Le mode de développement
C'est le
moment de reprendre le modèle qui a été esquissé au début de cette
contribution et qui est centré sur le trinôme régime d'accumulation,
formes institutionnelles et régulation.
Le régime
d'accumulation
Durant la
période considérée, le progrès technique est incorporé de plus en
plus aux processus de production. Plus précisément, on assiste à la
diffusion des innovations de base et à leur application à
l'industrie : machines à vapeur, technologie de traitement du fer,
etc. La généralisation d'innovations techniques importantes devait
se traduire par une augmentation de la productivité des
travailleurs, qui se chiffre à 1,4 % par an. Cependant, il s'agit là
d'une moyenne et les disparités entre les branches sont réelles :
9,4 % pour le lavage de la laine, 7,7 % pour la fabrication du
plomb, 4,6 % dans la production des machines, mais seulement 1 %
pour les charbonnages, le cuivre et le tabac
(12).
Pour décrire le fonctionnement du régime d'accumulation, il faut
d'abord tenir compte du comportement des grandes composantes de la
demande globale :
-
la
demande de biens de consommation courante, mais pas celle des
produits de luxe, est à la traîne, ce qui s'explique bien
évidemment par le faible niveau des salaires belges et wallons;
de fait, même si la statistique est très déficiente, on peut
estimer que la hausse du salaire réel moyen pour toute
l'industrie n'a pas dépassé 20 % pour la période 1850-1873, soit
une augmentation de 0,8 % l'an;
-
la
demande d'investissements est soutenue : aux alentours de 1850,
la puissance mécanique correspondant à l'investissement net
annuel était de l'ordre de 4 à 5000 chevaux-vapeur, elle
passait, en 1873, à plus de 30.000 CV; au total, on peut estimer
que les investissements nets ont augmenté d'environ 7 % chaque
année, ce qui est supérieur, on l'a vu, au taux de croissance de
la production industrielle;
-
plus
importante encore est la variation des exportations : pour se
limiter à ce seul exemple, en 23 ans, les usines à fer et les
fonderies ont augmenté leurs produits exportés de 8,9 % par an;
plusieurs facteurs expliquent cet accroissement spectaculaire :
-
Belgique et Wallonie bénéficient d'avantages concurrentiels
en matière de prix, de salaires, de moyens de transport;
-
la
précocité de la révolution industrielle en Wallonie suscite
naturellement un flux important d'importations de la part
des pays du continent désireux de s'industrialiser.
Compte tenu
de tous ces éléments, le mécanisme de l'accumulation s'agence comme
suit. La croissance est essentiellement portée par les exportations
et les investissements intérieurs, tandis que la consommation
augmente de manière beaucoup moins dynamique. De plus, elle a un
caractère intensif, qui se marque par des gains de productivité
importants. Elle trouve cependant ses limites dans la faiblesse de
la consommation ouvrière et populaire : en effet, au fil du temps,
avec l'augmentation des revenus du capital relativement à ceux du
travail
(13),
la propension à épargner s'accroît, ce qui diminue d'autant la
valeur du multiplicateur de l'investissement ou de la dépense.

Les formes
institutionnelles
Voyons
d'abord les caractéristiques du rapport salarial. Comme on l'a déjà
signalé, toute coalition des travailleurs était interdite. L'article
415 du Code pénal affirmait que "toute coalition de la part des
ouvriers [...] serait punie d'un emprisonnement d'un mois au moins
et de trois mois au plus". De plus, les travailleurs étaient
astreints à porter un livret obligatoire, qui devait être présenté
au patron lors de l'embauche et qui mentionnait que le travailleur
concerné avait bien rempli tous ses engagements. Ensuite,
l'infériorité juridique de l'ouvrier par rapport au patron était
consacrée par l'article 1781 du Code civil qui disait que "le maître
est cru sur son affirmation : pour la quotité des gages, etc.".
Enfin, les litiges entre travailleurs et employeurs étaient portés
devant les Conseils de Prud'hommes, qui pouvaient également infliger
des peines d'emprisonnement pour "tout délit tendant à troubler la
discipline de l'atelier et tout manquement grave des apprentis
envers leurs maîtres". Les patrons détenaient toujours la majorité
dans ces conseils.
