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La Wallonie, une région en Europe

Catalyse fouronnaise (1) - (1995)

Pierre Verjans
Chercheur au Service des Etudes et de la Statistique du Ministère de la Région wallonne

La question que nous posons ici consiste à éclairer les raisons de l’importance accordée dans l’histoire politique belge des dernières décennies au territoire et aux habitants de Fourons. Quatre mille habitants expliquent mal, en effet, pourquoi les politiciens des deux côtés de la frontière linguistique en Belgique ont fait tomber plusieurs gouvernements d’un pays de dix millions d’habitants. Le petit territoire de Fourons se situe à l’Est de la Belgique, collé au Sud du Limbourg néerlandais. Le centre de gravité démographique des trois villes de Liège, Maastricht et Aix-la-Chapelle se situe au milieu de Fourons. Cette région rurale ne constitue un gisement ni de matière première stratégique ni de capacité de production exceptionnelle. L’enjeu politique du problème fouronnais dépasse donc son poids matériel qu’il soit électoral ou économique. Autrement dit, il faut aller chercher dans le domaine de la symbolique politique pour trouver la clef du mystère fouronnais.

La recherche devra donc s’orienter vers deux pistes complémentaires, la première consistant à explorer le système politique belge de façon à permettre de comprendre comment il fut possible qu’une population aussi peu nombreuse ait pu mobiliser des ministres de gouvernements; et la seconde cherchant à mettre en évidence les caractères spécifiques de la population fouronnaise qui l’ont poussée à prendre l’attitude revendicatrice majoritairement pro-liégeoise et une attitude tout aussi revendicatrice mais minoritaire celle-ci, pro-flamande.

La symbolique politique de la Belgique, comme celle des autres Etats européens, est traversée par des lignes de clivage qui structurent les opinions politiques sur base de problèmes qui ont été posés à la société, autour desquels celle-ci s’est organisée et qui ont figé une problématique.

Deux de ces clivages sont des produits directs de ce qu'on peut appeler la Révolution nationale : le conflit entre la culture centrale édifiant une nation et la résistance croissante des populations sujettes, ethniquement, linguistiquement ou religieusement distinctes dans les provinces et les périphéries; le conflit entre l'Etat-nation centralisateur, standardisateur et mobilisateur et les privilèges corporatifs historiquement établis de l’Eglise.

Deux d'entre eux sont les produits de la Révolution industrielle : le conflit entre les intérêts ruraux et la classe montante des entrepreneurs industriels; le conflit entre propriétaires et employeurs d'un côté et les non-possédants, travailleurs et ouvriers de l'autre (2).

Ces clivages sont restés longtemps vivants dans le contexte belge et il y a peu de temps que l’un d’entre eux a modifié le contexte même qui les avait fait naître. Le premier d’entre eux, opposant le centre à la périphérie, est représenté en Belgique par la fracture entre une bourgeoisie libérale francophone tentant de construire un Etat viable et donc fort militairement, diplomatiquement et par conséquent administrativement et un mouvement flamand populiste, linguistiquement différent, revendiquant une appartenance catholique, pacifiste par opposition au militarisme libéral et exigeant le respect de la dignité culturelle de son langage et donc son autonomie culturelle. Les règles de "fédéralisme par scissiparité" qui en sont le fruit ont bouleversé le paysage constitutionnel de l’Etat depuis 1970, soit depuis une génération.

Le clivage entre l'Etat centralisateur et les privilèges corporatifs de l'Eglise catholique a agité la vie politique belge sans cesse depuis la naissance de l'Etat, à un point tel que la devise étatique réclame une union pour faire la force, union qui a donné son nom à la première période politique belge, de 1830 à 1842, l'unionisme, le terme union étant délibérément préféré au terme unité, celui-ci signifiant un état de fait acquis tandis que celui-là se réfère à une action à réitérer et à construire tous les jours. Les "guerres scolaires" se sont terminées en 1959 par le Pacte scolaire, inscrit depuis dans la Constitution.

Le clivage opposant les intérêts ruraux à la classe montante des entrepreneurs industriels fut, en Belgique, marqué par la création de la Nation sur un consensus apparent de situation post-révolutionnaire, supposant acquis les droits de propriété et les libertés anglo-saxonnes et supprimant toute différenciation d’ordre. Au fond, la hiérarchie catholique restait opposée à la modernisation et à la démocratie formelle car le modèle jacobin de légitimité populaire lui servait de repoussoir. La modernisation et l’urbanisation étaient analysées comme des causes de déchristianisation et la perte du respect de l’autorité vécue comme remise en cause de l’ordre divin et donc ecclésiastique.

