Les origines du "mal wallon"
En 1840, la
Wallonie contribuait pour une bonne moitié au total de la production
industrielle et artisanale de la Belgique. Cinquante ans plus tard,
cette part atteint 70 %. De 1895 à 1910 - voir le tableau 6 -, la
croissance de la production industrielle wallonne est de 2,69 %
tandis que le taux correspondant pour la Belgique est de 3,1 %.
Autrement dit, à dater des années nonante, c'est le reste du pays
qui connaît désormais une croissance industrielle plus vive que
celle de la Wallonie : en particulier, les pôles d'Anvers et de
Bruxelles - et avec eux l'axe Anvers-Bruxelles qui fait pendant au
sillon wallon - se développent rapidement.
Certes, la
Wallonie conserve une avance confortable, qui se maintiendra
d'ailleurs jusqu'au début des années soixante du siècle suivant. Il
n'empêche pourtant que l'écart s'amenuise dès le milieu de la
décennie 1890-1900. Fondamentalement, ce qui est en cause, c'est un
type de croissance principalement axé sur le triangle
charbon-acier-construction mécanique. En effet, l'extraction de
charbon wallon se fait de plus en plus difficile et coûteuse; de
plus, la concurrence étrangère - en particulier du charbon allemand,
meilleur marché et d'une qualité supérieure - est vive. Le résultat
est qu'à la veille de la première guerre mondiale, la Wallonie
importe net un million de tonnes de charbon, alors qu'elle était
exportatrice net jusqu'en 1908. Parallèlement, on a déjà signalé les
difficultés de la sidérurgie, surmontées par l'introduction du
convertisseur Thomas-Gilchrist. Ceci conduit à une augmentation
spectaculaire de la production d'acier, qui croît, entre 1895 et
1912, à un taux annuel de 10 % : de la sorte, en 1913, la Wallonie
produit 2,5 millions de tonnes d'acier, soit le quintuple des
quantités mises sur le marché en 1895. Près de 45 pour cent de ces
2,5 millions de tonnes sont destinées à l'exportation; le reste
approvisionne l'industrie de la construction mécanique intérieure,
qui croît au rythme de 5,7 % l'an, soit un peu plus de la moitié de
la progression de la sidérurgie.
Compte tenu
de ces différents facteurs, on doit conclure qu'à la veille de la
première guerre mondiale, la production d'acier devient l'activité
dominante de l'industrie wallonne, situation que l'on caractérisera
par le terme d'hyperspécialisation industrielle.

IV. L'entre-deux guerres et la
grande crise des années trente
A des degrés
divers, tous les pays impliqués dans le conflit mondial ont
expérimenté l'inflation des prix et ont connu des difficultés
monétaires après la cessation des hostilités. C'est qu'en effet, la
guerre va mettre fin au régime d'étalon-or, lequel avait été paré de
toutes les vertus, en particulier de celles de permettre une grande
stabilité des prix et d'assurer l'ajustement automatique des
balances de paiements.
Toujours
est-il que l'immédiat après-guerre fut dominé par la préoccupation
de juguler les tendances inflatoires. Dans cette mesure, on
découpera l'ensemble de la période 1918-1940 en quatre
sous-ensembles :
-
la
stabilisation monétaire (1918-1926),
-
la
sous-période d'emballement financier et spéculatif (1926-1929)
-
la
déflation prolongée (1929-1935),
-
la
dévaluation et ses conséquences (1935 et au-delà).
Ajoutons,
pour terminer de planter le décor, que la Wallonie et la Belgique
ont connu pendant la période considérée deux dépressions : l'une en
1920-21 et l'autre, nettement plus grave, qui survient en 1930 après
le krach boursier d'octobre 1929 aux Etats-Unis.
Développement de la
périodisation
La stabilisation
monétaire
Quelques
chiffres suffisent à donner la mesure de l'inflation potentielle qui
existait en Belgique une fois les hostilités terminées : la quantité
totale de billets était passée de 1.007 millions en 1914 à 5.775
millions à la fin de la guerre, tandis que la monnaie scripturale
augmentait de 80 % durant la même période. Parallèlement, le produit
national, évalué à prix constant, diminuait d'un peu plus de moitié.
A noter également que continuaient à circuler des marks allemands et
ce, pour un montant estimé à 2,6 milliards.
Dans un
premier temps, un arrêté royal daté du 9 novembre 1918 obligea les
détenteurs de marks à les déposer contre remboursement en monnaie
nationale. Le 7 décembre 1918, un arrêté ministériel organisa
l'échange sur base d'un taux de conversion de 1,25 FB pour une unité
de la monnaie allemande (parité qui était celle fixée par l'occupant
en 1914). L'opération, programmée sur six jours, traîne en longueur.
