Introduction
Décrire et
expliquer l'évolution économique de la Wallonie sur près de deux
siècles n'est pas chose aisée tant les faits à prendre en
considération sont nombreux et les interprétations multiples et
contradictoires. Aussi est-il indispensable, pour démêler l'écheveau
des données et explications, de disposer d'un fil conducteur, d'une
"boussole", en d'autres termes, plus appropriés, d'un modèle.
Ce modèle, le
voici - mais esquissé dans ses grandes lignes seulement.
Depuis la
révolution industrielle, la Wallonie, c'est d'abord un mode de
production spécifique, régi par des rapports que l'on peut qualifier
de "capitalistes" et qui sont caractérisés par l'existence de deux
grandes classes : l'une composée d'entrepreneurs, de capitaines
d'industrie qui possèdent les moyens de la production; l'autre,
constituée d'une myriade de salariés, dépourvus de tout instrument
de travail et obligés de vendre leur force de travail pour
subsister.
Une fois ces
rapports installés, c'est-à-dire, pour l'essentiel, dès 1847, la
Wallonie a été alors plongée dans la grande aventure des temps
modernes : la croissance économique avec son cortège de hauts et de
bas, ses espoirs, ses crises, ses drames parfois. Cette histoire,
grandiose certes, mais pleine de bruits et de fureurs, est scandée
par des discontinuités, des passages d'un mode de développement à un
autre. Par mode de développement, il faut comprendre :
-
un régime
d'accumulation, c'est-à-dire une forme déterminée de croissance
de l'économie globale et de ses deux grandes sections (biens de
production et biens de production ou d'investissement);
-
un
ensemble de formes institutionnelles relatives à la force de
travail et à la monnaie;
-
un mode
de régulation, c'est-à-dire un ensemble de règles de
comportement et de procédures qui assurent, compte tenu des
formes institutionnelles en vigueur, la continuité du régime
d'accumulation.
Telle est la
grille de lecture qui sera adoptée et dont nous demandons au lecteur
de nous concéder la valeur. Elle permet, en tout cas, de dresser une
périodisation du développement économique de la Wallonie et
d'organiser le matériau brut d'une manière que l'on veut cohérente.
On découpera
dès lors le processus socio-historique wallon en cinq grandes phases
caractérisées par un mode de développement bien particulier même si
le régime sociétaire reste capitaliste.
La première
phase, c'est la révolution industrielle qui se déroule entre 1770 et
1847 et met en place le régime sociétaire. Commence alors une époque
de croissance intensive, qui constitue à proprement parler la
période "classique" du développement capitaliste : le progrès
technique y est considérable et le mouvement cyclique palpable.
Cette deuxième phase prend fin en 1873. Elle est suivie par une
autre, qui apparaît à tous égards comme une phase très partagée : au
début, la croissance est moins forte, le progrès technique moins
intense et les grippages du système importants; par la suite, et
jusqu'à la première guerre mondiale, la croissance est plus soutenue
et des innovations techniques majeures interviennent, centrées sur
l'utilisation de l'électricité.
La période
d'entre-deux-guerres est celle de tous les dangers. Elle est
véritablement marquée par une grande crise, dont la société ne
sortira pas véritablement si ce n'est pour sombrer dans le deuxième
conflit mondial.
Il faudra, en
fait, attendre les "trente glorieuses" - c'est la cinquième et
dernière phase - pour que la Wallonie renoue, fût-ce tardivement,
avec la croissance intensive, mais aussi pour qu'elle se voit
dépasser, en termes de revenu réel, par la Flandre. Après quoi
survient la récession mondiale de 1974, qui ouvre une période de
mutation et de transformation du mode développement des trente
glorieuses, transformation dont il est bien difficile aujourd'hui de
prévoir la fin ou l'issue.
Mais en
définitive, quoi d'extraordinaire là-dedans ! Après tout, l'histoire
est ouverture et élargissement des possibles. Elle a ceci de
particulier qu'elle en remontre aux devins et aux futurologues.