Le clivage possédants-travailleurs est inscrit dans les nouveaux droits constitutionnels à mener une vie conforme à la dignité humaine tels que les énumère l'article 23, formulation des droits de la troisième génération. On peut aussi y voir un reflet dans le principe du suffrage universel pur et simple, fruit d'une longue lutte de la classe ouvrière, acté à l'article 61. Cette opposition a réellement structuré la vie politique en Belgique comme dans les autres pays même si les traces qu'elle a laissée dans la Constitution ne sont pas proportionnelles à la place qu'elle a prise pour l'électorat.

Le premier clivage repose sur l’affirmation d’une ethnicité, au sens où Marco Martiniello la définit d’une des formes majeures de différenciation sociale et politique d’une part, et d’inégalité structurelle, d’autre part, dans la plupart des sociétés contemporaines (3). Cette ethnicité repose sur la production et la reproduction de définitions sociales et politiques de la différence physique, psychologique et culturelle entre des groupes dits ethniques qui développent entre eux des relations de différents types (coopération, conflits, compétition, domination, reconnaissance, etc.) (4).

L’ethnie qui se construit depuis l'indépendance de la Belgique jusqu'à la publication du décret de septembre, c'est l’ethnie flamande, périphérique par rapport au centre de pouvoir belge – à tel point périphérique que Bruxelles qui était une ville flamande au début de la période va devenir une ville francophone, rejetant dans la périphérie du pouvoir les habitants pratiquant le dialecte brabançon – ethnie flamande qui va être agitée par un réseau de travailleurs culturels de qualité, ayant une formation scolaire élevée, un contact permanent avec la population et n'étant pas découragés par les échecs apparents que l'histoire immédiate inflige aux acteurs sociaux (puisqu'aussi bien, ils travaillent pour l'éternité) soit le petit clergé, âme du flamingantisme populiste, agricole.

Les trois niveaux de l’analyse sociale sollicités par Marco Martiniello devront donc être utilisés afin de démonter l’histoire de la constitution d’une double identité ethnique dans les villages de Fourons. L’analyse microsociale décrira l’évolution des sentiments individuels, les modifications dans la conscience d’appartenance qu’éprouve l’individu à l’égard d’un groupe ethnique au moins. Au niveau mésosocial ou groupal, l’attention se portera sur la mobilisation ethnique et l’action collective ethnique, soit les processus par lesquels les groupes ethniques s’organisent et se structurent sur la base d’une identité ethnique commune en vue de l’action collective. Le regard macrosocial soulignera les contraintes structurelles de nature sociale, économique et politique qui façonnent les identités ethniques et qui assignent les individus à une position sociale déterminée en fonction de leur appartenance imputée à une catégorie ethnique.

La pesanteur de l’histoire de la longue période chère à Fernand Braudel (5) s’entremêlera donc à l’analyse macrosociale pour esquisser d’abord les conditions d’émergence d’une ethnicité flamande en Belgique, ce qui exigera une petite digression par rapport aux villages fouronnais mais cette digression constitue un indispensable contexte.

L'Etat qui se met en place en 1830, avec l'accord des grandes puissances de l'époque est un Etat essentiellement francophone, parce que la bourgeoisie est francophone tant au nord qu'au sud du pays, alors que la population est patoisante, flamande au nord et wallonne au sud. Cette bourgeoisie va écrire une Constitution libérale, assurant une protection des droits des citoyens face au pouvoir et une séparation des pouvoirs entre eux. Cette Constitution s'oppose à l'autoritarisme de l'Ancien Régime et permet la liberté d'expression et de la presse, la liberté d'association, la liberté d'aller et de venir, la liberté… et le droit à la propriété privée. Nous sommes donc baignés dans l'idéologie capitaliste et sa défense du droit individuel à l'enrichissement. Bien que l'emploi des langues soit affirmé libre, le texte de la Constitution, par exemple, n'est établi qu'en français et il faudra attendre 1967, soit plus de cent trente ans, pour que ce texte soit officiellement établi en néerlandais.

En Belgique, d'après Pierre Lebrun (6), la phase cruciale de la Révolution industrielle, c'est-à-dire l'installation du premier ensemble mécanisé et son imitation par un certain nombre d'entreprises pilotes, commencée en 1798, est achevée dans les régions entraînantes de la Belgique, en 1834. La plus large part des entrepreneurs industriels va se reconnaître au bout d’un certain temps dans le nouvel Etat qui va lui procurer un marché bienveillant. L'existence de ces pôles industriels au sud du pays, l'urbanisation et la déchristianisation qui y sont liées aura des effets à long terme sur l'imaginaire flamand. Même si les premiers capitalistes parlaient très probablement le wallon plutôt que le français, le français apparaîtra en effet comme la langue des villes tentaculaires qui dénaturaient le paysan flamand.