Pendant ce temps, les spéculateurs eurent le loisir de se procurer
des marks fortement dépréciés à l'étranger et de les échanger
ensuite contre des francs, en réalisant au passage des gains
appréciables
(23).
Par suite de
ces fraudes, mais aussi de ce que la créance en marks de l'Etat
belge ne fut plus honorée, la Réforme monétaire aboutit à accroître
la masse monétaire au lieu de la diminuer. C'est ainsi que d'octobre
1918 à juin 1919, le total des engagements de l'Institut d'émission
passa de 6,419 milliards à 7,224 milliards de francs. Le danger
d'une inflation ouverte était donc bel et bien présent. D'un côté,
le gonflement des moyens de paiement pouvait servir à financer une
demande réprimée pendant la guerre. De l'autre, l'offre, bridée par
les destructions de l'appareil productif survenue pendant le
conflit, ne pouvait croître que très progressivement.
Sur base du
diagnostic qui vient d'être posé - mis à part des transferts massifs
de l'Allemagne au titre des réparations de guerre, ce qui était et
s'avéra une illusion -, la seule voie possible pour résorber le
déséquilibre inflationniste consistait à tenir en laisse la demande
interne et le volume de la circulation monétaire tout en accélérant
la reprise de l'activité économique.
Malheureusement, si les autorités politiques et monétaires ont fait
plusieurs pas dans cette direction, elles restaient également
attachées à la parité-or du franc telle qu'elle existait avant 1914
et ne rêvaient que d'y retourner, ce qui impliquait une déflation
sévère et était incompatible avec un développement économique
accéléré.
A partir de
l'occupation de la Ruhr, le 11 janvier 1923, par les troupes
franco-belges, la position du franc belge commence à s'effriter. Un
an plus tard, il aura perdu un peu plus de la moitié de sa valeur
par rapport au dollar. Il s'ensuivit des sorties de capitaux
considérables. Parallèlement, le niveau des prix tendait à monter :
l'indice des prix était de 366 en juin 1922. En septembre, il se
situait à 371 avant de passer à 384 en décembre. La hausse
s'accéléra ensuite fortement, surtout à la fin de 1923 et au premier
trimestre de 1924.
Au printemps
1925, la Grande-Bretagne revenait à la parité-or du sterling d'avant
la guerre. En Belgique, un peu plus tard, le 17 juin 1925 se formait
le gouvernement Poullet- Vandervelde, exemple unique d'une coalition
groupant socialistes et démocrates-chrétiens, mais qui tiendra à
peine plus de six mois, soit jusqu'au 8 mai 1926. En cause
précisément son incapacité à mener à bien la stabilisation monétaire
tout en reprenant les thèses "orthodoxes" sur la nécessité du retour
à la parité-or du franc belge
(24)
. Le 25 mai
1926, se formait un gouvernement d'union nationale, dans lequel
figurait le vice-gouverneur de la Société générale, E. Francqui. Le
16 juillet, ce gouvernement obtient les pleins pouvoirs pour six
mois afin de mettre en oeuvre la stabilisation monétaire. Cette
dernière prit la forme d'un plan - nommé plan Francqui - qui
s'articulait autour de quatre éléments essentiels :
-
la
consolidation de la dette flottante des bons du Trésor en
actions privilégiées de la Société nationale des Chemins de Fer
belges; l'opération portait sur un montant d'environ quatre
milliards;
-
l'émission d'un emprunt étranger qui fut souscrit à la fois par
plusieurs banques centrales et par des banques privées;
-
la
fixation de la parité du franc à un niveau fortement déprécié
par rapport à l'avant- guerre (la parité par rapport à la livre
sterling était de 175 F contre 25,22 F en 1914);
-
le choix
du régime de l'étalon de change-or : un arrêté royal du 25
octobre imposait à la Banque nationale de détenir une encaisse
en or et devises égale à 40 % du total de ses engagements à vue,
l'or devant représenter 30 % de cette encaisse, tandis que le
cours forcé, i.e. l'inconvertibilité des billets de banque,
était supprimée.
Le "plan
Francqui" fut en fait une réussite. Certains pensaient - par exemple
A. Janssen ou encore Van Zeeland - que le taux de change choisi
était trop faible. La critique est injustifiée parce que la parité
retenue correspondait au cours de marché effectivement observé. Plus
fondamentalement, la fixation de la nouvelle parité du franc mettait
fin à huit années de taux de change flottants, expérience à partir
de laquelle Léon Dupriez a pu dire que "les changes fluctuants de
1919 à 1927 [...] révèlent l'instabilité foncière du régime et son
asservissement aux spéculations"
(25).