I. La révolution industrielle
Une périodisation
La révolution
industrielle en Belgique et en Wallonie fut la première du continent
européen, immédiatement après l'Angleterre. En articulant temps
court et temps long, une quadruple périodisation ordonne son
déroulement :
-
la
périodisation longue, qui embrasse plusieurs siècles -
précisément du XIème siècle au XIXème siècle -, retient comme
trait caractéristique la lente croissance d'un groupe
d'entrepreneurs potentiels, croissance accompagnée du
développement d'un esprit et d'une mentalité d'entrepreneur;
-
la
périodisation moyenne dégage au sein de la précédente un
intervalle de quatre siècles (du XVIe au XIXe siècle), où
s'accumulent les connaissances techniques qui constitueront le
substrat technologique des bouleversements futurs;
-
la
périodisation courte découpe, dans le cadre des deux
périodisations précédentes quatre phases principales qui
façonnent la révolution industrielle proprement dite et
s'étendent de 1770 à 1847;
-
enfin, la
périodisation courte elle-même connaît un moment majeur entre
1798 et 1834, moment marqué sur le plan technico-économique par
l'adoption du premier ensemble mécanisé et sa diffusion dans le
reste de l'économie.
Quant aux
quatre phases qui constituent la révolution industrielle au sens
strict, elles s'agencent de la manière suivante
(1).
L'étape
préparatoire (1770-1798) voit l'apparition d'un "état de masse
critique" corrélatif d'une grande instabilité structurale et de
tensions croissantes. Elle se caractérise par des profondes
transformations aussi bien économiques que politiques, au nombre
desquelles il faut retenir la révolution industrielle anglaise, la
réunion des Provinces Belgiques et de la Principauté de Liège à la
France, la croissance démographique et la mise en place de
manufactures, mouvement accompagné de la destruction progressive du
travail à domicile dans les campagnes.
L'étape
décisive des réalisations majeures (1798-1834) est de loin la plus
importante puisqu'elle aboutit, comme on vient de le signaler, à la
mise en place des premiers ensembles mécanisés et à la
généralisation de l'utilisation des machines. Le point de non-retour
est alors atteint.
L'étape
suivante est brève. Elle s'étend sur quelques années, de 1835 à
1839. Elle expérimente à la fois la technicomanie et l'emballement
financier. Le goût de la technique se répand, mais sans qu'on en
mesure toujours les conséquences et les risques, tandis que le
système financier qui s'est développé à Bruxelles tisse des liens
avec l'industrie.
Enfin, vient
l'étape finale de consolidation (1840-1847) qui permet de "purger"
l'industrie des imprudents ou de ceux chez qui la technique l'a
emporté sur le calcul économique.
En
conclusion, à partir de 1848, la transition est terminée et le
nouveau mode de production est dominant.

Un développement polarisé
La révolution
industrielle, avec les différentes phases qui viennent d'être
exposées, ne s'est pas déroulée au même rythme sur tout le
territoire de la Belgique. Tout au contraire, elle s'est organisée
autour de pôles régionaux et industriels : Gand du côté flamand;
Verviers-Liège et Mons-Charleroi du côté wallon. On peut y
distinguer trois secteurs-clés : le textile, les houilleries et la
métallurgie. En combinant pôles de croissance et industries
motrices, on obtient la trame géographique de l'industrialisation en
Belgique : les charbonnages sont localisés à Liège, Charleroi et
dans le Borinage; le textile à Verviers et à Gand; la métallurgie à
Liège et à Charleroi.
D'un point de
vue chronologique, c'est à Gand que Liévin Bauwens avait installé
ses premières machines textiles. Verviers suivra en mécanisant son
industrie lainière, tandis que la révolution industrielle s'opérera,
pour l'essentiel, dans une zone bien délimitée : l'axe Haine-
Sambre-Meuse-Vesdre. C'est pourquoi l'industrie wallonne était
dominante durant toute cette période, fait qui est d'une importance
extrême pour comprendre l'évolution future de la Belgique et de ses
composantes régionales.