Cependant,
vers 1860, plusieurs écarts, par rapport au laissez-faire absolu,
doivent être notés :
-
la loi du
31 mai 1866 lève l'interdiction des coalitions tout en
prévoyant, ce qui était un pas en arrière, amendes et
emprisonnement en cas de constitution de piquets de grève;
-
une loi,
datée du 7 février 1859, rend paritaire la composition des
Conseils de Prud'hommes, mais n'accorde le droit de vote, pour
l'élection des représentants ouvriers, qu'aux travailleurs qui
savent lire et écrire et qui ont été, préalablement, inscrits
sur des listes dressées par les autorités communales et
provinciales;
-
enfin, un
début de réglementation sociale se fait jour. En 1860, est
élaboré un projet de loi qui :
- interdit le travail des
enfants de moins de douze ans;
- limite à 12 heures par jour
le travail des femmes et des jeunes gens de moins de 18 ans et
leur interdit le travail de nuit;
- impose le repos
dominical;
- institue une inspection du travail.
Cependant,
les divergences des autorités consultées sur le projet furent telles
que le ministre concerné renonça finalement à le présenter devant le
Parlement
(14).
De ce
tableau, et malgré les timides évolutions qui viennent d'être
notées, il ressort indubitablement que le laissez-faire constitue la
ligne de conduite déterminante des classes dominantes et, moins
directement, des autorités publiques.
Pour ce qui
concerne la gestion de la monnaie, outre la création, déjà signalée,
de la Banque nationale en 1850, il faut noter l'instauration du
monométallisme la même année par Frère-Orban. Le début des années
cinquante fut marqué par l'afflux d'or provenant des mines
californiennes nouvellement découvertes. Il en résulta une baisse
relative de la valeur de l'or et donc une raréfaction de l'argent,
"bonne monnaie" en l'occurrence. Dès lors, Frère-Orban, adversaire
du bimétallisme, fit voter une loi qui ôtait le cours légal aux
différentes pièces d'or et réinstaurait le monométallisme-argent.
Au début, le
système ne fonctionnait pas trop mal, quoique les Belges avaient
pris depuis près d'un demi-siècle l'habitude d'utiliser les monnaies
françaises et d'assimiler le louis d'or français à quatre écus
d'argent. Mais à partir de 1856, l'argent fit prime sur l'or et les
espèces françaises affluèrent vers la Belgique, où la Banque
nationale les reprenait à un taux déprécié. Des pétitions
circulèrent et des ligues se créèrent afin de réclamer le
rétablissement du cours légal pour les pièces d'or françaises. Et,
de fait, après plusieurs années de conflits et de joutes verbales,
la loi du 4 juin 1851 donnait cours légal aux pièces d'or françaises
et autorisait le Trésor belge à frapper ses propres pièces d'or (40,
20, 10 et 5 francs), ce qui entraîne la démission de Frère-Orban. On
en revenait ainsi au bimétallisme instauré en 1832.
Quelques
années plus tard, en 1865, l'Union latine était conclue entre la
France, la Belgique, la Suisse et l'Italie. C'est la Belgique qui
fit les premiers pas et ce, par l'intermédiaire de Frère-Orban,
revenu au gouvernement et désireux de rétablir le monométallisme.
Cependant, c'est la France qui invita officiellement les trois
autres pays pour une conférence monétaire le 20 novembre 1865 et
qui, d'emblée, rejeta l'idée d'un régime monométalliste.
Signalons
aussi - et c'est probablement là que se situe l'événement monétaire
le plus important - le développement rapide des billets de la Banque
nationale, ainsi que l'indique le tableau suivant.
Tableau 4.
Montant émis des billets de banques et contrepartie or/argent
|
Banque nationale |
Société générale |
Total |
Contrepartie |
1851 |
31,8 |
21,6 |
53,4 |
29,3 |
1852 |
58,3 |
8,7 |
67,0 |
39,3 |
1853 |
75,4 |
6,4 |
81,8 |
45,8 |
1854 |
89,1 |
5,8 |
94,9 |
55,8 |
1855 |
96,8 |
3,4 |
100,2 |
59,1 |
1856 |
98,9 |
0,4 |
99,3 |
49,0 |
1857 |
105,0 |
0,4 |
105,4 |
51,3 |
1858 |
111,0 |
0,4 |
111,4 |
64,6 |
1859 |
112,9 |
0,4 |
113,3 |
57,4 |
1860 |
111,9 |
0,3 |
112,2 |
63,0 |
1861 |
114,2 |
0,3 |
114,5 |
69,0 |
1862 |
117,1 |
0,3 |
117,4 |
68,3 |
1863 |
115,5 |
0,3 |
115,8 |
45,1 |
1864 |
110,9 |
0,3 |
111,2 |
51,4 |
1865 |
114,4 |
0,3 |
114,7 |
55,1 |
Il suffit de
prendre connaissance des données du tableau 4 pour s'apercevoir que
la part des billets de banque dans le total du stock monétaire va
croissante et que la couverture or ou argent représente en
conséquence une proportion décroissante de ces mêmes billets. On en
tire la conclusion que le billet de banque - mais pas la monnaie
scripturale qui se développa fort peu sauf à Anvers - constitue
désormais la principale forme de monnaie et qu'en définitive, même
si formellement la convertibilité interne est prévue par la loi, le
processus de dématérialisation de la monnaie a débuté.