L'emballement
financier
A partir de
1926, l'économie mondiale connut un boom, une période de surchauffe
qui devait se terminer par le krach boursier d'octobre 1929. D'une
manière générale, l'activité économique réelle était très soutenue,
mais pas au point de prendre un caractère frénétique. Par contre, le
marché boursier, tout spécialement aux Etats-Unis, était en proie à
la spéculation la plus débridée : aussi, pour se limiter à ces deux
exemples, l'indice Dow Jones des valeurs industrielles passait de
l'indice 191 au début de 1928 à 881 en septembre 1929, soit un
doublement en moins de deux ans; le nombre moyen d'actions échangées
sur la bourse de New-York était, en 1929, de 4.277.000. En langage
moderne, il y avait donc bien une bulle spéculative, qui éclata dans
la dernière quinzaine d'octobre, en particulier lors du fameux
"jeudi noir" (24 octobre), suivi par le "mardi noir" (29 octobre),
où 16,4 millions d'actions sont échangées en un seul jour, ce qui
représente un record qui ne sera plus dépassé pendant 40 ans
(26).
En Belgique,
tout comme à l'étranger, la période 1926-1929 est marquée par une
véritable fièvre financière et spéculative, ce dont témoignent à
suffisance les faits suivants :
-
entre
1926 et 1929, le montant des émissions de titres de sociétés
belges et congolaises est multiplié par 5,6;
-
parallèlement, les dividendes versés par l'ensemble des sociétés
anonymes s'accroissent de 45 % entre 1927 et 1929.
Parallèlement
- c'est un des effets de la stabilisation monétaire -, des
importations massives de capitaux se produisent.
La "grande déflation"
Comme
l'indique le tableau 7, l'indice de la production industrielle belge
(en l'occurrence, à 60 % une production wallonne) commence à baisser
en 1930. C'est l'entrée dans la crise proprement dite.
Tableau 7.
Deux indicateurs macroéconomiques de la Belgique
|
Production industrielle |
Prix à la consommation |
1925 |
106 |
518 |
1926 |
113 |
618 |
1927 |
125 |
786 |
1928 |
135 |
820 |
1929 |
134 |
875 |
1930 |
130 |
874 |
1931 |
116 |
798 |
1932 |
101 |
720 |
1933 |
106 |
705 |
1934 |
109 |
666 |
1935 |
122 |
655 |
Source : BNB
L'année 1930
coïncide avec la mise en place d'une politique de déflation,
c'est-à-dire de baisse du niveau des prix obtenue en diminuant la
demande globale, par des gouvernements reposant sur des coalitions
entre chrétiens et libéraux. Une telle politique se traduit, sur le
plan budgétaire, par une diminution des dépenses et par un
accroissement de la fiscalité. Quant à la politique monétaire, elle
prend un caractère restrictif et aboutit à une hausse des taux
d'intérêt.
La déflation
sera poursuivie pendant cinq ans, mais se heurtera à des problèmes
de plus en plus graves. Dans un premier temps, elle suscite de vives
réactions et luttes sociales, comme la grève des mineurs en 1932.
Surtout avec l'abandon de l'étalon-or par la Grande-Bretagne en 1931
et la dévaluation de la livre sterling - l'abandon des "chaînes
d'or" pour reprendre l'expression de Keynes -, le franc belge
devient manifestement surévalué et la balance commerciale se
détériore. Rien n'y fait cependant, imperturbablement, comme le
comportement de l'indice des prix à la consommation du tableau 7 le
montre bien, la politique de baisse du niveau des prix se poursuit.
Cependant, en
1934, l'impasse est totale. Deux alternatives émergent au même
moment : d'un côté, la dévaluation proposée par l'Ecole de Louvain
avec Léon Dupriez; de l'autre, le "plan du travail" adopté à Noèl
1933 et défendu par H. De Man et le Parti Ouvrier Belge, plan qui
était basé sur la réalisation d'une politique "keynésienne" avant la
lettre, de relance économique et qui, en tout cas dans le chef de De
Man, devait s'accompagner également d'une dévaluation
(27).

La dévaluation du
franc et ses suites
Le 25 mars
1935, le franc belge est dévalué de 28 % - chiffre calculé par Léon
Dupriez sur base d'une comparaison des prix anglais et des prix
belges. La mesure est prise par un gouvernement tripartite groupant
libéraux, chrétiens et socialistes. Il est présidé par Van Zeeland,
qui affirme dans sa déclaration gouvernementale que "ce cabinet
[...] entend poursuivre, dans une situation nouvelle, une politique
s'inspirant de principes différents de ceux qui ont été mis en avant
et en assurer la réalisation par des méthodes neuves. Son mot
d'ordre est : la rénovation économique du pays".