Par ailleurs,
on notera que Bruxelles n'intervient pas dans ce tableau et ce, pour
une double raison : chronologique dans la mesure où la Capitale
s'est insérée tardivement dans le processus de révolution
industrielle; raison de fond ensuite parce qu'elle a joué un rôle
particulier, politico-financier, dont il importe de prendre toute la
mesure.
A aucun
moment de la période envisagée, c'est-à-dire entre 1770 et 1848,
Bruxelles n'a rempli la fonction de pôle industriel. Cela dit, dès
1835, elle s'insère spécifiquement sous la forme d'un pôle
politico-financier dans le schéma général de la révolution
industrielle. Plus concrètement, elle va développer :
-
un
secteur-clé : la banque;
-
des
entreprises-pilotes parmi lesquelles la Société générale créée
en 1822 et la Banque de Belgique
(2)
;
-
une
vocation à structurer l'espace national belge dans sa totalité.
De la sorte
va se constituer une haute finance, un capital financier typiquement
bruxellois qui va tisser des liens étroits avec l'industrie -
essentiellement wallonne on l'a vu - par le biais de la constitution
de sociétés anonymes. C'est en pensant à cet énorme mouvement de
centralisation financière que Y. de Rotschild écrivait le 22
novembre 1836 qu'"il y a quelque chose d'effrayant à voir la
Belgique se transformer en une vaste fabrique d'actions".
Sectoriellement, les interventions de la haute banque se concentrent
dans la métallurgie, les charbonnages hennuyers, les charbonnages
liés à la métallurgie liégeoise, dans le zinc, le verre et la
filature du lin.

La mise en place des structures
capitalistes
Les classes
fondamentales
La révolution
industrielle a permis le passage de l'ancien régime économique au
nouveau, c'est-à-dire au système capitaliste de production. Ce
mouvement s'accompagne, ainsi qu'on l'a déjà signalé, de la
formation de deux classes sociales également nouvelles, définies par
leur position asymétrique à l'égard des principaux instruments de
production : la bourgeoisie et la classe ouvrière industrielle.
Pour ce qui
concerne le groupe des entrepreneurs d'abord, la firme est au départ
une entreprise familiale, tout particulièrement dans le secteur
textile. C'en est au point où l'entrepreneur associe femmes et
enfants à la direction des affaires : la pratique veut d'ailleurs
que toute la famille habite dans ou près de l'usine. C'est à ce
groupe quantitativement peu nombreux
(3)
qu'on réservera le terme de bourgeoisie industrielle. Mais à côté,
ou plus exactement en liaison avec cette bourgeoisie industrielle,
on a vu que s'était développée également une haute finance, un
capital financier. Ici, ce n'est plus l'entreprise familiale qui
domine, mais la société anonyme
(4).
Ce à quoi on a assisté à partir de 1833-34, c'est à la création
d'une véritable bourgeoisie financière, surdéterminée par son
rapport à Bruxelles. Comme l'écrit P. Lebrun, "le groupe de la haute
société bruxelloise [...] est fait de provinciaux se "bruxellisant",
de bourgeois s'anoblissant, de nobles s'embourgeoisant; il se
structure autour de trois éléments en étroite liaison : le Palais,
l'Administration supérieure et le gouvernement, la haute finance; il
ya réellement constitution [...] d'une bourgeoisie-aristocratie
bruxelloise[...]. Elle occupe en tout cas, et Bruxelles avec elle,
une position dominante sur et dans le pays"
(5).
La distinction entre ces deux fractions de la bourgeoisie trouvera
plus tard sa traduction sur le plan politique : alors que la
bourgeoisie industrielle se reconnaîtra volontiers dans les idées
libérales, la bourgeoisie financière se rattachera plutôt au
catholicisme politique.
La situation
de la classe ouvrière tout au long de la révolution industrielle est
épouvantable :
-
les
conditions de travail sont éprouvantes : la journée de travail
est de 12 heures, l'activité poussée au maximum; femmes et
enfants participent à la production;
-
l'hygiène
physique est nulle ou à peu près; le logement se réduit à une
chambre-taudis et l'alcoolisme ouvrier est une triste réalité;
-
l'insécurité et la peur du lendemain constituent le lot
quotidien; de plus, toute forme de coalition ou de groupement
est interdite (c'est le résultat de la loi Le Chapelier de
1804);
-
le
salaire est parfois inférieur au minimum nécessaire à la
subsistance et la reproduction de la force de travail.
