Les définitions de la
culture sont assurément nombreuses et elles se multiplient à mesure que
s'accentue l'inflation de l'adjectif "culturel". Sans nécessairement reprendre
le vieux thème hégelien de la mort de l'art, on admettra sans peine que plus
personne ne songe aujourd'hui à limiter la culture aux quelques "arts" reconnus
comme tels par la tradition humaniste. Mais les définitions n'y ont peut-être
pas gagné en clarté : on dira par exemple qu'il s'agit d'un ensemble d'énergies
et de ressources qui permettent à chaque homme de se situer par lui-même,
de comprendre par lui-même la réalité et d'agir par lui-même dans
le monde réel et imaginaire qu'il contribue à créer
(J. Raes). Le domaine de la culture apparaît dès lors comme sans limite :
elle peut et doit transformer toute activité humaine en lui donnant un sens,
disait jadis un de nos ministres de la culture.
Nous n'allons pas
longuement disserter sur ce qu'est la culture pour l'homme et la femme de
toujours, puisque notre objectif est de comprendre son fonctionnement et son
rôle dans une forme particulière de société : la société démocratique
décentralisée.
Cela ne me dispensera
pas, dans un premier temps, de mettre en place quelques généralités, qui nous
resserviront par la suite.
Ces généralités –
première partie de l'exposé – tiennent en trois propositions : la culture est un
instrument d'expression et d'identification; la culture est un enjeu social et
économique; la culture est une institution.
Les deuxième et troisième
parties de l'exposé reprendront certaines de ces données pour les voir
fonctionner dans le cadre fédéral. Ces parties pourraient s'intituler
collectivement "chances et risques du modèle fédéral". On examinera en effet
deux volets du problème culturel, l'un consacré à l'impulsion que la structure
fédérale donne à la culture, l'autre aux hypothèques qu'elle fait peser sur
elle.
Les exemples seront
repris à mes domaines de compétence – la langue surtout, la littérature ensuite
– et il sera plus d'une fois fait référence aux spécificités de la situation
wallonne.

1. La culture dans la société
1.1. La culture comme instrument d’expression et d’identification
Les cultures sont
fréquemment ce qui définit une identité. On parle facilement de "culture
française", de "culture occidentale" ou "européenne" : ces "cultures" sont
censées constituer le consensus sur la base duquel va fonctionner le sentiment
d'appartenance.
Mais il faut souligner
que les identités culturelles sont dynamiques : elles ne sont en aucun cas un
donné, un "toujours déjà là", aurait-on écrit il y a quelques années.
L'identité collective doit être resituée dans le processus de vie sociale. Cela
signifie que l'on ne peut postuler que toute identité de groupe doit prendre la
forme de l'identité nationale au sens contemporain. Cela signifie aussi la
reconnaissance du caractère historique des identités, c'est-à-dire de leur
caractère transitoire – elles ont eu un début et on peut penser qu'elles auront
une fin. Cela signifie en outre la possibilité d'existence de plusieurs
identités superposées, concurrentes ou non, à certains endroits et à certains
moments. Cela signifie enfin la possibilité de l'intensité variable de
l'identité collective dans le temps. L'identité collective peut faire l'objet
d'élaborations nouvelles et peut s'inscrire dans des projets de groupes, de
classes ou de fractions : en ce sens, l'identité peut faire l'objet de luttes de
classement entre groupes et à l'intérieur de groupes (1).
Dès lors, celui qui utilise ce concept est tenu d’en énoncer explicitement la
dimension pragmatique et dynamique.
Cette précaution prise,
nous pouvons nous interroger sur les mécanismes qui amènent à formuler une
identité collective. Celle-ci est l'aboutissement d'un processus symbolique
complexe, que nous pouvons schématiser en trois phases :
-
Il faut tout d'abord
un substrat objectif, condition nécessaire mais non suffisante : ce substrat
peut être un cadre de vie géographique ou écologique, un ensemble
d'habitudes et de comportements, allant de l'alimentaire au culinaire et du
vestimentaire au religieux ou au politique, certaines situations sociales,
etc.
-
Il faut ensuite une
sélection de certains de ces traits, dès lors assumés comme autant de signes
de démarcation. Ce que Bourdieu, parlant du nationalisme, nomme la
mobilisation de la trame de la vie quotidienne. Ce processus de mobilisation
relativise le substrat objectif, lequel peut, du coup, être flou et
largement diversifié (sans cependant pouvoir être inexistant) : la
représentation qu'on en a se resserre autour de quelques grandes lignes de
force.
-
Mais cette définition
– qui fait monter à la conscience les traits du substrat qui pouvaient
jusque là rester inconscients – ne suffit pas encore. L'identité est encore
autre chose qu'une simple représentation : c'est une représentation qui
oriente collectivement l'action. Pour qu'elle puisse le faire, elle doit se
manifester largement et puissamment aux yeux de la collectivité; autrement
dit, elle doit être communicable, et cela suppose une certaine forme
d'institutionnalisation. Bourdieu (2) note
ainsi que, dans la pratique, les traits objectifs de l'habitus sont l'objet
de représentations mentales, c'est-à-dire d'actes de perception et
d'appréciation, de connaissance et de reconnaissance, où les agents
investissent leurs intérêts et leurs présupposés, et de représentations
objectales, dans des choses (emblèmes, drapeaux, insignes, etc.) ou des
actes, stratégies intéressées de manipulation symbolique qui visent à
déterminer la représentation (mentale) que les autres peuvent se faire de
ces propriétés et de leurs porteurs. Autrement dit, les traits que recensent
les ethnologues ou les sociologues objectivistes, dès qu'ils sont perçus et
appréciés comme ils le sont dans la pratique, fonctionnent comme des signes,
des emblèmes et des stigmates.