Le mode de régulation
Que l'on
examine les formes institutionnelles relatives à la monnaie et à la
force de travail ou plus encore le fonctionnement de l'économie dans
son ensemble, dans tous les cas, c'est le mécanisme des prix, ces
derniers considérés comme des données, qui guide les comportements
et actions des agents économiques. En d'autres termes, le marché,
via les modifications de prix, assure l'ajustement des quantités
offertes et demandées. Surgit cependant une question : comment les
décisions individuelles, exclusivement fondées sur la considération
des prix, peuvent-elles être cohérentes entre elles ? La réponse
donnée par A. Smith dès 1776 était qu'il existait une sorte de "main
invisible" qui assurait la compatibilité des décisions individuelles
(plus tard, les théoriciens de l'équilibre général démontreront que,
sous un ensemble d'hypothèses bien précises, il existe au moins un
système de prix d'équilibre qui assurent l'égalisation des offres et
demandes). Quoi qu'il en soit, on appellera concurrentielle la
régulation de l'économie qui est réalisée par le marché.
La période
1850-1873 représente en quelque sorte l'âge d'or de la régulation
concurrentielle. On constate d'ailleurs que les gouvernements
libéraux de l'époque ont levé un ensemble d'obstacles,
principalement dans le domaine douanier, au fonctionnement
concurrentiel des marchés. C'est ainsi que l'abandon du
protectionnisme sur les produits industriels est effectif dès le
début des années soixante - en 1860, le traité franco-anglais
conduit à la libéralisation des tarifs douaniers et l'année
suivante, le traité franco-belge réduit de beaucoup les droits sur
les biens industriels. En 1873, intervient l'abolition des droits
sur l'entrée des céréales. Par ailleurs, les octrois
(15)
avaient été supprimés en 1860. Enfin, il faut également signaler
l'abrogation de la législation concernant les sociétés anonymes.
Avec la loi du 18 mai 1873, l'autorisation préalable du gouvernement
pour la constitution de ces sociétés est supprimée.
Toutefois,
même si le laissez-faire quasi-absolu domine, il n'en reste pas
moins que l'Etat est modérément interventionniste tant il est vrai
qu'il n'existe pas de régulation concurrentielle pure. En témoigne,
outre la création des chemins de fer ou la régulation monétaire
exercée par la Banque nationale, la constitution du Crédit communal
en 1860 chargé d'émettre des obligations dont le produit était prêté
aux communes et provinces, de même que la création de la Caisse d'Epargne
en 1865.
Le mode de
régulation concurrentielle se traduit cependant par un développement
déséquilibré marqué par la succession de périodes de haute et de
basse activité économique, bref par des crises d'une durée
approximative de dix ans. La description d'un cycle typique est
aisée. Pour ce faire, plaçons-nous près du sommet de la période de
prospérité. A ce moment, les prix des différents biens sont orientés
à la hausse. Le financement de ces prix croissants se réalise
d'abord par une plus grande vitesse de circulation de la monnaie,
mais aussi, et de plus en plus, par le recours au crédit commercial
et au crédit bancaire. Cependant, sur ce mouvement général
d'accroissement des prix vient se greffer la spéculation, qui
cherche à tirer bénéfice des hausses en question. Ce faisant, elle
accroît la demande de biens et contribue ainsi à de nouveaux
relèvements des prix. Le crédit bancaire s'étend davantage tandis
que les taux d'intérêt s'accroissent.
La hausse du
niveau général des prix s'interrompt lorsqu'une fraction des
détenteurs de marchandises s'efforce de les vendre pour concrétiser
ses bénéfices. Les prix commencent alors à baisser, ce qui pousse
les autres détenteurs à vendre également pour éviter de subir des
pertes. Il s'ensuit de nouvelles baisses de prix et une contraction
du crédit. C'est alors la crise
(16)
. Elle s'accompagne de la faillite des entreprises les plus faibles
et les moins rentables et conséquemment d'un accroissement du
chômage. Les conditions sont alors réunies pour que les prix et la
gamme des taux d'intérêt s'abaissent encore davantage et que la
reprise s'opère... jusqu'à une prochaine crise.