D'une manière
générale, le salaire réel, donc compte tenu des variations de prix
des biens de consommation ouvrière, baisse jusqu'en 1811 ou 1817,
mais avec la restriction que les ouvriers, pendant cette période, se
livrent encore assez souvent à des cultures complémentaires. Par la
suite, le salaire réel se relève. Toutefois, les octrois communaux,
qui existèrent entre le début du XIXe siècle et 1859, permettent de
mesurer les quantités consommées par plus de 60 villes belges. De
leur examen, il résulte que les niveaux moyens de consommation ont
baissé pendant la révolution industrielle
(6).

Plus-value et
accumulation
Le moteur
d'une économie capitaliste réside dans la production d'un surplus,
d'un excédent par rapport aux dépenses occasionnées par la
production elle-même et la source de ce surplus se trouve dans
l'activité des hommes sur les lieux de travail. Plus précisément,
dans le processus productif, la force de travail produit une valeur
supérieure à celle qu'elle reçoit sous forme de salaire, en d'autres
termes une plus-value. Cette plus-value peut être accrue de deux
manières : soit en allongeant la durée de la journée de travail
(c'est la plus-value absolue), soit plus subtilement, à journée de
travail constante, en accroissant la productivité du travail (c'est
la plus-value relative).
La plus-value
se concentre entre les mains des propriétaires des moyens de
production. Elle peut alors connaître deux affectations : être
commencée ou être investie. Dans ce dernier cas, elle sert à
l'élargissement de la production selon un mécanisme multiplicatif :
la décision d'investir engendre une demande de biens
d'investissement, qui va conduire à une augmentation de la
production de la section productrice des biens de capital; cette
production accrue signifie à son tour des revenus accrus, en
particulier une plus-value additionnelle, qui permettra d'augmenter
à nouveau la demande d'investissements et ainsi de suite. Bien sûr,
il faut tenir compte dans l'analyse du processus d'accumulation du
capital de quelques difficultés supplémentaires, en particulier
celle-ci : l'accumulation peut se réaliser sur une base technique
invariante, auquel cas on parle d'accumulation extensive, mais elle
peut également se dérouler en modifiant profondément les processus
productifs - en gros en réduisant la part du travail par unité de
capital -, ce que l'on désignera par le terme d'accumulation
intensive : la production sur une échelle élargie s'effectue alors
en incorporant le progrès technique.
Plus-value et
accumulation sont donc liées dans la mesure où la première fournit
le moyen de la seconde. D'après P. Lebrun
(7),
l'ordre de grandeur des investissements nets de la révolution
industrielle en équipements et en immeubles est de 340 millions de
francs. De manière plus désagrégée, le tableau 1 fournit les ordres
de grandeur correspondants pour chacun des pôles industriels
distingués en Wallonie.
Tableau 1.
Estimation moyenne des investissements nets privés de la révolution
industrielle en immeubles et équipements - 1798-1847
|
Verviers |
Liège |
Mons |
Charleroi |
Total |
Laine |
46 |
|
|
|
46 |
Fer |
|
37 |
|
41 |
78 |
Charbon |
|
49 |
66 |
38 |
153 |
Zinc |
|
6 |
|
|
|
Verre |
|
3 |
|
6 |
|
Chimie |
|
|
|
|
? |
Total |
46 |
95 |
66 |
85 |
292 |
Source : LEBRUN, P.
Essai..., p. 662.
On prendra
garde cependant de ne pas mal interpréter ce tableau. En
particulier, il ne tient pas compte des investissements importants
réalisés par l'Etat que ce soit pour la construction
d'infrastructures de communication - routes, canaux, postes - ou de
chemins de fer.