En pratique,
l'expansion économique sera recherchée par des méthodes de
stimulation de la demande globale, notamment des dégrèvements
fiscaux et une relance des commandes publiques. En plus, on tente,
dans une certaine mesure, d'accroître le pouvoir d'achat de la
grande masse de la population en liant l'évolution des salaires à
l'index des prix et en permettant la récupération des pertes
antérieures dues à la politique de déflation.
Tableau 8.
Production industrielle et prix à la consommation
|
Production industrielle |
Prix à la consommation |
1935 |
122 |
655 |
1936 |
132 |
685 |
1937 |
144 |
735 |
1938 |
130 |
761 |
1939 |
139 |
770 |
Source : BNB
Le tableau 8
permet de constater deux phénomènes importants : d'une part,
l'abandon de la politique de déflation qui se marque dans la hausse
continue de l'index; d'autre part, le succès de la politique
économique poursuivi, mis à part le recul de 1938.

Grande Dépression" et régulation
Les théories
explicatives
La Grande
Dépression ("Great Depression") des années trente a été d'une
ampleur et d'une durée véritablement exceptionnelles. Si l'on se
réfère aux Etats-Unis, en particulier au Produit National Brut (PNB)
en dollars constants, on aboutit à la conclusion que le PNB a
diminué de 31,8 % entre 1929 et 1933. De plus, il faudra attendre
1940, soit plus de dix ans, pour que le revenu national retrouve son
niveau de 1929.
Les
explications de la Grande Dépression sont innombrables :
monétaristes parce que fondées sur une diminution brutale de la
masse monétaire (M. Friedman), "cyclique" parce que caractérisées
par la superposition de trois mouvements conjoncturels : Kondratieff,
Juglar et Kitchin (Schumpeter), keynésiennes, i.e. centrées sur les
diminutions exogènes de la demande globale (Temien), réelles, etc.
On privilégiera ici un schéma fondé à la fois sur la considération
des facteurs réels et monétaires et cohérent par rapport au modèle
explicatif proposé au début de cette étude.
Voyons
d'abord les aspects financiers. Pour ce faire, on se référera au
concept de surendettement de I. Fisher. Les années vingt sont
marquées par un surendettement des agents économiques, ce qui
stimule la demande et la croissance économique tout en entretenant
des mouvements purement spéculatifs. Il arrive cependant un moment
où l'endettement devient trop lourd - ce point est atteint en 1929.
Les agents doivent donc réduire leurs dettes : pour les entreprises,
cela signifie diminuer leurs investissements, pour l'Etat ses
dépenses et, pour les particuliers, leurs dépenses de consommation.
Il en résulte une réduction de la demande globale suivie d'une
baisse des prix. Celle-ci alourdit cependant la dette réelle, ce qui
pousse les agents à se désendetter davantage et contracte encore la
demande globale en générant ainsi un processus cumulatif de
dépression qui ne pourra s'interrompre qu'après que le mouvement de
hausse de la dette réelle ait été stoppé. Alors, et alors seulement,
la reprise économique pourra s'opérer.
Pour ce qui
concerne le régime d'accumulation, tout spécialement dans des pays
comme les Etats-Unis, la croissance avait été portée tout au long
des années vingt par d'importants gains de productivité ainsi que
par une extension considérable de la production de biens de
consommation durables. Au total, ces années sont caractérisées par
la présence d'un régime d'accumulation intensive.
Par contre,
si le type de régulation évolue nécessairement, il reste malgré tout
fondamentalement concurrentiel. De ce point de vue, il faut noter
que :
-
le marché
du travail reste essentiellement régulé par les variations du
chômage nonobstant l'apparition des premières formes de
négociations collectives;
-
la
gestion de la monnaie subit évidemment des transformations
consécutivement à l'abandon de l'étalon-or en 1914; toutefois,
ces transformations ne vont pas jusqu'à l'instauration du cours
forcé du papier-monnaie.
On peut en
conclusion définir la crise des années 1930 comme une crise
structurelle dans la mesure où se développe une non-correspondance
entre le régime d'accumulation intensive et les formes
institutionnelles et le mode de régulation qui, eux, restent
concurrentiels.

Et la Belgique ?