Ces mécanismes (2) et
(3), que l'on peut nommer "formalisation", fondent la culture comme instrument
d'identification.

1. 2. La culture comme enjeu social et enjeu économique
Organisant donc notre
vision du monde, notre culture nous situe dans l'univers et dans la société et
nous y dispose à l'action. Car, à l'instar de la race, de la langue ou de la
religion, elle sert volontiers de drapeau aux collectivités humaines et signifie
puissamment les appartenances de leurs membres. Lorsqu’on écoute telle musique,
que l’on adopte tel type de vêtement, on se distingue des autres sur chacun de
ces points, en même temps qu'on marque son appartenance à la collectivité de
ceux qui font les mêmes choix. Utiliser certains tours, certaines expressions,
et surtout certains accents joue le même rôle : le langage nous classe. Il nous
unit et nous sépare à la fois. Car si l’emploi de certaines variétés culturelles
sert de signe de reconnaissance aux uns, il permet du même coup d’exclure les
autres.
Faut-il donc s'étonner
que les groupes sociaux investissent autant dans leur culture et la chargent
d'un poids symbolique aussi considérable ? Quoiqu'elle ne soit pas toujours
objet de débats explicites, la culture est peut-être l'endroit le plus
chatouilleux du corps social. On comprend donc que des hurlements se fassent
entendre lorsqu'on tente de rationaliser un tantinet une orthographe où
l'arbitraire règne en maître, ou lorsqu'on suggère que les noms de fonctions
supérieures pourraient bien s'énoncer au féminin : c'est parce qu'à travers ce
qui semble ici n'être qu'un détail culturel, on touche aux règles sociales en
vigueur.
Et ces règles sont
d'autant plus impérieuses qu'elles ne sont pas écrites : ce sont celles qui
distribuent le pouvoir. Car c'est à travers la culture aussi que se nouent les
relations de pouvoir : dans un monde où communiquer est capital, la maîtrise de
la communication, et donc du symbolique, est un enjeu de taille. Qui maîtrise la
parole a la maîtrise du monde.
Si la culture assure un
pouvoir, c'est aussi à travers elle que s'opèrent les exclusions sociales.
Par exemple, une
insuffisante maîtrise du langage constitue, on le sait, un handicap sur le
marché de l’emploi. Mais réfléchissons un instant à ce que signifie vraiment
cette proposition banale. Un sociologue démontrerait sans difficulté qu’il n’est
pas innocent que le vieux discours sur la crise de la langue – crise prétendue
qu’aucune étude sérieuse n’a pu mettre en évidence -, discours rabaché depuis
bientôt deux siècles, soit proféré à nouveau, et plus haut que jamais, au moment
où le marché de l’emploi se fait impitoyablement sélectif. Or dans ce marché,
les "battants" émergent grâce à des moyens de promotion que la collectivité, à
qui revient la charge de l’éducation, ne donne précisément pas. Ce "plus"
provient de ce qui a toujours assuré la domination sociale : la culture de
groupe, la culture familiale. Dans notre structure désormais universellement
tatchéro-reaganienne, le symbolique est de toute évidence appelé à jouer un rôle
considérable.
Ce que je viens de dire
sur les variétés d’une même langue pourrait être redit lorsqu’on étudie la
concurrence entre langues. On sait aujourd’hui que dans notre économie, le
trilinguisme est l’exigence minimum pour la promotion du cadre. Mais on sait
aussi que les compétences langagières attendues de lui ne lui sont pas fournies
par la filière scolaire, qui est celle de tous; l’entreprise ne compte
réellement que sur des compétences acquises en dehors de ce cadre collectif et
égalitaire : les séjours linguistiques, la mobilité géographique du personnel,
la naissance dans des milieux polyglottes, voilà ce qui ouvre vraiment les
portes du succès.
Ainsi, l’exclusion par la
culture renforce le processus de dualisation de la société. Elle est partout et
on pourrait en multiplier les exemples : l'intimidation langagière piège le
client dans la vente par correspondance; les contrats illisibles en petits
caractères donnent lieu à des litiges où le plus démuni s'égarera; le terrorisme
grammatical fait du fisc un monstre contre qui il est impossible de se défendre;
il rend nos institutions publiques compliquées, et en coupe le citoyen...
S'orienter dans cet univers demande une participation particulière à une culture
très définie.
Enjeu social, la culture
est enfin aussi un enjeu économique. D'abord parce que l'économie – affaire de
chiffres, dit-on – se construit avec des mots. Ces mots qui font vendre,
acheter, fabriquer, qui permettent de donner des instructions, des modes
d'emploi et même des idées. Mais il y a aussi une économie qui vend de la
culture. Le livre, le disque, le film, bien sûr. Mais elle vend aussi ce qu'il y
a de plus moderne dans un monde qui produit surtout de l'immatériel : programmes
d'ordinateur, dictionnaires électroniques, reconnaissance de l’écriture,
synthèse de la parole, réseaux internationaux d’information, oeuvres littéraires
ou picturales digitalisées. Et, de même que des langues sont mortes parce
qu'elles n'ont pas connu l'écriture, une culture mourra qui ne se dotera pas de
ces équipements techniques.
On comprend donc qu'on
ait inventé la locution de "industrie culturelle", qui fait hurler ceux qui ont
de la culture une conception élitiste.

1. 3. La culture comme institution
Enjeu identitaire, social
et économique, la culture ne peut échapper au politique.