L'intervention de l'Etat
Contrairement
à une fable encore largement répandue, l'intervention de l'Etat n'a
jamais été inexistante, même sous l'Ancien Régime ou aux débuts du
capitalisme. Dans ces deux cas, l'effort essentiel portait sur
l'infrastructure de base : routes et canaux. Toutefois, la
construction des chemins de fer belges par l'Etat représente un
événement qualitativement et quantitativement supérieur.
L'impulsion
décisive devait venir des dirigeants du jeune Etat belge qui
conçoivent la perspective dès 1831-1832. Techniquement, il
s'agissait de construire un réseau de voies ferrées organisé en
croix, centré sur Malines, et allant du Nord au Sud et d'Est en
Ouest.
Les travaux
commenceront en 1834, la première ligne est inaugurée en 1835,
tandis que l'ensemble du projet est achevé en 1843. Quelques
chiffres indiqueront à suffisance la prouesse technique qui a été
réalisée en un peu plus de huit ans : 560 kilomètres de lignes, 80
stations, 143 locomotives et 2518 wagons.
La
réalisation est tout aussi impressionnante sur le plan économique.
D'abord, le montant cumulé des sommes investies est considérable :
77 millions de francs en 1840, 137 millions en 1843 et 160 millions
en 1847. Ensuite, le coup de fouet à la circulation des marchandises
est énorme : de 1890 à 1847, le trafic des marchandises a été
multiplié par 9,5.
Mais les
effets économiques indirects ne sont pas moindres :
-
ce n'est
pas seulement le commerce intérieur qui est stimulé, mais
également les flux et échanges avec l'étranger;
-
les
commandes adressées à l'industrie de la construction mécanique,
à la sidérurgie et indirectement aux charbonnages contribuent au
développement de la production de ces secteurs;
-
d'un
point de vue plus macroéconomique, la construction des chemins
de fer a stimulé l'ensemble de l'activité économique par le jeu
bien connu du multiplicateur d'investissement et des dépenses
publiques.

Un monde nouveau
Entre 1832 et
1848, la croissance des productions wallonnes par grands secteurs a
évolué comme suit
(8)
: dans l'agriculture, le taux composé annuel a été de 0,78; dans
l'industrie, de 3,06. Il s'agit là, tout spécialement pour
l'industrie, de résultats assez extraordinaires.
On a donc
affaire à un processus de croissance accélérée bien inconnu
auparavant et qui va en quelques dizaines d'années transformer la
Wallonie en une zone essentiellement industrielle. Compte tenu du
caractère polarisé de l'économie, le tableau 2 fournit une bonne
indication des modifications dans la structure de la population
active wallonne.
Tableau 2.
Répartition de la population active (Belgique) en 1846
|
Chiffres bruts |
En
pourcent |
Primaire (agriculture, etc.) |
778.743 |
55,2 |
Secondaire (industrie) |
446.861 |
31,7 |
Tertiaire |
185.700 |
13,1 |
TOTAL |
1.411.304 |
100,0 |
Il en résulte
que l'industrie, concentrée pour une large partie en Wallonie,
occupe déjà près du tiers de la population active en 1846. La
Wallonie s'inscrit ainsi directement dans le sillage de la
Grande-Bretagne, premier pays à avoir accompli sa révolution
industrielle.

II. Une phase de croissance
intensive (1848-1873)
Les années
immédiatement antérieures et postérieures à 1848 devaient être
marquées par une quadruple crise : agricole, industrielle, monétaire
et enfin politique. C'est seulement lorsqu'elles furent surmontées
que le mode de développement intensif put développer ses
potentialités.
Les quatre crises
Dès 1845, la
"maladie de la pomme de terre" frappe l'agriculture et conduit à une
nette diminution de la production de tubercules. En 1846, c'est au
tour du seigle d'être frappé par la maladie - c'est la fameuse
"rouille". Toutes les provinces souffrirent de la disette, mais les
deux Flandres et les campagnes furent particulièrement touchées. Le
gouvernement de l'époque prit plusieurs décisions pour tenter
d'enrayer la famine, telles l'importation de blés étrangers, la
diminution des coûts de transport des denrées alimentaires, etc.