Le schéma qui
vient d'être esquissé vaut-il pour la Belgique ? La réponse à cette
question est positive à condition d'ajouter aussitôt :
partiellement. En effet, d'un côté, on doit bien admettre que la
période 1910-1930 n'a pas été marquée par des accroissements
spectaculaires de la productivité et que très probablement, le mode
de développement est resté ce qu'il était avant la première guerre
mondiale. Toutefois, si l'on se réfère à l'indice synthétique annuel
construit par I. Cassiers - malhereusement limité à certaines
branches industrielles -, on peut déceler une accélération des gains
de productivité entre 1920 et 1930 par rapport à la période
antérieure à 1914, accélération suivie d'un net ralentissement
durant la décennie suivante
(28).
De l'autre
côté, on constate des évolutions significatives des formes
institutionnelles, spécialement pour ce qui concerne la force de
travail. En premier lieu, l'immédiat après-guerre enregistre une
forte augmentation du taux de syndicalisation : c'est ainsi que le
nombre d'ouvriers syndiqués passe de 213.000 en 1913 à 930.000 en
1920. Ensuite, les premières commissions paritaires voient le jour
en 1919 dans les secteurs des mines et de la sidérurgie. Quatorze
autres commissions seront ensuite créées entre 1919 et 1922. Leurs
compétences s'élargiront pour couvrir toutes les questions relatives
au travail et notamment les conventions collectives entre patrons et
syndicats. Parallèlement se produisent des modifications de la
législation sociale :
-
la loi du
14 juillet 1921 institue la journée des huit heures et la
semaine de 48 heures dans les entreprises industrielles, le tout
sans réduction des salaires;
-
un
ensemble de lois prises entre 1920 et 1927 va mettre en place un
embryon de sécurité sociale en matière de chômage, d'allocations
familiales, de vieillesse et de maladies professionnelles.
Les évolutions
régionales
Mentionnons,
sans pouvoir accorder à ce phénomène toute l'importance qu'il
mérite, la structuration d'une bourgeoisie industrielle
spécifiquement flamande au sein du Vlaams Economisch Verbond (VEV)
en 1926. Comme l'écrit M. Quévit, "pour la première fois depuis
l'indépendance, un groupe d'agents économiques, structuré et
organisé, se définit en vertu d'une appartenance régionale alors
que, jusqu'à ce moment, le champ institutionnel et géographique de
l'organisation de l'économie était régi dans un cadre "unitaire et
national"".
Le tableau 9
permet de voir comment se comporte l'emploi ouvrier et total dans le
secteur manufacturier.
Tableau 9.
Evolution régionale de l'emploi 1910-1937
|
Emploi ouvrier |
Emploi total |
|
valeurs absolues |
pourcentages |
valeurs absolues |
pourcentages |
|
1910 |
1937 |
1910 |
1937 |
1910 |
1937 |
1910 |
1937 |
Provinces wallonnes |
422293 |
395315 |
51,9 |
41,4 |
468922 |
443752 |
49,5 |
40,9 |
Provinces flamandes |
251124 |
365138 |
30,9 |
38,3 |
312180 |
412306 |
33,0 |
38,0 |
Brabant |
139645 |
193647 |
17,2 |
20,3 |
165565 |
229635 |
17,5 |
21,1 |
Source :
La
Wallonie. Le Pays et les Hommes, t. II, p. 215.
Il apparaît
nettement que l'emploi dans l'industrie, quelque soit l'indicateur
retenu, diminue en Wallonie entre 1910 et 1937. Ainsi la tendance
déjà signalée et perçue au début des années nonante du XIXe siècle
se renforce-t-elle entre les deux guerres.

V. Les trente glorieuses et
après
Les trois
décennies qui ont suivi la deuxième guerre mondiale ont vu un
développement sans précédent de l'économie mondiale, en particulier
des pays industrialisés. Par exemple, entre 1950 et 1975, le revenu
par tête dans les pays développés s'est accru en moyenne de 3 % par
an (3,4 % même dans les années soixante). Deux autres phénomènes
dominent également la période : la croissance parallèle du stock de
capital et de la productivité du travail d'un côté; la hausse
progressive mais quasiment ininterrompue des salaires réels de
l'autre. Il n'est dès lors pas étonnant que ces trois décennies
aient été qualifiées - l'expression est de J. Fourastié - de "trente
glorieuses".
Cependant, si
les "faits stylisés" - forte croissance, augmentation des salaires
réels, accumulation du capital et progrès technique - ne prêtent
guère à discussion, il n'en va pas de même de leur explication.
C'est pourquoi on utilisera à nouveau le modèle qui a été développé
au début de cette contribution pour proposer un schéma explicatif de
l'ensemble de la période
(29).
Un mode de développement
intensif
D'une manière
générale, on peut caractériser la période postérieure à 1945 par la
présence d'un mode de développement intensif avec consommation de
masse. Plus précisément, un tel mode représente l'articulation
-
d'un
régime d'accumulation intensive;
-
de formes
institutionnelles spécifiques tant en ce qui concerne la monnaie
que la gestion de la force de travail;
-
d'un type
de régulation que l'on qualifiera de keynésien et qui
combine la régulation étatique à la régulation par le marché.