Tel est le
schéma général des fluctuations conjoncturelles qui se produiront en
1847- 1848, 1857 et 1866-1867 et qui sont caractéristiques du
développement intensif de toute la période.

III. Crises et croissance
(1873-1914)
D'emblée, la
première partie de cette période est marquée par des tensions dans
la production et des crises. Elle contraste ainsi violemment avec la
phase immédiatement antérieure, qui, on l'a vu, avait connu un
développement technique et une croissance sans précédents. Certes,
les beaux jours reviendront dès le début des années 1990, mais au
prix de transformations significatives dans le mode de
développement.
Le temps des difficultés
Le contexte
international
En 1873, une
crise se déclenche en Allemagne et se propage ensuite dans le
Nouveau Monde. La bourse commence par s'effondrer, mais bientôt la
sphère réelle de l'économie est touchée - ainsi la production de
fonte baisse de 37 % en 1874. La récession devait durer jusqu'en
1879, entraînant un chômage important et une baisse généralisée des
prix. La crise qui frappait l'Europe centrale et les Etats-Unis
épargna, au début, la France et l'Angleterre. Par la suite, leur
essor industriel fut cependant brisé et les différents secteurs
industriels entreront les uns après les autres dans la dépression.
Qui plus est, la reprise européenne, intervenue en 1879, sera de
courte durée puisqu'en 1882 une nouvelle rechute survient qui
affecte tout particulièrement la France et les Etats-Unis.
Cependant, à
partir de 1884, la crise économique se généralise à l'ensemble des
pays industrialisés. Elle fut plus courte aux Etats-Unis puisqu'elle
dura jusqu'en 1884-1885. Par contre, l'Europe ne connut la reprise
qu'en 1887... avant de retomber dans la dépression trois années plus
tard.
En novembre
1990, la place financière de Londres est touchée par la faillite de
la banque Baring. La Banque d'Angleterre dut assurer la charge de la
liquidation de la maison Baring et relever son taux d'escompte à 6
%. La panique fut brève, mais bientôt toute l'industrie sombrait
dans la dépression. Il faudra attendre 1895 pour qu'une nouvelle
phase d'expansion survienne.
De prime
abord, les fluctuations conjoncturelles qui se sont produites entre
1873 et 1895 ont été d'une particulière gravité. Elles ont eu
tendance à se cumuler et à donner un caractère dépressif à
l'ensemble de la période.

Les spécificités
wallonnes et belges
Sur fond de
dépression internationale, l'économie wallonne a connu quatre
problèmes majeurs : une crise agricole, un malaise technologique,
des difficultés du côté des débouchés internationaux et une
véritable crise sociale.
La crise
agricole est concomitante de fortes baisses des barèmes. Avant 1873,
le prix des céréales avait haussé considérablement. C'est ainsi que
le froment avait vu son prix passer de 22 F les 100 kilos après
l'indépendance à plus de 35 F en 1873. Parallèlement, les prix des
terres et les baux s'étaient eux aussi relevés. Dès le début des
années septante, les importations en provenance des Etats-Unis
commencèrent à affluer sur les marchés européens. L'effet immédiat
fut de stopper la hausse du prix des grains. Plus tard, une
véritable baisse intervint : en 1880, le froment se payait 28 F les
100 kilos; en 1886, il ne coûtait plus que 18 F et moins de 15 F en
1894. Les agriculteurs, pris en "ciseau" entre la baisse du prix des
grains et la hausse des fermages, enregistrèrent une diminution de
leurs revenus. De la sorte, toute l'agriculture entra dans une grave
crise qui devait se prolonger jusqu'en 1895.
Dès la fin
des années soixante, on décèle les prémisses d'un malaise
technologique : ainsi, la lecture de la littérature de l'époque
montre, par exemple, que les rails de chemin de fer s'usaient trop
rapidement ou même se brisaient sous l'effet d'un trafic de plus en
plus intense. De surcroît, les produits wallons utilisant le fer ou
la fonte s'exportaient avec difficulté et souffraient manifestement
d'un manque de compétitivité. Au début des années septante, l'acier
commençait à être produit. Malheureusement, si les procédés Bessemer
et Siemens-Martin conduisaient à des solutions techniquement
optimales de production de l'acier, leur coût restait prohibitif. La
solution intervient partiellement en 1879 avec la mise au point du
convertisseur Thomas-Gilchrist, breveté la même année, mais qui ne
tombera dans le domaine public qu'en 1885. A ce moment, la
production - essentiellement wallonne - de fonte pour acier Thomas
était de quelques milliers de tonnes; en 1891, elle atteindra 35.000
tonnes avant de passer à 252.000 tonnes en 1895 et d'exploser par la
suite en mettant ainsi un point final à la crise de l'acier
(17).