Mais rien n'y fit; la situation était si grave et si tragique qu'un
historien tel que H. Pirenne a pu écrire qu'"il faut remonter
jusqu'au Moyen-Age pour retrouver un spectacle analogue à celui
qu'offrit alors la misère des Flandres"
(9).
Pendant la deuxième moitié de l'année 1847, une crise conjoncturelle
se déclenche en Grande-Bretagne avant de s'étendre sur le continent.
Dès l'automne 1847, les baisses de prix agricoles sont notables et
le 25 octobre, la Banque d'Angleterre est obligée de renoncer à la
règle de couverture en or des billets et porte son taux d'escompte à
8 %. En France aussi, une crise monétaire se déclenche en octobre,
tandis que le chômage progresse dans le textile et la métallurgie et
gagne ensuite les chemins de fer. En Belgique, c'est l'industrie du
lin et de la toile, particulièrement développée en Flandre
occidentale et orientale, qui est d'abord touchée. Le travail était
pratiqué à domicile - depuis le XVIe siècle - par une multitude de
petits fermiers. Face à la concurrence, surtout extérieure,
croissante, les commerçants, qui achetaient les étoffes pour les
revendre, diminuèrent les salaires des tisserands à domicile en
espérant de la sorte se rendre plus compétitifs à l'exportation. En
définitive, le seul résultat de la diminution du taux de salaire fut
de réduire le revenu global à un moment où les prix des biens
alimentaires augmentaient considérablement. D'où l'entrée dans une
crise économique sérieuse.
Sur cette
crise commerciale vinrent se greffer des mouvements révolutionnaires
dans une bonne partie de l'Europe. Le 22 février 1848, des
manifestations de rue éclatent à Paris. Deux jours plus tard, le roi
Louis-Philippe abdique. Se forme ensuite un gouvernement provisoire
qui, sous la pression de la rue, se prononce pour la République. Le
spectre du jacobinisme hante l'Europe. Et effectivement, les 18 et
19 mars 1848, l'insurrection éclate à Berlin.
Parallèlement, la vague révolutionnaire s'étend en Italie, en
Tchécoslovaquie et en Hongrie, qui font alors partie de l'empire
autrichien, ainsi qu'à l'Autriche elle-même. Plus tard, le mouvement
gagnera la Pologne et même la paisible Hollande. A Paris, des
républicains belges en exil avaient formé une "légion belge" qui
devait libérer le pays (le 29 mars, cette légion passe la frontière
à Risquons-Tout, près de Mouscron, mais est rapidement dispersée).
Toujours
est-il que la crise commerciale et la crainte de la vague
révolutionnaire se conjuguèrent pour produire une véritable panique
sur les marchés financiers : le 25 février, la Bourse de Bruxelles
était fermée; le lendemain, celle d'Anvers faisait de même. Deux
jours plus tard, la Banque commerciale, à Anvers, était mise en
liquidation. Partout, le public se présentait aux guichets pour
échanger les billets contre des espèces et réclamer le remboursement
des dépôts bancaires. En un mois, c'est-à-dire du 15 février au 15
mars, le stock de billets de la Société générale passa de 15,7 à
10,3 millions, tandis que celui de la Banque de Belgique - banque
privée rappelons-le - tombait de 5,4 millions fin 1847 à 3 millions
le 20 mars 1848.

La sortie des crises
La crise
économique de 1847 représente, en fait, la première crise -
industrielle, par opposition aux crises essentiellement agricoles de
l'Ancien Régime -qui toucha l'ensemble des économies
industrialisées. Par la suite, il devait y en avoir bien d'autres
d'une périodicité approximativement décennale - on y reviendra. Mais
à l'époque, l'existence de crises de surproduction constituait une
énigme. Cependant, le point bas du cycle économique était atteint au
milieu de 1848 et la reprise fut vive en 1849 et 1850. - La sortie
du cycle s'effectua donc en quelque sorte "spontanément". Il en alla
de même pour la crise spécifiquement agricole.