L'accumulation
intensive
Le régime
d'accumulation typique des trente glorieuses est à dominante
intensive, ce qui signifie, on le rappelle, que la croissance
s'opère en intégrant le progrès technique dans les générations
successives de moyens de production. Par la force des choses, son
étude se déroule sur un plan mathématique. Deux conclusions
essentielles s'en dégagent :
-
l'analyse
d'un modèle bisectoriel, fondé sur la division entre biens de
capital et biens de consommation, montre qu'un régime
d'accumulation intensive est soutenable, donc que la croissance
est possible durablement même avec un progrès technique se
développant à taux constant;
-
l'utilisation d'un modèle du circuit du capital permet
d'affirmer que la poursuite de l'accumulation intensive se
heurte à un problème de déficit de la demande globale et ce,
dans la mesure où cette demande s'avère insuffisante pour
assurer la réalisation de la production totale.

Les formes
institutionnelles
Par rapport
aux périodes antérieures, des modifications sensibles affectent les
formes institutionnelles. La monnaie devient un simple signe de
valeur et est donc dématérialisée. Ceci a une double conséquence :
-
au plan
interne, c'est l'instauration du cours forcé, i.e. de
l'impossibilité pour les détenteurs de monnaie de banque
centrale de les convertir en or auprès de la banque centrale
concernée;
-
au plan
international, c'est, à la suite des Accords de Bretton Woods,
l'abandon progressif de l'étalon-or et la mise en place d'un
étalon-dollar avec définition de parités fixes des différentes
monnaies participant au système monétaire international (seules
des variations de 1 pour cent de part et d'autre des parités
centrales sont admises).
Par ailleurs,
la fixation du salaire échappe aux mécanismes purement
concurrentiels et la détermination de son niveau résulte d'une
négociation collective, tandis que se développe un véritable salaire
indirect via l'organisation d'un système d'assurances sociales. De
la sorte, les variations du salaire sont, dans une large mesure,
déconnectées des variations du taux de chômage qui cesse ainsi de
jouer le rôle de régulateur ultime du marché du travail.
In fine, on
assiste à un mouvement généralisé et régulier de hausse des revenus
salariaux. Dans la problématique adoptée, ce mouvement de hausse est
l'effet avant tout de la mise en oeuvre d'un rapport de forces
favorable aux travailleurs et est permis par des modifications
institutionnelles dans les conditions de formation du salaire.
Une régulation
keynésienne
La régulation
correspondante donne toute sa place au rôle de l'Etat et elle peut
être qualifiée de keynésienne. Ses traits fondamentaux sont au
nombre de trois :
-
l'équilibrage des offres et demandes individuelles se réalise
principalement par les variations des quantités produites et non
plus des prix comme dans la régulation concurrentielle;
-
l'impératif de la croissance économique et du plein emploi
devient la règle à l'échelle internationale et permet de
résoudre les problèmes de balance des paiements liés à une forte
croissance;
-
enfin et
surtout, la politique économique fondée sur l'intervention de l'Etat
se développe et se fixe comme objectif un régime de plein emploi
permanent; pour faire bref, disons que la politique économique
vise à réaliser cinq grands objectifs :
1. la croissance
économique;
2. le plein emploi;
3. la stabilité des prix;
4. l'équilibre de la balance des paiements;
5. l'amélioration
de la répartition des revenus.
moyennant
l'utilisation de cinq familles d'instruments : la politique
budgétaire; la politique monétaire; la politique des taux de
change; la politique des contrôles directs des prix et des
revenus; les réformes du cadre institutionnel (nationalisations,
lois sur la concurrence, etc.).
Plus
fondamentalement, dans la mesure où Keynes propose, dans la Théorie
Générale, tout à la fois une politique de plein emploi et une
meilleure répartition des revenus en faveur du travail, il présente
un authentique compromis institutionnel entre forces sociales. D'où
l'affirmation que la régulation keynésienne constitue un événement
du système d'hégémonie propre aux formations sociales de l'après-deuxième
guerre mondiale.
Enfin,
l'instauration d'une régulation keynésienne transforme profondément
le cycle économique en le "surdéterminant" politiquement, ce qui
veut dire qu'à la différence du cycle concurrentiel, classique, le
cycle keynésien résulte pour une bonne part des conflits relatifs
aux politiques économiques mises en oeuvre. C'est bien pourquoi on
peut qualifier, avec M. Kalecki, les fluctuations des trente
glorieuses de cycles politiques ("political business cycles").

