
participation ethnique notamment, peuvent promouvoir la mobilisation politique
ethnique (19). Puisque les deux grandes
communautés linguistiques en Belgique se retrouvaient émotionnellement dans la
symbolique fouronnaise, les compromis autour de cet enjeu cristallisaient les
concessions que les acteurs politiques fédéraux se faisaient les uns aux autres.
Puisque l’identité ethnique flamande s’était construite en opposition aux
fransquillons et à l’aliénation culturelle qu’ils faisaient subir à la
population flamande, le problème fouronnais était analysé comme tel. De manière
parallèle, la construction d’une identité ethnique francophone ou wallonne
s’opérait sur base d’une opposition à une domination flamande numérique puis
économique et les militants ethniques francophones ont projeté sur les
Fouronnais l’image de minorisation politique qui les définissait dans le cadre
de l’Etat belge.
Loin d’être une simple
soupape de sécurité de la politique belge, le problème fouronnais apparaît comme
la cristallisation de l’ethnicisation de ce système politique, comme un résumé
des deux conceptions du rapport à l’identité collective qui s’affrontent. Au
sens de Stein Rokkan, les affrontements sur le clivage centre - périphérie ont
fait éclater la logique centripète tandis que les autres clivages continuaient à
subsister (20). L’enjeu fondamental de la
séparation éventuelle de la Flandre reste bien entendu le territoire bruxellois
valorisé par des investissements dans le tertiaire multinational mais, alors que
le phénomène de la tache d’huile peut être compris par les acteurs politiques
francophones, les principes qui s’opposent à Fourons ne peuvent être dépassés
que par une modification des règles du jeu et de la stratégie des joueurs.
Ainsi, tandis que la lutte ethnique flamande avait pour objet la reconnaissance
et un statut de protection particulier dans le cadre d’un Etat, les villages
fouronnais pouvaient servir de champ à l’affrontement. Actuellement, les
objectifs du mouvement flamand ressemblant de plus en plus au nationalisme dans
le sens de la construction d’un Etat souverain et reconnu internationalement, la
fixation de la frontière linguistique est considérée comme chose acquise et,
pour qu’elle reste acquise, les hommes politiques flamands ont fait des
concessions mineures sur le plan de la protection des francophones à Fourons (21).
C’est probablement le signe que l’étape ethnique est franchie et que le pas vers
la construction d’une nation est franchi, du moins en tant qu’objectif
politique.

Notes
(1)
Ce travail s'inspire notamment d'un texte de l'auteur, Les Fouronnais
imaginaires, publié en 1985 dans la collection Etudes et Recherches
du Service de Science politique de l'Université de Liège.
(2) LIPSET Seymour M., ROKKAN Stein, Party Systems and
Voter Alignments : Cross-National Perspectives, New-York, Free Press, 1967,
554 pages, p.14 (nous traduisons).
(3) MARTINIELLO Marco, L’ethnicité dans les sciences
sociales contemporaines, Paris, Presses universitaires de France, 1995, 128
pages, p.18.
(4) Ibidem.
(5) BRAUDEL Fernand, Civilisation matérielle, économie et
capitalisme, XVème-XVIIIème siècle, tome 1, Les structures du quotidien :
le possible et l’impossible, Paris, Librairie Armand Collin, 1979, 544
pages, p.8.
(6) LEBRUN Pierre et alii, Essai sur la révolution
industrielle en Belgique 1770 à 1847, Palais des Académies, Bruxelles, 1979,
753 pages.
(7) BOURDIEU Pierre, La distinction, critique sociale du
jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979, 670 pages, p. 145.
(8) CLAUS Hugo, Le Chagrin des Belges, (Trad. Alain
van Crugten), Editions Julliard, Paris, 1985, 707 pages, p. 233.
(9) Source : Institut de Démographie, UCL, cité in DOCQUIER
Frédéric, La démographie wallonne : histoire et perspective d'une population
vieillissante, p. 53-82, Tendances économiques, Service des Etudes et
de la Statistique, Ministère de la Région wallonne, n°7, décembre 1994, Namur,
130 pages, p.55.
(10) BISMANS Francis, Une odyssée économique,
Chapitre VII, p.145-176, dans Wallonie. Atouts et références d’une Région,
Editions Labor, 1995, 463 pages, p.169.
(11) GERIN Paul, Catholiques liégeois et question
sociale, Editions sociales, 582 pages, p. XIII, p. 128. (2) op. cit.,
p. 203.
(12) Journal d'Aubel, 16 novembre 1933, p. 1, cité
par Cl. FLUCHARD, Le journal d'Aubel et l'imprimerie de presse, A.
Willems, Mémoire de licence en Histoire moderne, Université de Liège, 1968, p.
205.
(13) Nous mettons "francophones" entre guillemets pour
montrer que nous ne les caractérisons pas par la langue qu'ils parlent
réellement mais par la position politique qu'ils ont prise. Le terme
"wallingant", parfois utilisé, nous semble incorrect dans ce cas puisque ces
élus se définissent comme partisans d'un Etat belge uni et opposés au
fédéralisme.
(14) "Rex" était une dissidence catholique d'extrême-droite
qui obtint jusque 21 sièges de députés sur 202 en 1936 et collabora avec
l'occupant nazi durant la guerre. L'auteur ne signale pas que le bourgmestre de
Teuven cessa d'en être membre avant la déclaration de guerre.
(15) MARTENS Paul, Vlaamse Voerstreek : waalse kolonie !
(La région flamande des Fourons : une colonie wallonne !) in Wij, journal
"national flamand", 21 août 1971, p. 7 à 9.
(16) Cet article est aussi significatif par ses omissions.
Nous verrons que les jeux de pouvoir dans les deux plus gros villages, Mouland
et Fouron-le-Comte, répondent à une logique tout à fait différente. Autre
omission : le secrétaire communal de Fouron-Saint-Martin, Henri Vaesen, avait
été nommé par l'entremise du curé Veltmans !
(17) Centre de Recherches et d’Informations
socio-politiques, Courrier hebdomadaire n° 859, 23 novembre 1979, Le
problème des Fourons de 1962 à nos jours, p. 17.
(18) On trouvera cette analyse dans nos chapitres La
fixation de la frontière linguistique au parlement, Les tentatives ultérieures
de modification du statut et Les Fouronnais imaginaires, dans
Génération Fourons, Pierre Ubac, collection Pol-His, éditions De
Boeck, Bruxelles, 1993, 243 pages.
(19) MARTINIELLO Marco, L’ethnicité dans les sciences
sociales contemporaines, op. cit., p.61.
(20) Cfr à cet égard notre article Le politique.
Diversité de clivages, chapitre V dans Belges, heureux et satisfaits,
les valeurs des Belges dans les années 90, sous la direction de L. Voyé, B.
Bawin-Legros, J. Kerkhofs, K. Dobbelaere, Editions De Boeck Université,
Bruxelles, 1992, 352 pages, pp. 239-286.
(21) Cfr à ce sujet la contribution d’Armel Wijnants.
Pierre Verjans, La
catalyse fouronnaise, dans La
Wallonie, une région en Europe, CIFE-IJD, 1997