A la base de la création du mouvement flamand se trouve une opposition aux fransquillons, bourgeois francophones habitant en Flandre s'exprimant en français dans un souci de distinction sociale conçue comme ensemble de stratégies de reproduction […] par lesquelles les individus ou les familles tendent, inconsciemment et consciemment, à conserver ou à augmenter leur patrimoine et, corrélativement, à maintenir ou augmenter leur position dans la structure des rapports de classe (7). La langue française apparaissait donc comme une langue de domination, d'aliénation, d'exploitation voire d'émigration vers les pôles industriels et, par là, de dénaturation. Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, la paysannerie européenne dut faire face à une politique libre-échangiste qui permettait l'importation à bas prix de céréales produites aux Etats-Unis et ceci afin de nourrir à moindre frais un prolétariat industriel grandissant, force de travail de la puissance économico-militaire de l’Etat. Cette crise économique renforça la précarisation de la paysannerie. La réplique à une telle situation se trouvait dans le modèle allemand des coopératives agricoles ou Raiffeisenkassen qui furent imitées en Flandre par le réseau de l'Alliance agricole ou Boerenbond. Le Boerenbond fut, dès l'origine et jusqu'à aujourd'hui, un pilier du Parti catholique flamand. Bien que l'oppression en Flandre, dans un système économique essentiellement agricole et que l'oppression en Wallonie, dans un contexte économique essentiellement industriel, soient organisées autrement et par des acteurs différents, le français comme langue va être défini en bloc comme l'adversaire du mouvement flamand. A tel point que, dans le roman phare de la littérature flamande contemporaine, l'auteur peut faire dire à un de ses personnages d’enfants : Qu'est-ce que cela signifiait ? Qu'il lisait de sales romans français. Ce qui est roman est français. Nous autres, c'est germanique. Dieu a ainsi distribué les choses sur terre. Des races différentes, certaines sont plus proches de Son coeur, pour des raisons que Lui seul connaît (8).

Le romantisme avait axé son projet social sur la recherche de racines identitaires et par conséquent avait ouvert la voie à la quête d'ethnies inscrites dans la longue durée. Un ciment idéologique, préparé par les poètes et romanciers flamands était donc disponible pour la construction de l'identité collective de la Flandre.

Comme dans les autres pays européens examinés par Stein Rokkan, l'Église prend donc une place importante en Flandre, non seulement pour tenter de maintenir son monopole du contrôle des classes pauvres ou pour mettre en place un système d'enseignement (élargi en 1914 à l'ensemble de la population par le vote de la loi sur l'enseignement obligatoire), mais aussi par la mise en place par le bas clergé de réseaux de défense du peuple flamand, au niveau linguistique, agricole et plus tard syndical.

A la fin du siècle, la démocratisation du droit de vote, son élargissement va renforcer la présence populaire et donc "flamande" au Parlement. Le suffrage censitaire établi en 1830 accordait le droit de vote aux citoyens qui payaient un certain niveau d'impôt et avait pour conséquence qu'un seul pour-cent de la population avait le droit de vote. La première révision de la Constitution, en 1893, va supprimer ce système trop élitiste et ouvrir un suffrage plural, donnant à tous les hommes le droit de voter, tout en donnant plusieurs voix aux pères de familles, aux "censitaires" et aux "capacitaires", c'est-à-dire aux diplômés. Il s'agissait de donner une satisfaction partielle aux revendications exaspérées de la classe ouvrière en Wallonie. La deuxième révision de la Constitution en 1921 entérinera le principe du suffrage universel pur et simple pour les hommes déjà appliqué en 1919 afin d'offrir une soupape de sécurité aux exigences d'une classe ouvrière sortant de la guerre épuisée et furieuse, contaminée par les comités de soldats allemands séduits eux-mêmes par l'expérience bolchevique qui avait voulu donner le pouvoir aux ouvriers.

La construction d'un réseau scolaire concurrent, la défense de l'identité collective définie de façon préférentielle par la langue, l'alliance des agriculteurs, l'élaboration difficile et conflictuelle mais progressive d'une doctrine sociale de l'Eglise incluant enrichissement individuel et redistribution d'une partie de la richesse, permettent à l'Eglise d'être présente dans chacune des lignes de fracture de la société flamande.