Comme on l'a
déjà expliqué, les exportations avaient été particulièrement
soutenues pendant les années 1850 à 1873 et avaient ainsi fortement
contribué à la croissance générale. Tout au début des années
septante, la conjoncture était marquée par une "surchauffe"
économique. Les prix étaient résolument orientés à la hausse :
ainsi, la valeur moyenne de la tonne de charbon passa de 10 F à 20 F
en quelques mois; la fonte, elle, se vendait en 1873 à 175 F la
tonne, soit plus du double de sa valeur de 1870. Bientôt, des
goulets d'étranglement apparurent; les commandes ne pouvaient être
satisfaites et même les chemins de fer n'arrivaient plus à livrer
les marchandises et produits dans les délais prévus. Dans ces
conditions, l'industrie tournait à plein : de 1871 à 1873,
l'extraction du charbon progressait de 15 % et la production de
fonte de 18 %. Par ailleurs, les salaires suivaient le mouvement et
connaissaient également une hausse sensible. Cependant, dès 1873, la
crise touchait - on l'a vu - l'Europe et les Etats- Unis. Il
s'ensuivit une baisse des prix internationaux dès 1874, baisse qui
devait forcément affecter les exportations wallonnes et belges : à
titre d'exemple, en un an, la tonne de charbon passa de 21 F à 16 F
tandis que le prix de la fonte connaissait un fléchissement tout
aussi marqué. Les matières premières furent les dernières à être
affectées par la récession, mais connurent à leur tour des baisses
de prix.
Les
entreprises, confrontées à ces baisses des prix, cherchèrent à
réduire leurs coûts en faisant pression sur les salaires.
Ceux-ci, malgré les augmentations survenues pendant la période de
surchauffe, restaient bas. Le processus de réduction fut lent, mais
réel et continu : en 1886, dans la sidérurgie et les charbonnages,
le salaire moyen était retombé à son niveau de 1870, voire même de
1865. En 1884-1885, la situation devint franchement critique pour
les travailleurs. Le patronat tente alors d'allonger encore la
journée de travail et de réduire davantage les salaires.
Parallèlement, le chômage s'amplifie et le pouvoir d'achat des
salaires se contracte, la baisse du prix du pain ne suivant pas
celle des salaires.
La crise
sociale est là et les émeutes de 1886 ne sont plus loin.

La sortie des crises
Les facteurs
explicatifs de la dépression
Au-delà des
crises conjoncturelles successives et des difficultés spécifiques à
la Wallonie qui viennent d'être décrites, on peut analyser les
années 1873 à 1890 comme l'époque d'une mutation dans le mode de
développement. La dynamique d'accumulation intensive de la période
précédente se manifestait dans le rythme du progrès technique et la
croissance de la production en général. Il en résultait un fort
développement de la section qui produisait les machines, alors que
la croissance de la section productrice de biens de consommation
était limitée par la faiblesse de la demande de consommation émanant
des travailleurs. Cette disproportion ne se marque pas trop
nettement pendant la phase ascendante du cycle, mais elle éclate
lorsque survient la crise proprement dite. A ce moment, la
contraction des débouchés et des possibilités de réalisation des
marchandises engendre un double effet :
-
d'un
côté, la réduction du taux de salaire par travailleur diminue la
demande de biens de consommation et donc la production des
entreprises correspondantes;
-
de
l'autre, la dépréciation du capital accumulé, qui se marque dans
la chute des valeurs boursières, limite les potentialités de
développement de la section productrice des biens
d'investissement.
Ces deux
effets se conjuguent pour précipiter l'économie dans la dépression.
De surcroît, la période 1873-1890, en plus du retour récurrent des
crises de surproduction, connaît une tendance à la déflation et à un
moindre développement. On peut alors risquer l'hypothèse qu'une
telle tendance résulte d'un décalage croissant entre production et
réalisation, c'est-à-dire entre un type d'accumulation fondé sur
l'incorporation du progrès technique et l'obtention des gains de
productivité, d'une part et une demande sociale maintenue très
basse, d'autre part. Cette hypothèse peut être recoupée par les
données quantitatives disponibles. En premier lieu, le tableau 5
permet d'affirmer qu'en moyenne, la productivité des travailleurs de
l'industrie a connu une nette décélération pendant la période
1880-1896 comparativement à la période antérieure.