En effet, la gestion de
tous les problèmes que je viens d'évoquer n'est-elle pas du ressort de la
collectivité, et donc de ceux qui la représentent ? De plus en plus de secteurs
de l'existence qui relevaient autrefois du domaine privé – on pense surtout au
monde des services – se sont en effet trouvés transférés dans les secteurs gérés
ou régulés, directement ou indirectement, par l'autorité publique. La culture a
suivi, si bien qu’aujourd’hui l’Etat, même libéral, est devenu un véritable
distributeur du bien culturel.
Se soucier de la culture
est donc plus qu'une chose naturelle pour un Etat démocratique : c'est un
devoir.
En effet, l'Etat
démocratique n'a-t-il pas pour fin de restituer à chacun le pouvoir sur lui-même
et sur les événements ? Parce que la culture est pour le citoyen le principal
instrument d'expression, d'identité et de développement, il est juste que l'Etat
se demande quel est le rôle qu'il peut jouer vis-à-vis de cet instrument. Parce
que, pour l'individu, la culture est la promesse de son pouvoir sur les choses,
il est juste qu'une démocratie garantisse au mieux ce pouvoir. Parce que, pour
le groupe, c'est un facteur de cohésion et d'identité, parce que c'est aussi
l'instrument du contact, du dialogue, il est juste que la collectivité offre à
chacun, dans la liberté, la possibilité de s'intégrer à elle de manière
créatrice.
Nous sommes donc arrivés
ici à notre première conclusion. Et cette conclusion est double : la culture est
une institution. Et comme telle, elle doit faire l’objet d’une politique.
On entendra par
institution tous les appareils qui déterminent les règles sociales de l'échange
linguistique. De tels appareils existent partout. Le premier d'entre eux est
l'enseignement. C’est à travers l’école en effet que les modèles culturels sont
transmis, et c’est souvent d’elle qu’ils reçoivent leur autorité. Mais c'est une
institution bien paradoxale que l'école : trop souvent, elle nous apprend qu’il
y a une bonne et une mauvaise culture, mais elle ne nous donne ni confiance en
nous-mêmes ni les moyens effectifs d’acquérir la culture que nous n'avons pas.
Il lui arrive donc d'exclure, en prétendant intégrer.
Ceci nous amène à la
politique. Chaque Etat, peut-on observer, a une politique culturelle plus ou
moins développée et plus ou moins explicite, et cette politique constitue une
institution, au sens qui vient d'être défini.
Insistons sur un des
aspects de cette proposition : une politique culturelle peut s'exprimer de
manière explicite mais, le plus souvent, elle reste implicite.
Ce caractère implicite
mène souvent à constater des faits qui peuvent apparaître comme paradoxaux.
Ainsi, aux Etats-Unis – pas plus d'ailleurs qu’en ex-URSS – il n’y a jusqu'à
présent eu de "langue nationale" explicitement désignée, alors que toute la vie
de ce pays a été animée par l’idée d’une fusion de tous ses composants dans un
creuset unique : c'est le fameux melting pot. C’est aujourd’hui
seulement, et parce que cette idéologie de la monoculture linguistique est
menacée par le dynamisme démographique hispanique et parce que, en conséquence,
certains secteurs de la vie américaine résistent désormais au mouvement
traditionnel d’assimilation, qu’on enregistre une réaction protectionniste.
Cette réaction se manifeste par le projet qu’ont certains de proclamer l’anglais
langue nationale des Etats-Unis, et le fait qu’une proportion non négligeable d'Etats
de l’Union l’ont déjà fait en est l’expression la plus claire. Dans ce combat,
mené notamment par le puissant lobby US English, les arguments
principaux, en apparence bien nobles, sont au nombre de deux : c’est d’une part
le développement des citoyens, à qui donner – c'est-à-dire imposer – une seule
langue offrirait des chances égales d'intégration et de promotion; c’est d’autre
part le coût élevé du plurilinguisme pour la collectivité, coût dont l’Europe
offrirait un bel exemple. Si, auparavant, il n'y a pas eu de dispositions
réglementaires, c'est que le jeu du melting pot fonctionnait assez bien
sans le secours qu'elles lui apporteraient aujourd'hui.

Ainsi donc, les
politiques culturelles sont souvent implicites. Ce caractère implicite ne
signifie pas que, dans ces cas, il n’y ait pas eu de réflexion sur le rôle
social de la culture. Mais même sans cette réflexion, le jeu des forces en
présence peut aboutir à des interventions culturelles importantes. Pas plus que
le génocide perpétré contre les Arméniens au début de ce siècle n'a été
"théorisé", la minorisation des langues régionales en France n'a été nulle part
programmée explicitement : elle s'est opérée, comme naturellement, à travers le
mécanisme des institutions en place.
La politique culturelle
tend d’autant plus à s'expliciter et à s’étayer par des études sérieuses que la
société en cause est moderne et dispose des moyens pour réfléchir à ceux-ci.
Mais l’opposition entre
les politiques implicites et les politiques explicites, sur laquelle je viens
d’insister, n’est peut-être pas la principale. L’important à mes yeux est de
souligner que dans les Etats modernes, l’intervention culturelle peut procéder
d’une pensée autoritaire (l’idée est alors d’imposer les mêmes moules de pensée
à tous les sujets) aussi bien que d’une conception démocratique : l'objectif est
alors d’offrir à tous les citoyens les moyens de développer leur personnalité.
Ces deux oppositions ne
se recoupent pas. Mais au moins faut-il observer que les politiques explicites
ont le mérite de la clarté. Quand il n’y a pas de réglementation, c’est certes
la liberté qui règne. Mais on sait ce que vaut la liberté, lorsqu’on met
ensemble, dans un libre poulailler, de libres renards et de libres poules.