Les spécificités belges
Il faut
maintenant se demander si - et dans quelle mesure - la réalité belge
se coule dans le modèle qui vient d'être esquissé, ce qui nécessite
de se pencher sur la combinaison particulière du trinôme formes
institutionnelles/accumulation intensive/régulation keynésienne.
Rapport salarial et
gestion de la monnaie
Voyons
d'abord le mode de fixation du salaire. Durant l'occupation, des
représentants du patronat et des syndicats, avec l'aide de
techniciens, avaient élaboré un projet d'accord de solidarité
sociale, mieux connu sous le nom de pacte social. Ce document
recommandait, à la Libération, de prendre plusieurs mesures
d'urgence :
-
l'octroi
de fortes augmentations salariales;
-
la mise
en place d'un système de sécurité sociale;
-
l'application des principes de collaboration paritaire à tous
les niveaux.
Ces
différentes propositions allaient être au centre des discussions de
la Conférence Nationale du Travail, qui se réunit dans un climat
social tendu le 16 septembre 1944. Un accord de principe se réalisa
rapidement. Pour ce qui concerne les modalités d'application, les
étapes furent les suivantes :
-
en
matière de sécurité sociale, un arrêté-loi du 21 mars 1945
institue l'Assurance Maladie-Invalidité pour les salariés;
l'organisation du système de sécurité sociale elle-même repose
sur le caractère obligatoire d'un ensemble d'assurances sociales
destinées à couvrir les risques dans cinq domaines différents :
1. la vieillesse; 2. la maladie-invalidité; 3. le chômage; 4.
les allocations familiales; 5. les vacances annuelles;
-
en
matière de relations paritaires, il y eut d'abord un arrêté-loi
du 2 juin 1945 qui donnait un statut légal aux commissions
paritaires de branche; le principe de la reconnaissance, par le
patronat, des délégations syndicales d'entreprise fut acquis
lors de la Conférence Nationale du Travail des 16 et 17 juin
1947; enfin, la loi du 20 septembre 1948 créa, au plan national,
le Conseil Central de l'Economie et, à l'échelon le plus bas,
ces conseils d'entreprise, organismes essentiellement
consultatifs.
Il faut
également ajouter qu'à partir de 1947 - date où le Ministère des
Affaires Economiques reprit la publication de l'indice des prix de
détail -, la liaison des salaires à l'index devait entrer
progressivement dans les faits par le biais de conventions
collectives négociées dans les Commissions paritaires.
Compte tenu
de ces éléments, on peut conclure que le mode de détermination des
salaires s'est profondément modifié après 1945 en Belgique, qu'il a
pris un caractère administré et échappe ainsi aux mécanismes
purement concurrentiels.
Ainsi qu'on
l'a déjà souligné, le cours forcé, c'est-à-dire l'inconvertibilité
en or du papier-monnaie, s'est imposé après 1945 dans les différents
pays. C'est également ce qui s'est passé en Belgique à partir du 1er
mai 1944. Une réserve toutefois : le 28 novembre 1956; un projet de
loi relatif au statut monétaire de la Belgique était déposé et
prévoyait que le Roi pouvait mettre fin à la dispense accordée à la
Banque Nationale de ne pas rembourser ses billets contre de l'or.
Apparemment, il s'agissait d'un retour à la convertibilité interne.
Fort heureusement, cette disposition ne fut jamais appliquée, mais
il n'empêche qu'elle est très révélatrice des préoccupations des
dirigeants de la Banque Nationale.

Un type de régulation
non keynésien
Pour
caractériser le type de régulation qui prévaut dans la Belgique
d'après guerre, il faut aller au-delà de la simple considération des
mesures de politique économique et aborder l'étude des systèmes de
politique économique. Une telle étude nécessite de prendre en
considération la succession des conjonctures politiques ainsi que
les fondements théoriques des politiques poursuivies. On se
contentera ici de donner les résultats essentiels
(30).
Jusqu'en 1960, le système de politique économique dominant ne
relevait pas de la régulation keynésienne et se caractérisait de la
manière suivante :
-
l'objectif prioritaire de la politique économique est la
stabilité des prix, ce qui conduit à donner la prééminence, du
point de vue des instruments, à la politique monétaire;
-
corrélativement, l'objectif de plein emploi ou de croissance
économique passe au second plan, tandis que la politique
budgétaire n'est guère utilisée pour stimuler l'activité
économique;
-
enfin, le
maintien de la parité existante du franc vis-à-vis des
principales monnaies est également un point cardinal du système
dominant : le refus de l'utilisation du taux de change comme
instrument de politique économique vient de ce que d'éventuelles
modifications du change sont supposées avoir un effet
inflationniste.