Tableau 5.
Taux annuels moyens de croissance de la production par travailleur
|
1846 - 1880 |
1880 - 1896 |
1896 - 1910 |
Industries extractives |
1,03 |
0,34 |
-0,16 |
Agriculture |
1,57 |
2,94 |
0,63 |
Textiles |
4,01 |
2,64 |
1,74 |
Groupe 1 * |
0,20 |
0,13 |
2,87 |
Groupe 2 * |
1,29 |
0,21 |
1,71 |
Fer et acier |
0,93 |
4,07 |
3,21 |
Métaux non ferreux |
3,10 |
1,05 |
1,00 |
Construction mécanique |
3,74 |
-0,92 |
3,56 |
Total de l'industrie |
2,31 |
1,25 |
1,70 |
* groupe 1 :
produits animaux et végétaux
** groupe 2 : industrie chimique au
sens large
Source : GADISSEUR, J. "Output per Worker and its
Evolution in Belgian Industry", 1983.
Bien sûr, la
décélération de la productivité ne représente qu'une tendance
moyenne, qui ne se vérifie pas forcément dans tous les secteurs :
ainsi, l'accroissement de la production par tête est sensible dans
la sidérurgie
(18)
entre 1880 et 1896 (+4,07 % contre 0,93). Il reste que le mouvement
général est clair et sans équivoque : il y a bel et bien une
diminution nette de la productivité et du rythme d'incorporation du
progrès technique dans les processus productifs (par ailleurs, il
faut déjà noter que si la production par tête se redresse au cours
de la période suivante (+1,7 en moyenne), elle ne retrouvera plus
des taux comparables à ceux enregistrés au cours de "l'âge d'or").
En second
lieu, la baisse du salaire réel constatée pendant la période
illustre bien la faiblesse de la demande de consommation. Ainsi,
comme on l'a déjà relevé, les réductions de salaire furent
particulièrement importantes dans deux branches situées au coeur
même du processus d'accumulation intensive : le charbon et la
sidérurgie. De plus, elles se sont accompagnées d'un fort
accroissement du chômage : d'après les calculs effectués, le nombre
de sans travail a augmenté d'un demi-million entre 1873 et 1886. Ces
deux phénomènes ont contribué à réduire la demande de consommation
et imprimé une tendance dépressive au développement global.

Les transformations
des formes institutionnelles
Depuis 1848
et jusqu'en 1884 - à l'exception de l'intermède catholique entre
1870 et 1878 -, les libéraux, renforcés par l'abaissement du cens
électoral, ont occupé continuellement le pouvoir. L'opposition entre
catholiques et libéraux prendra la forme de guerres scolaires, dont
le motif tournera autour des lois édictées par les libéraux et
visant à renforcer le pouvoir de l'Etat au détriment de celui de l'Eglise.
En 1879, se
déclenche une nouvelle guerre scolaire. A ce moment, le Parti
catholique (fondé en 1863) fait campagne sur le thème : "l'école
neutre précipitera le courant socialiste qui s'annonce pour
engloutir l'ordre et la propriété"
(19).
En 1884, les élections révèlent un véritable raz-de-marée
catholique. Elles inaugurent un long règne d'occupation sans partage
du pouvoir, qui durera jusqu'au début du premier conflit mondial.
Le courant
socialiste annoncé se précipite parallèlement. En 1885, le Parti
Ouvrier Belge (POB) est fondé. L'année suivante, en 1886, une grave
crise sociale éclate. Parties de Liège et Verviers, les grèves se
généralisent à tout le sillon industriel wallon. 45.000 militaires
les réprimeront. Il y aura 25 morts. La grève est brisée, mais
désormais rien ne serait plus comme avant sur le plan social. Un
ecclésiastique, le père Muller, a pu écrire que "l'opinion
catholique et libérale, absorbée par la lutte scolaire, ne s'aperçut
guère de la lente transformation de la mentalité populaire. Il a
fallu l'explosion soudaine des grèves sanglantes de 1886 pour
dessiller les yeux les plus optimistes"
(20).