Liberté est souvent le nom dont on décore la loi du plus fort, ou du plus
battant. Comme en d’autres matières, en culture, c’est souvent la loi qui libère
et la liberté qui opprime. On sait qu’une même langue rend tout le monde égal,
mais certains – aux Etats-Unis ce sera le WASP, l’anglo-saxon blanc protestant –
sont appelés à être plus égaux que d’autres. On sait que, dans les institutions
européennes, toutes les langues sont en principe égales, comme le proclame notre
petit passeport bordeaux. Mais la mécanique du pouvoir fait que deux d’entre
elles, l’anglais et le français, menacent de laminer toutes les autres. En
attendant, peut-être, qu’il arrive rapidement ce qui arrive souvent, dans les
bandes, au moment où l'on partage le butin : on y réduit les parts, et l'un des
membres – le plus faible – fait vite les frais de l'opération.
Si les oppositions entre
politique autoritaire et politique démocratique, d’une part, entre politique
implicite et politique explicite, d’autre part, ne se recouvrent pas totalement,
il apparaît toutefois que l’explicitation de la politique culturelle est un
devoir incombant à l’Etat démocratique.

2. Chances du modèle fédéral
2. 1. L’entité fédérée comme niveau ajusté
Le niveau de pouvoir
qu'est l’entité fédérée est souvent décrit comme le lieu où le contrôle du
citoyen peut être efficace. Il est en effet éloigné du lieu où l'idéologie a
d'habitude assigné le siège de la culture légitime – celui de l'Etat-nation –,
tout en réunissant une communauté suffisamment importante.
Du coup, on peut espérer
qu'en ce lieu, il sera plus aisé d'expliciter une politique culturelle
démocratique.
Le cadre fédéral
permettrait en effet de vivre un important principe d’action, qui s'énonce comme
suit : la culture est pour le citoyen, et non le citoyen pour la culture.
Ce principe est l’exact
inverse de ce que, par rapport à un courant de réflexion sur la langue,
j'appellerai principe puriste. Pour le défenseur de ce principe puriste, ce sont
les cultures que nous devrions défendre, et non ceux qui en sont les acteurs de
base. Et, bien que personne aujourd’hui ne se reconnaisse comme puriste, cet
esprit de purisme a profondément modelé notre représentation de la culture. Pour
beaucoup, défendre la culture, c’est d’abord la mettre à l’abri des dégradations
que lui font subir ceux qui la pratiquent. C’est donc opposer, pour privilégier
la première, la culture à celui qui en est le siège (acteur sans la pratique de
qui la culture n'existerait pourtant pas). On n’entend guère, en effet, sur la
culture, que le discours de la culpabilité individuelle : prenez garde, vous
pourriez trahir son génie ! De tels propos ne mènent qu’au silence. Car quand on
risque de fauter, on se tait. Si l’on risque de pécher contre la loi, on se
terre. De même que certains bibliothécaires rêvent de bibliothèques sans
lecteurs, plus faciles à gérer, et que certains maîtres souhaitent un Etat sans
citoyens, plus aisé à gouverner, l’intellectuel pétri par l’esprit puriste rêve
à une culture préservée de la souillure de l’usage. Ce discours défensif, on l'a
souvent entendu proféré lors des derniers débats du GATT. Fréquemment, le
souhait du puriste est d'ailleurs exaucé : les usagers la désertent, cette
culture. Et, à son grand effroi, ils lui préfèrent d’autres instruments
d’expression et d'identification, qui, sirènes souvent, leur parlent de liberté
et de modernité. C'est sans nul doute ce rôle que joue aujourd'hui la culture d'outre-Atlantique.
Le rêve américain offre au bon dormeur du XXIème siècle non seulement une
participation symbolique au pouvoir mondial, mais il le lui offre dans la
souplesse et dans la liberté.
Cet aveuglement – celui
du puriste, pas celui du dormeur – n'est pas sans conséquences sur notre
conception de l'affrontement des cultures et, pire encore, sur notre analyse des
situations et des stratégies qu'il convient d'adopter en la matière. On oublie
facilement, en effet, que ce ne sont pas les cultures qui sont dominantes ou
dominées. Le prétendu choc entre cultures n’est que le choc entre groupes ayant
fondé leur identité sur la culture. Car les cultures, n'étant pas choses
vivantes, ne peuvent s'affronter : ce sont les groupes sociaux qui s'affrontent.
Important principe donc :
le citoyen au-dessus de la culture. On peut peut-être caricaturer cette
position, en y voyant l’expression d’une nostalgie soixante-huitarde. Tel
politicien de chez nous ne craint pas de voir un cri libérateur absurde dans
l'expression "rendez la langue au citoyen", volontiers utilisée par ceux qui ont
une conception démocratique de la gestion linguistique. Ce politicien lettré
insiste sur le fait que toutes les grandes langues n'ont pris d'envergure que
par la force d'un Imperium; sans l'Imperium, chacune d'entre elles
se serait décomposée depuis longtemps en une multitude de bouillies pour
chats inaptes à la communication. Sans être exact, le diagnostic n'est pas
tout à fait faux; et j'y reviendrai encore. Mais il est pour le moins étonnant
qu'un homme d'Etat élude aussi rapidement une question importante : au profit de
qui, devrait-il se demander, fonctionne l'Imperium ? On a le droit d'être
un peu inquiet devant le mépris du citoyen, complément d'un "cri absurde". On
sait ce qui arrive aux sociétés qui n’ont pas réfléchi à la citoyenneté : la
mise y est raflée par l’extrême-droite, qui ramasse volontiers ce que la
démocratie a laissé tomber au ruisseau.