La crise
bancaire de 1848 avait soulevé deux problèmes majeurs : d'une part,
la coexistence de plusieurs formes de la monnaie (billets de banque,
or, argent) non automatiquement convertibles; d'autre part, la
nécessité d'une régulation étatique pour éviter les faillites
bancaires et, en définitive, l'écroulement de tout le système des
paiements.
Pour assurer
l'équivalence entre les différentes formes de monnaie, le ministre
des finances de l'époque, Frère-Orban obtint de la Société générale
et de la Banque de Belgique qu'elles renoncent à l'émission de
billets au porteur. Il faudra cependant attendre 1855 pour qu'un
arrêt rétablisse la convertibilité des billets de banque. Par
ailleurs, avec la loi du 5 mai 1850 créant la Banque Nationale de
Belgique, une nouvelle étape de l'histoire monétaire - et pas
seulement monétaire ! - de la Belgique était franchie : la Banque
Nationale disposait désormais du monopole de l'émission de billets
de banque; de plus, ses statuts lui imposaient de constituer une
encaisse métallique égale au moins au tiers du total des billets en
circulation et des soldes des comptes courants de la Banque
(10).
A l'avenir, ce serait donc à la Banque Nationale de jouer le rôle de
grand régulateur du système monétaire et financier.
Même si les
événements de 1848 n'ont jamais sérieusement inquiété les autorités
belges, il n'empêche que le gouvernement Rogier-Frère-Orban - les
libéraux avaient conquis la majorité absolue en 1847 - introduisait,
pour donner satisfaction à son aile "progressiste", plusieurs
réformes politiques : diminution du cens électoral, ce qui eut pour
effet de doubler le corps électoral des villes; suppression du droit
du timbre sur les quotidiens; introduction de l'incompatibilité
entre un mandat de parlementaire et le statut du fonctionnaire.
Toutes ces mesures allaient encore renforcer l'image d'"Etat
constitutionnel modèle"
(11)
dont jouissait la Belgique à l'étranger.

L'âge d'or
En 1850, au
sortir de la quadruple crise des années précédentes, la Wallonie
disposait de nombreux atouts. Ses ressources naturelles étaient
abondantes : les réserves de charbon restaient importantes; on
pouvait trouver à bien des endroits des gisements de minerais de
fer, de plomb, de pyrite et de blende; le sous-sol recelait la
plupart des matériaux de construction depuis les marbres chimaciens
jusqu'aux ardoises du Luxembourg. Certains de ces matériaux
intéressaient directement l'industrie : la craie et l'argile pour la
fabrication des ciments, les terres réfractaires pour la
métallurgie, la pierre calcaire pour la chaux, etc.
La révolution
industrielle était terminée et avait solidement équipé tout le
sillon Haine- Sambre-Meuse-Vesdre d'un grand nombre d'entreprises
parfois très concentrées. L'industrie elle-même s'organisait autour
du triangle charbon-sidérurgie-construction mécanique. L'agriculture
n'était pas en reste puisque la Wallonie avait résisté, bien mieux
que la Flandre, à la maladie de la pomme de terre.
Quant à la
main d'oeuvre, elle était en définitive fort qualifiée et
compétente. De surcroît, elle présentait, du point de vue des
industriels, un avantage majeur : sa rémunération était plus faible
qu'à l'étranger; à travail identique, les salaires étaient d'un
tiers ou de la moitié inférieurs aux salaires britanniques.
Tous ces
avantages comparatifs devaient donner un coup de fouet considérable
à la croissance wallonne durant le troisième quart du XIXe siècle.
Et de fait, lorsqu'on examine les principales données, on ne peut
qu'être frappé par les performances économiques réalisées en un peu
plus de deux décennies.
Tableau 3.
Production des principales branches industrielles wallonnes et
belges
(Taux de croissance composés moyens)
Branches |
Wallonie 1849 - 1873 |
Belgique 1850 - 1874 |
Charbon |
4,4 |
4,35 |
Hauts fourneaux |
5,9 |
- |
Fabriques de fer
|
9,5 |
9,4 |
Aciéries |
19,1 |
- |
Fonderies |
7,3 |
7,3 |
Machines et mécaniques |
10,3 |
10,5 |
Zinc |
5,1 |
5,1 |
Laine (tissus) |
10,3 |
10,17 |
Verre |
6,0 |
5,95 |
Arme |
1,9 |
1,83 |
Industrie |
4,4 |
3,73 |
Source :
GADISSEUR, J. Le Produit...