La grève
terminée, le gouvernement constituait "un Comité chargé de
s'enquérir de la situation du travail industriel dans le royaume et
d'étudier les mesures qui pourraient l'améliorer". Quelques mois
plus tard, le 9 novembre 1886, Léopold II annonçait dans son
discours du trône une nouvelle politique sociale. De ces initiatives
devaient sortir trois grands ensembles de réformes :
- la
réglementation des conditions de travail
-
Une
première loi, datée du 16 août 1887, imposait le paiement
des salaires en monnaie et réglementait les retenues que
l'employeur était autorisé à opérer sur les salaires. Le 31
décembre 1889, une autre loi interdisait le travail
industriel aux enfants de moins de 12 ans et limitait à 12
heures par jour le travail des garçons de 12 à 16 ans ainsi
que des jeunes filles de 12 à 21 ans
(21)
. Par la suite, d'autres dispositions législatives, portant
notamment sur la réparation des accidents de travail,
viendront compléter ce début de législation sociale et
marquer ainsi l'abandon du libéralisme "manchestérien".
- les
relations collectives
-
La
loi du 16 août 1887 créait les conseils d'industrie et du
travail et leur confiait deux missions essentielles :
-
servir d'organe d'information et de consultation pour le
gouvernement;
-
être un lien de conciliation et d'arbitrage lors des
conflits collectifs entre patrons et ouvriers et, dans
cette mesure, prévenir les grèves et autres "ruptures"
des relations sociales habituelles.
Il
faut également ajouter que la loi du 31 juillet 1889
accentuait la démocratisation des conseils de prud'hommes en
octroyant le droit de vote à tous les chefs d'entreprise et
à tous les ouvriers âgés de 25 ans et travaillant au moins
depuis quatre années.
- la
sécurité des travailleurs
-
On a
déjà cité, de ce point de vue, la loi de 1887 qui
réglementait les saisies sur salaires. Il faut y ajouter les
premières tentatives pour inciter les travailleurs à
constituer une épargne chômage. Certes, il existait des
fonds de solidarité créés par les syndicats pour venir en
aide à leurs membres sans travail. Mais ici un saut
qualitatif est effectué puisque les pouvoirs publics -
notamment locaux - se substituent purement et simplement aux
syndicats : il en va ainsi, par exemple en 1897 et 1899
lorsque les villes de Liège et de Gand établissent leurs
propres fonds de chômage. Indubitablement, il s'agit là des
premiers pas dans la voie de la constitution d'un système de
sécurité sociale.
Toutes ces
modifications reflètent un abandon de la vision concurrentielle du
marché du travail. De plus en plus, celui-ci n'est plus perçu comme
le lieu de rencontre d'une myriade d'individus - patrons et ouvriers
-, mais plutôt comme celui de l'affrontement de deux grandes
coalitions dans un jeu essentiellement non coopératif. Il en résulte
que tendanciellement les variations du taux de salaire ne
constituent plus le facteur d'ajustement principal de la demande et
de l'offre de travail. En d'autres termes, c'est un nouveau mode
d'organisation du marché - des marchés plus exactement - du travail
qui se profile.

L'évolution de la
régulation d'ensemble
Comme on s'en
doute, progressivement, une évolution politique se fait jour qui
remet en cause, du moins partiellement, l'ancienne régulation
concurrentielle et conduit à proposer une politique plus active de
la part de l'Etat. Cette évolution est liée à la naissance et à
l'affirmation du Parti Ouvrier Belge. Mais elle déborde largement
ses frontières. En effet au sein du courant libéral, un parti
progressiste s'était créé en 1887. Au fil du temps, il radicalise sa
doctrine et en 1894, il réclame rien moins que la création d'un
ministère du Travail, la fixation de la journée de travail maximale,
l'assurance obligatoire contre les accidents, la maladie, le
chômage, l'invalidité. Plus important encore, il prévoit la
constitution d'une véritable secteur public par le rachat des
chemins de fer, canaux, routes, ponts et charbonnages et par le
remplacement de la Banque nationale par une banque d'Etat, etc
(22)
. Du côté
chrétien, il faut noter l'apparition d'un courant démocratique après
1886. Ce courant s'appuie sur un ensemble de groupes ouvriers, de
syndicats, de coopératives, etc. Le bouillonnement est intense et en
1891, il en sort la Ligue Démocratique Belge qui fédère, au sein du
parti catholique, tous les groupements à tendance démocratique. Les
positions de la Ligue Démocratique étaient, en définitive, fort
interventionnistes : législation pour fixer le maximum de la journée
de travail et le minimum des salaires; création de caisses de
chômage; établissement d'une inspection du travail, etc.