2.2. L'entité fédérale comme lieu de dynamisme
Une identité, pour jouer
son rôle moteur, doit manifester une grande consistance. Le modèle mobilisateur
qu'elle offre doit être à même de surdéterminer tous les discours variés qui s'y
inscriront (les critiques de la littérature québécoise l'ont bien senti, qui ont
mis en avant la notion de "texte national"). La puissance du modèle va
nécessairement de pair avec sa souplesse : il doit en effet pouvoir absorber les
modifications apportées par l'histoire, ne pas voler en éclats au moindre
changement de la structure sociale. Il lui faut donc comporter les mécanismes de
son propre aménagement.
Dans la mesure où les
entités fédérées sont le produit de sociétés en devenir, on devine qu'elles sont
le lieu idéal pour dynamiser ces identités.
Loin d'être favorable au
citoyen, le cadre unitaire génère le discours puriste, puisque ce dernier a
toujours servi à légitimer l'Imperium. Si, à l'inverse, la culture est
libération des empires, la citoyenneté peut certes plus facilement se vivre dans
le cadre fédéral, qui offre de meilleurs modèles participatifs.
Mais meilleur ne veut pas
dire solide : les entités fédérées sont culturellement fragiles, et toujours
vouées à une angoissante quête de légitimité symbolique, situées qu'elles sont
entre des pôles antagonistes.

2. 3. L'entité fédérée comme lieu d’appartenance plurielle
Il est presque banal
d'affirmer, avec Lapierre (3), que Aucune
personne humaine n'appartient exclusivement à une seule communauté; aucune ne
peut s'identifier totalement à une seule entité collective. Chacun de nous a une
identité familiale (même si certaines rompent avec leur parentèle ou
construisent leur personnalité par opposition aux traditions de famille), une
identité locale (même si nous avons plusieurs fois changé d'habitat), une
identité linguistique (celle de notre langue maternelle, même si nous sommes
polyglottes ou immigrés dans un pays qui parle une autre langue), une identité
professionnelle (même quand nous avons changé de métier), une identité nationale
ou ethnique (même quand nous voulons être citoyens du monde), une identité
civique qui ne se confond pas nécessairement avec la précédente, une identité
religieuse ou idéologique (quand bien même nous serions convertis, hérétiques ou
dissidents), une identité culturelle liée au savoir acquis à l'école ou
ailleurs, à nos sources d'information, aux artistes que nous aimons, aux
pratiques sociales et aux manières de vivre de notre milieu social. Et tout cela
ne forme pas une totalité harmonieuse et définitivement stable. Cette pluralité
des identités collectives qui nous traversent et nous sollicitent implique
toutes sortes de contradictions, de paradoxes, de moments de crise qui sont la
vie même de notre identité personnelle et la font évoluer. Je reste le même en
devenant autre : c'est le paradoxe fondamental de l'identité.
Cette pluralité tend de
plus en plus à s'expliciter. Or, elle aboutit à un éclatement nécessairement
destructeur de l'idée de nation. Ceux-là même qui revendiquent cette dernière
idée ne peuvent d'ailleurs le faire qu'en y mettant un bémol. Ainsi, chez nous,
même un rattachiste doit-il souligner que : La distinction, à établir
clairement entre Etat et Nation, est une condition sine qua non d'un
rapprochement progressif et fructueux entre les membres de la famille française.
La géopolitique a ses contraintes contre lesquelles il serait vain de
s'insurger : les Bruxellois en conviendront. Quant aux Wallons, ils ne
regarderont franchement vers la France que si leur personnalité est prise en
compte. L'heure est partout au régionalisme, y compris en France. L'appartenance
à une [même] nation et l'attachement à des institutions régionales
marquées par l'Histoire n'ont rien d'antinomiques, dès lors qu'est évitée la
confusion, si fréquente dans le langage courant, entre Etat et Nation (4).
Eclatement désormais
irréversible du cadre national, donc. Je vais y revenir. Disons déjà que les
souverainetés locales pèsent peu devant ces problèmes mondiaux qui menacent l'Etat
moderne et la nation. Mais ils les menacent d'autant plus qu'ils sont
puissamment relayés – c'est ceci qui est important pour nous – par une culture
nouvelle, dans laquelle la dimension linguistique pèse moins. Si l'Etat
moderne est caractérisé au premier chef par la notion de souveraineté,
c'est-à-dire de prééminence (5), alors l'ère
de cette prééminence semble bien toucher à sa fin, et nous nous trouvons à
l'aube de mutations conceptuelles capitales.
On peut dès lors
parfaitement envisager une entité politique qui serait un non-Etat et une
non-nation. S’ouvre ainsi l'ère de sociétés, molles peut-être, qui, pour le pire
comme pour le meilleur, seront sans homogénéité, et où le scepticisme sera le
garant d'une certaine convivialité et de la loyauté plurielle dans les
appartenances multiples. Dans le processus d'élaboration d'un tel modèle de
société, la Wallonie, qui est indubitablement une unité politique, n'est pas
trop mal placée. Par leur déficit même en identité, ses habitants sont en effet
disponibles pour entrer dans les cadres symboliques que postule l'ère qui
succédera à celle de l'Etat moderne (6).

3. Hypothèques du modèle fédéral
3. 1. Difficulté de définir un substrat fort
En dehors de rares
exceptions, les entités décentralisées souffrent d'un fort déficit en identité.
c'est par exemple le cas des Régions en France.