On peut
regrouper ces comportements sour le terme de politique
d'accompagnement de la conjoncture et montrer que trois influences
principales ont contribué à la façonner. Sa source théorique d'abord
est à chercher dans les analyses de Léon Dupriez. Notable également,
mais à un niveau plus immédiat, est l'influence de la Banque
Nationale, très attachée à la stabilité des prix internes et du
franc et dont les conceptions relèvent de la croyance en un lien
rigide entre l'accroissement de la masse monétaire et la hausse des
prix. Enfin, il faut constater que les conceptions keynésiennes en
matière de soutien de la demande globale n'ont pénétré que très
lentement parmi les formations partidaires et cela, même si
l'objectif de plein emploi de la main d'oeuvre faisait l'objet d'un
consensus général.
Toujours
est-il qu'il faudra attendre le début des années soixante pour que
la "politique d'accompagnement" mise en place à la Libération
disparaisse en tant que système et cède la place à un système de
politique économique relevant de la régulation keynésienne.
Une accumulation
déséquilibrée
Une analyse
économétrique
(31)
de la croissance belge fondée sur un modèle bissectoriel fait
apparaître deux enseignements majeurs : 1. le mode d'accumulation
présente un caractère profondément déséquilibré, ce qui se traduit
par un développement inégal des deux grandes sections de la
production sociale; 2. seule la section productrice des biens
d'investissement connaît une accumulaiton intensive et ce après 1960
de surcroît.
Léon Dupriez
avait déjà remarqué au début des années cinquante que la Belgique
était devenue un pays de "hauts salaires". L'estimation
économétrique d'une fonction du salaire nominal
(32)
corrobore cette observation et permet de dégager plusieurs résultats
instructifs :
-
à long
terme, les deux déterminants importants des variations du
salaire nominal sont les variations des prix et la productivité;
le taux de plus-value et le taux de chômage jouent un rôle
moindre;
-
à court
terme par contre, les trois déterminants essentiels de
l'accélération de la variation des salaires sont constitués par
les prix, le taux de plus-value et le taux de chômage.

Synthèse
La réunion
des résultats précédents permet de dresser une périodisation plus
fine du développement de la Belgique entre 1944 et 1975:
-
la
première étape - celle de la reconstruction - est achevée en
1948; c'est en quelque sorte l'état initial à partir duquel la
dynamique économique va s'organiser; ses conséquences, notamment
en matière de politique économique, seront durables;
-
la
deuxième étape va de 1948 à 1960. Elle connaît un mode de
développement à dominante extensive même si les formes
institutionnelles relèvent déjà de l'accumulation intensive;
-
la
période postérieure à 1960 est marquée par la dominance du
régime d'accumulation avec consommation de masse, sous la
réserve que ce régime affecte essentiellement la section
productrice des biens d'investissement.
C'est donc à
partir de 1960 que l'on peut observer une correspondance entre les
trois niveaux - formes institutionnelles, régulation et régime
d'accumulation - qui définissent le mode de développement intensif.
C'est aussi à ce moment - on va le voir - que la croissance belge
s'accélère.
Orientation bibliographique
23. Ils furent évalués à 2,5 milliards de
francs.
24. Pour plus de précisions, voir
BISMANS, F., Cours d'Histoire Economique de la Belgique,
Bruxelles, ICHEC, 1989-1990.
25. DUPRIEZ,
L., Les Réformes Monétaires en Belgique, Bruxelles, OIL,
1978, p. 34 n.1.
26. KINDLEBERGER, C.P., La Grande Crise Mondiale 1929-1939, Paris, Economica, 1989, p.
116.
27. Pour plus de détails, voir BISMANS,
F., "Les Socialistes et la Politique économique", Revue nouvelle
(à paraître).
28. CASSIERS, I., Croissance, Crise et Régulation en Economie Ouverte :la Belgique
entre les Deux Guerres, Thèse, Louvain, 1986, p. 62.
29. Voir BISMANS, F., Croissance et
Régulation. La Belgique 1944-1974, Bruxelles, Palais des
Académies, 1992.
30. Voir, pour davantage de
précisions, BISMANS, F., Croissance..., chapitre XIII.
31. Voir BISMANS, F., Croissance...,
chapitre XIV.
32. Voir BISMANS, F.,
"Estimation d'une Fonction du Salaire nominal. Questions de
Méthode", Colloque Economie Historique, Paris, 1994.
.../...
Francis
Bismans, Une odyssée économique, dans
Wallonie. Atouts et
références d'une Région,
(sous la direction de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur,
1995.