Pour bien
comprendre le tableau 3, il faut d'abord se rappeler qu'en période
longue, il est préférable de se référer aux productions physiques
plutôt qu'aux valeurs. Aussi, les taux de croissance qui y figurent
sont exprimés en volume. Cela étant précisé, ce qui frappe de prime
abord, c'est l'importance du taux de croissance moyen de l'industrie
: 4,4 pour cent en Wallonie contre 3,73 pour l'ensemble de la
Belgique. De tels résultats impliquent que la part relative de la
Wallonie dans l'activité industrielle belge a augmenté tout au long
de la période étudiée.
Si l'on se
situe à un niveau plus désagrégé - celui des secteurs -, on
s'aperçoit que les branches qui connaissent le plus fort
accroissement sont liées soit à la sidérurgie (fer, aciéries), soit
à la construction mécanique (machines et mécaniques). Signalons, en
passant, que ces branches sont localisées en Wallonie pour
l'essentiel (en témoigne le fait que les résultats de la Belgique
sont extrêmement proches des résultats wallons).
On constate
donc une grande disparité dans l'évolution des branches
industrielles. Toutefois, il est clair que c'est du triangle
charbon-sidérurgie-construction mécanique que vient l'impulsion
principale. Par contre, même si le tableau ne le montre pas, mais on
peut le déduire de la comparaison des pourcentages sectoriels et du
pourcentage global, les industries qui travaillent pour le marché
intérieur des biens de consommation - l'alimentation, le cuir, etc.
- se développement beaucoup plus lentement. On doit en tirer la
conclusion que la croissance était portée bien davantage par
l'investissement que par la demande de consommation.
Ajoutons,
pour compléter le tableau économique de la période considérée, que
l'agriculture wallonne - toujours en termes de quantités physiques -
a crû de 0,52 pour cent par an, ce qui, comparé aux 4,4 pour cent de
l'industrie, est faible. A noter que le taux flamand est tout aussi
faible et que les rendements sont tout à fait comparables de part et
d'autre de la frontière linguistique.
Orientation
bibliographique
1. Voir
LEBRUN, P. et al., Essai sur la Révolution industrielle en
Belgique 1770-1847, Bruxelles, Palais des Académies, 2ème éd.,
1981, p. 589.
2. La Banque de Belgique est une banque privée
fondée en 1835 qui n'a rien à voir avec la Banque nationale de
Belgique créée en 1850 par Frère Orban.
3. D'après les
estimations de P. Lebrun, on dénombre 1500 entrepreneurs répartis
sur trois générations pendant la révolution industrielle.
4.
Quatre cinquièmes des sociétés anonymes sont contrôlées par la
Société générale et la Banque de Belgique. Voir LEBRUN, P. et al. Essai..., pp. 532-533.
5. Ibid, pp. 574-575.
6. Ibid, pp. 677-678.
7. Ibid, p. 661.
8. Source : GADISSEUR, J.,
Le Produit Physique de la Belgique 1830-1913
Agriculture, Bruxelles, Palais des Académies, 1990 et
Industrie, à paraître.
9. PIRENNE, H., Histoire de la
Belgique, Bruxelles, Lamertin, 2e éd., 1948 (1e éd. 1931), tome
7, p. 129.
10. Pour plus de précisions sur la loi du 5 mai 1850,
voir JANSSENS, V., Le Franc Belge. Un Siècle et Demi d'Histoire
Monétaire, Bruxelles, Editions de Services Interbancaires, 1976,
pp. 58-59.
11. Expression de K. Marx.
.../...
(Francis
Bismans, Une odyssée économique, dans
Wallonie. Atouts et
références d'une Région,
(sous la direction de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur,
1995.)