Pourtant, on aurait pu
croire que les conditions existaient pour que l'identité s'y révèle : communauté
d'intérêt économique, unité de paysage, que sais-je ?... Mais rappelons-nous les
conditions de constitution d'une identité : le substrat, disions-nous, est comme
tel impertinent. Ce qui compte est le processus de formalisation. C'est donc de
ce côté que le bât blesse. Les entités fédérées n'ont en général pas eu le temps
de forger un discours formalisateur et de le porter à la conscience des
citoyens.
Ce déficit en identité,
en légitimité symbolique, frappe notamment la Wallonie. Le mot wallon ne
suscite pas l'apparition de fortes représentations mentales, comme le font
les valeurs sûres à la bourse des Etats (7).
Par ailleurs, le système de l'identité wallonne comporte nombre de
contradictions, comme j'aurai l'occasion d'en reparler ci-après.
Il faut en effet un
langage pour parler de soi. Et ce langage peut être éclairant autant qu'il peut
obscurcir les enjeux. Car le langage n'est certes pas la réalité – on ne mange
pas le mot pain. Mais le langage donne prise sur la réalité. Les
gouvernements l'ont souvent compris, qui ont substitué les contributions
(supposées raisonnées et volontaires) aux impôts (subis), le service
militaire ou national, à la conscription, qui ont transformé leur
Ministère de la Guerre, dont la dénomination avouait trop crûment la
fonction en un plus inoffensif Ministère de la Défense.
Illustrons ceci avec le
langage institutionnel que la Belgique a généré à propos de la Région wallonne.
De quel langage les
Wallons disposent-ils aujourd'hui pour parler d'eux-mêmes ? D'un langage obscur,
bien peu fait pour les rapprocher de leur réalité.
Ce langage présente en
effet trois traits, qui sont abstraction, polysémie, et sujétion.
Abstraction : des termes
comme exécutif, assemblée
recouvrent un très grand nombre de réalités. Généraux, ils ne peuvent désigner
de manière concrète les instances qui gouvernent la Wallonie, ou légifèrent à
son sujet.
Polysémie : nombre de
termes officiels utilisés ont déjà un sens dans le langage courant. Cela n'aide
pas à identifier le référent qu'ils désignent : c'est le cas de communauté
(communauté religieuse, communautés européennes...) ou de région (région
spadoise, région calcareuse...).

Sujétion : toute la
terminologie en usage fait apparaître toutes les relations entre Etat central et
entités fédérées comme étant de sujétion. C'est le cas de dotation (qui
signifie somme donnée d'en haut), de région (avec son corollaire
régionalisation).
Cette terminologie
officielle témoigne de ce que cette constitution a été rédigée par des personnes
qui, de manière consciente ou non, réprouvaient fondamentalement le principe
fédéral d'une union volontaire d'entités libres.
Non seulement ces entités
fédérées se voyaient symboliquement refuser tout statut d'Etat (nulle part
ailleurs un Etat fédéré n'est appelé région, mot qui suggère des limites
floues), mais encore leur refusait-on d'être authentiquement dirigées (un
exécutif est, rappelons-le, autre chose qu'un gouvernement, puisqu'il
comprend l'administration). En outre, la terminologie adoptée, avec ses
asymétries, révélait certains fantasmes historiques, qui ne contribuaient pas à
clarifier l'objectif de la décentralisation : pourquoi pas, en effet, de
"Communauté allemande" à côté d'une "Communauté française" ? Ou bien,
symétriquement, une "Communauté francophone" à côté d'une "Communauté
germanophone" ?
La terminologie
officielle, en voie lente de modification (exécutif
a heureusement cédé le pas à gouvernement, sous les ricanements des
puristes), est donc porteuse d'hypothèques pesant gravement sur une prise de
conscience wallonne. Elle ne permet en effet pas aux Wallons de communiquer
efficacement entre eux à leur propre sujet.
Surtout, la terminologie
officielle éloigne le citoyen de ce qui est son Etat. Même si la complexité est
le prix à payer pour la démocratie, le langage, disais-je, rend nos institutions
byzantines. On se demande en effet comment quiconque pourrait-il se sentir
proche d'un personnage dont le titre, qui fait penser aux magistratures du
Collège de Pataphysique, est
ministre -président - de - l'Exécutif - de - la - Communauté - française -de - Belgique ?
Clarifier les rapports
entre gens et institutions, en clarifiant le langage qui sert à les construire,
est donc sans conteste une urgence culturelle qui se pose à toutes les entités
fédérées.

3. 2. Difficulté d'articuler le régional et l'universel.
La deuxième hypothèque
porte sur la nécessaire articulation entre le régional et l'universel.
Articulation qui n'est pas donnée d'avance dans le cadre fédéral.
L'éclatement des cadres
nationaux sont en effet liés à deux grands phénomènes.
Tout d'abord, il est lié
à la "troisième vague" (Je reprends ici un terme journalistique dû à Ervin
Toffler). La première vague serait intervenue il y a dix mille ans, avec la
révolution agricole; la deuxième, il y a trois siècles, avec la révolution
industrielle; la troisième serait apparue au milieu des années 50. La
civilisation qu’elle apporte se fonde sur les idées, l'information, les images,
les symboles, autrement dit la culture et le savoir, qui forment désormais la
base même du développement. J'appellerai ceci – que J.M. Ferry nommerait sans
doute le développement du "secteur quaternaire" – l'inflation du symbolique.
Or, pour des raisons à la
fois sociologiques et techniques, cette puissance du facteur symbolique énerve
la pertinence du cadre national. Mais elle ne confère par pour autant
automatiquement une pertinence au cadre local.