Ces tendances
"interventionnistes" qui traversaient, en définitive, tous les
partis, devaient fatalement affecter la conception même de la
politique économique étatique. De ce point de vue, quatre faits
marquants sont à retenir :
-
dès 1884,
les positions libre-échangistes en matière agricole sont battues
en brèche par les lois de 1887 et 1895; le gouvernement
catholique - il importe de se souvenir que la paysannerie
constitue une fraction significative de l'électorat chrétien -
adopte plusieurs dispositions protectionnistes notamment pour ce
qui concerne le bétail et les produits de laiterie;
-
l'intervention de l'Etat - déjà apparente pendant la Révolution
industrielle avec la construction d'un réseau de chemins de fer
- se poursuit par la création de la Société nationale des
Chemins de Fer vicinaux (SNCV);
-
significativement, dès après la révolte ouvrière de 1886, le
Gouvernement annonce un programme de travaux publics, programme
qui nécessitait des dépenses pour un montant de 100 millions de
francs, ce qui est considérable pour l'époque;
-
tout
aussi significatif est le débat qui s'engage au début des années
1990 suite à la découverte de gisements houillers dans le bassin
campinois et qui porte sur l'intervention de l'Etat dans ce
secteur et donc aussi sur l'extension des fonctions économiques
des pouvoirs publics.

Conclusion : une nouvelle
période de croissance
A observer
l'ensemble des années 1873 à 1914, on aperçoit des évolutions
marquées à trois points de vue principaux :
-
les
formes institutionnelles - en particulier celles qui concernent
la force de travail- connaissent des transformations sensibles
et c'est ainsi que le rapport salarial échappe au fonctionnement
purement concurrentiel du marché du travail;
-
la
régulation concurrentielle subit une altération de ses
caractéristiques les plus essentielles et se combine désormais
avec une intervention étatique notablement accrue par rapport à
la période immédiatement antérieure;
-
après
avoir marqué un net ralentissement entre 1873 et 1890 suite à
l'enchaînement des crises conjoncturelles et à l'affaiblissement
des gains de productivité, le rythme de l'accumulation s'oriente
par la suite à la hausse, mais sans connaître la progression
caractéristique de l'âge d'or, ainsi que le confirme le tableau
6.
Tableau 6.
Taux de croissance des productions wallonnes par secteur (taux
composés annuels moyens)
Périodes |
Agriculture |
Industrie |
Produit physique |
1848 - 1873 |
0,52 |
4,34 |
2,16 |
1874 - 1895 |
0,63 |
1,54 |
1,06 |
1895 - 1910 |
0,90 |
2,69 |
1,97 |
Source :
GADISSEUR, J. Op Cit.
Toutefois,
une analyse globale de la période ne doit pas masquer un fait majeur
qui se produit au tournant des années 1900 : la diminution de la
part relative de la Wallonie dans l'activité industrielle de la
Belgique et corrélativement l'hyperspécialisation wallonne dans la
production d'acier.
Orientation bibliographique
12. GADISSEUR, J., "Le Triomphe Industriel",
L'Industrie en Belgique, Bruxelles, CCB/SNCI, 1981, p. 77.
13. Le rapport rémunération du capital/rémunération du travail est
passé de l'indice 100 en 1850 à l'indice 145 vingt ans plus tard.
14. CHLEPNER, B.S., Cent Ans d'Histoire Sociale, Bruxelles,
éd. de l'ULB, 1956, p. 73.
15. Les octrois étaient des droits
prélevés par beaucoup de villes sur la circulation des marchandises
et qui grevaient évidemment les prix des marchandises (on y a déjà
fait allusion plus haut comme moyen de mesurer la consommation
populaire).
16. On dira qu'il y a une crise commerciale, quand un
grand nombre de commerçants et négociants ont en même temps des
difficultés ou estiment qu'ils auront des difficultés à tenir leurs
engagements. La cause la plus habituelle de cet embarras général est
la baisse des prix après que ceux-ci aient été poussés vers le haut
par la spéculation, spéculation intense et généralisée à un grand
nombre de produits", STUART MILL, J., Principles of Political
Economy, Fairfield, Kelley, 1987, p. 527.
17. GADISSEUR, J.,
"Le Triomphe...", L'Industrie..., pp. 73-74.
18. On a déjà
signalé que ce progrès est dû à l'introduction du procédé Thomas-Gilchrist dans le processus de production de l'acier.
19.
PIRENNE, H., Histoire de la Belgique..., p. 102.
20. A.
MULLER, S.J., La Mission sociale de l'Etat. Cité par CHLEPNER,
B.S., Cent ans..., p. 208.
21. Elle interdisait également
le travail de nuit pour toutes ces catégories.
22. Voir CHLEPNER,
B.S., Cent Ans..., p. 166.
.../...
(Francis
Bismans, Une odyssée économique, dans
Wallonie. Atouts et
références d'une Région,
(sous la direction de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur,
1995.)