Le second facteur
d'éclatement est la mondialisation nécessairement impliquée par les gestions de
certains problèmes, pointés comme capitaux par les réseaux symboliques. Le cas
de l'économie est trop évident, comme l'ont montré les débats de Maastricht ou
les négociations du GATT, mais il y a aussi celui de l'écologie ou de la santé :
la lutte contre les pluies acides, la pollution des cours d'eau ou le SIDA ne
connaissent pas de frontières.
Ici encore, l'élaboration
d'une culture locale risque de n'avoir aucun impact sur ces phénomènes.
3. 3. Variété des situations
La troisième hypothèque
pesant sur la gestion culturelle des entités fédérées est la grande variété des
situations historiques qui sont leur héritage. Ceci rend les comparaisons
difficiles et interdit d'appliquer à telle entité les techniques qui valent pour
telle autre.
Les entités fédérées en
Europe – c'est évidemment à elles que je limite mon propos – ne se situent pas
toutes au même niveau de fonctionnement culturel. Je veux dire par là que la
culture ne saurait y remplir les mêmes fonctions. Et donc que de graves
malentendus peuvent survenir si on applique à toutes les situations le même type
d'analyse.
Pour m'expliquer sur ce
point, je dois rappeler le schéma historique suggéré, de manière convergente,
par Touraine et Seiler, schéma historique qui distingue trois moments dans la
constitution d'une identité culturelle.
Le premier moment est
défensif et de repli. Dans des régions que le développement industriel a
laissées en marge, des mouvements régionalistes et traditionalistes voient le
jour, dont l'objectif est la résistance au changement. Au changement économique
– l'industrialisation –, mais aussi aux changements institutionnels et culturels
qui découlent du premier : pouvoir de l'Etat-nation, élaboration d'une langue et
d'une culture "nationales". Contre le centre, on exalte alors ce qui est en
passe d'être détruit : coutumes, franchises locales, particularités
linguistiques, religieuses ou ethnologiques. Le premier moment est donc celui
des mouvements antimodernistes et conservateurs.
Le second moment est
celui du nationalisme populiste. Cette idéologie retourne contre le "centre"
l'idéologie de la nation. Le centre est désormais un pouvoir étranger, occupant.
Et la vraie nation, c'est la communauté de la périphérie. Celle-ci revendique
donc son propre Etat-nation. Alors que le premier moment était celui de
mouvements plus culturels qu'explicitement politiques, de tels mouvements
nationalistes se manifestent comme à la fois politiques et culturels.
Le troisième moment – et
je cite ici Lapierre – est celui des mouvements nationalitaires dans
lesquels les groupes minoritaires affirment leur capacité d'action autonome dans
le processus de transformation sociale. Ils expriment des revendications
économiques, voire écologiques, aussi bien que politiques et culturelles :
sortir du sous-développement, aménager le territoire en protégeant
l'environnement, promouvoir sous de nouvelles formes la langue et la culture
originales, conquérir une large autonomie sans exclure l'intégration fédérative
à un ensemble politique plus englobant que l'Etat-nation […]. L'identité
collective, pour ces mouvements, ne se définit plus seulement par un passé
commun que transmet la mémoire collective, mais par un projet d'avenir commun
qui implique la transformation du présent. C'est alors que l'affirmation de
l'identité débouche sur une volonté d'autonomie sociale; les membres du groupe
minoritaire dominé ont quelque chose à faire ensemble, quelque chose d'autre que
la commémoration des souvenirs historiques, quelque chose de plus que la
survivance folklorique : la lutte pour abolir le rapport de domination.
Ce schéma explique bien
qu'un même objet du monde – les langues bretonne ou occitane par exemple –
puisse être successivement investi de valeurs antinomiques, tantôt
conservatrices tantôt progressistes : stigmates dans chaque cas, ces langues le
sont dans des réseaux d'association différents.

Si je prends le cas de
mon pays, la Wallonie, on y voit tenus quatre discours culturels sur lesquels je
me suis expliqué ailleurs (8). Un premier modèle
de la culture wallonne est populiste et folkloriste. Telle est l'image "sous-nationaliste"
de la Wallonie qui se modèle au XIXème siècle : terre d'âge d'or, précisément
peuplée de ceux que l'évolution économique est en train de rejeter hors du camp
de l'histoire : artisans, boutiquiers; en elle s'incarnent toutes les
nostalgies. J'appelle le second modèle, modèle "franciste" : il se fonde sur la
thèse qu’il n'existe pas de projet susceptible de galvaniser les énergies des
Wallons et des Bruxellois francophones en dehors de la référence à la nation
française (9). L'idée clé qui sous-tend
cette conception est celle de nation, et celle-ci est liée à la langue. Une
troisième identité wallonne est directement liée à l'industrialisation. Elle met
l'accent sur les bouleversements culturels provoqués par cette industrialisation
et par les mutations urbaines et sociales qui l'ont suivi. Dans cette optique,
la Wallonie serait née au XIXème siècle dans le sillon industriel qui va de
Dunkerque à la Ruhr : sa culture serait liée aux luttes sociales qui ont animé
ce tissu urbain et à la sensibilité social-démocrate qu'elles ont engendrée.
C'est pourquoi on peut appeler ce troisième modèle "modèle socialiste", si du
moins on se rappelle que chez nous, l'adjectif "socialiste" renvoie à la
social-démocratie. Le quatrième courant peut être appelé "Manifestaire", en
référence à un célèbre Manifeste de 1983. Dans ce troisième discours, on
évite la définition essentialiste de la culture et de l'appartenance. Le mot
même d'identité, avec ce qu'il suppose de statique, y est contesté au profit de
celui d'identification, destiné à faire apparaître au grand jour le rôle
pragmatique des appartenances (10), et
l'appartenance est traitée en termes de responsabilités.
Il n'est pas malaisé de
replacer chacun de ces discours dans une phase donnée. Pas malaisé de voir que
le folklorisme correspond surtout au premier mouvement, mais aussi partiellement
ce que j'appellerai le populisme, qui se manifeste dès le XIXème siècle. Le fait
que ceux qui se réclament le plus de l'identité wallonne dans les "wallobaromètres" (11)
font partie de la classe d'âge la plus élevée est évidemment à expliquer dans ce
cadre. Au second mouvement correspondent, toujours partiellement, le populisme
et la francité; enfin socialisme, manifestarisme (et – partiellement – francité)
correspondent au troisième mouvement. Mais chaque fois, cette coïncidence est
partielle : le folklorisme peut intervenir dans le troisième mouvement et
certains thèmes récurrents s'inscrivent partiellement dans plusieurs périodes.
Même le Manifeste
reste ambigu en ce qu’il n'est pas totalement coupé de la phase populiste. Les
arguments qu'il mobilise sont en effet encore parfois essentialistes : la nature
accueillante et démocratique de la population wallonne y est ainsi avancée comme
une sorte de postulat historique, que récuserait évidemment l'historien.
Le système culturel
comporte donc nombre de contradictions. Une même valeur peut en effet, on l’a
vu, s'inscrire dans plusieurs des schémas identitaires différents, tandis que
chacun de ceux-ci véhicule simultanément plusieurs valeurs parfois hétérogènes.
Ainsi, des positions conservatrices peuvent s'énoncer dans les images populistes
et francistes, mais des positions progressistes peuvent se traduire dans ce
dernier énoncé autant que dans le socialiste.
Sans doute ne faut-il pas
voir ailleurs que dans cet écheveau la source des erreurs de lecture de certains
des discours auxquels on a fait allusion. On a ainsi pu faire une lecture
nationaliste du Manifeste de 1983, méprise que les signataires avaient
pourtant prévue et prévenue.
Cette difficulté
d'énonciation ne fait que traduire un des paradoxes bien connu de l'identité :
celle-ci tend toujours à s'énoncer d'abord comme stable, unique et exclusive,
alors qu'elle repose sur une réalité dynamique, plurielle et participative.
Difficulté d'énonciation
que l'histoire mondiale ne semble pas devoir lever. Les multiples ambiguïtés de
la situation qui prévaut en Europe centrale – mal lue de surcroît par le public
occidental à qui on n'a donné aucune clé pour la décrypter – obscurcit
dangereusement les débats qui se déroulent chez nous. Les polémistes ont en
effet tôt fait de mesurer les propos de ceux qui réfléchissent au rôle de la
culture en Wallonie à l'aune des déferlements nationalistes qui ravagent
l'ex-Yougoslavie.

Références
AA.VV., 1983,
Manifeste pour la culture wallonne, s. l.
AA.VV., 1985, Pour une culture de Wallonie. Actualité du Manifeste,
s. l.
BOURDIEU P., L’identité et la représentation,
Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35 (L'identité),
p. 63-72.
BRICMAN C., L'image de la Belgique : une esquisse post-moderne ?, dans
UYTTENDAELE M. (éd.), 1989, p. 271-277.
C.L.E.O. et Fondation André Renard, Wallobaromètre. Les Wallons jugent leur
région, s.l.n.d. (1991).
CASTORIADIS C., L'institution imaginaire de la société, coll. Esprit,
Paris, Seuil, 1975.
KIRSCH Ch., Langue française, identité collective et pouvoir symbolique,
Etude comparative du Québec et de la Belgique, Université de Montréal,
thèse (inédite) de doctorat en anthropologie, 1987.
KLINKENBERG J.-M., L'identité wallonne : hypothèques et faux papiers,
dans Toudi, n°2, p. 125-136. Repris dans La Wallonie au futur,
Vers un nouveau paradigme, Charleroi, Institut Jules Destrée, coll.
Etudes et documents, p. 208-215.
KLINKENBERG J.-M., Les blocages dans l'identification wallonne : germes
d'une identité postnationale ? dans Nationalisme et postnationalisme,
Actes du colloque de Namur, 1994, Presses universitaires de Namur, coll.
Perspectives, n° 3, 1995, p. 47-64.
KLINKENBERG J.-M., Le français, une langue pour l'Europe, Actes du
colloque de Bruxelles, , n° spécial des Cahiers de l'Institut de
linguistique de Louvain, t. XXI, n° 1-2, 1993, p. 91-109.
KLINKENBERG J.-M., Pour une politique de la langue française, La
revue Nouvelle, t. CII, n° 9, septembre 1995, p. 54-71.
LAPIERRE J.-W., L’identité collective, objet paradoxal : d’où nous
vient-il ?, Recherches sociologiques, t. XV, n° 2-3, 195-205.
PATRIS A., Une conception de la nation française, Wallonie française,
n°19, mars 1994, p. 12-13.

Notes
(1)
Kirsch, 1987, p. 31.
(2) BOURDIEU, 1980, p. 65.
(3) LAPIERRE, 1993, p. 140.
(4) PATRIS, 1994, p. 13.
(5) BRICMAN, 1989, p. 274.
(6) Sur ceci, cfr KLINKENBERG, 1995.
(7) BRICMAN, 1989, p. 271.
(8) Cfr KLINKENBERG, 1988 et 1995.
(9) PATRIS, 1994, p. 13.
(10) DUBOIS, dans AA.VV, 1985, p. 21-22.
(11) AA.VV, s.d.
Jean-Marie Klinkenberg,
La culture, une enjeu majeur, dans
La Wallonie, une région en Europe,
CIFE-IJD, 1997