En Wallonie, les acteurs sociaux qui émergent et se présentent comme défenseurs du peuple optent, dans le clivage centre -périphérie, pour le renforcement du centre, au nom d'une ligne politique qui ressemble fort au jacobinisme classique, défenseur de l'égalité de tous les citoyens sur tout le territoire, de telle sorte que la défense de la langue wallonne va apparaître comme une attitude culturelle sans connexion avec le champ politique. La défense de la Wallonie sera donc axée non sur une base culturelle mais sur une motivation économique renforcée par un discours d'utopie ouvriériste dominant.

Dans un deuxième temps, après la révision constitutionnelle de 1921, les politiciens flamands, profitant de la majorité numérique flamande en Belgique, monopolisent les ministères aux budgets les plus prometteurs pour une modernisation économique, renforçant le réseau ferroviaire puis autoroutier, aménageant le port d'Anvers puis de Gand et de Zeebruges, préparant en fait la révolution postindustrielle en tissant un réseau de petites et moyennes entreprises sur une infrastructure payée par l'Etat belge, essentiellement alimenté par l'industrie wallonne. Cette domination flamande peut être illustrée par la monopolisation des postes de ministre de l'Economie par des personnes issues de la Fédération du patronat flamand (Vlaams economisch Verbond) parmi de nombreux autres indicateurs utilisables. Cette ligne politique représente le courant minimaliste du mouvement flamand contre laquelle se dressent les maximalistes, exigeant plus d'autonomie pour la Flandre. La figure suivante illustre une raison de la prédominance du courant minimaliste de 1920 à 1970.

Figure 1 : Evolution comparée des populations par région depuis l'indépendance (9)

Avec l'effondrement charbonnier et sidérurgique, la Wallonie reproduit la situation de minorisation politique et économique qui était celle de la Flandre dans la période industrielle, tandis que la Flandre reproduit l'attitude fière et "distinguée" de ces bourgeois francophones qui dominaient la Belgique lors de sa naissance. A la revendication flamande d'autonomie culturelle a répondu la revendication wallonne d'autonomie économique, laquelle a entraîné à nouveau le mouvement flamand dans la même logique.

D’après Francis Bismans, le Produit intérieur brut par habitant de la Flandre a rejoint en 1966 le PIB par habitant de la Wallonie (10). Dès lors, il est compréhensible que la ligne maximaliste l’emporte dans les années qui suivent et que le mouvement flamand se radicalise puisqu’aussi bien la Wallonie qui jusqu’alors avait apporté plus qu’elle n’avait coûté à l’Etat belge et donc à la Flandre commençait à coûter plus qu’elle ne rapportait. La majorité numérique des Flamands suffisait à imposer aux hommes politiques francophones des compromis dont les gains étaient proportionnels à leur poids politique.

C’est dans ce contexte et cette dynamique globaux que se situe la construction de l’identité ethnique des Fouronnais. On l’a dit, cette identité est double, majoritairement francophone et minoritairement flamande. Nous allons tenter de décrire cette évolution en tenant compte à la fois de la dynamique interne à Fourons et de la relation entre la dynamique externe décrite plus haut et ce mouvement interne, c’est-à-dire en tenant compte de l’image de Fourons qui va être créée dans les opinions publiques flamande et francophone.

Le premier militant ethnique flamand d'envergure à Fourons fut le curé Veltmans. L'actuel Centre culturel flamand de Fouron-Saint-Martin porte son nom. Nous allons suivre sa trajectoire afin de saisir deux composantes essentielles du militantisme flamingant – et particulièrement à Fourons – le populisme et le nationalisme linguistique.

A la fin du dix-neuvième siècle, plusieurs tentatives de formation démocrate chrétienne virent le jour en Belgique, dans le même élan qui poussa le pape Léon XIII à publier l'encyclique Rerum Novarum. A Alost, le prêtre Daens se fit élire au Parlement national sur une liste dissidente, encourant ainsi les foudres de l'autorité épiscopale. A Liège, le prêtre Pottier regroupa également dans une Union démocratique chrétienne, des chrétiens qui entendaient lutter pour faire respecter la "dignité du travailleur". L'abbé Veltmans, fils de paysans campinois, termina ses études au Collège de Rome, sommet du cursus scolaire ecclésiastique et commença dans la banlieue industrielle liégeoise une carrière qui aurait dû être ascendante. Mais ses origines sociales, sa sensibilité et ses contacts quotidiens avec la vie des travailleurs lui firent prendre des positions politiques dans le groupe de Pottier. L'abbé Veltmans est cité parmi les jeunes abbés qui soutinrent Pottier (11) et fut le fondateur du Cercle Saint-Christophe qui organisa des réunions mensuelles, où des orateurs démocrates chrétiens tels Pottier lui-même ou Godefroid Kurth prirent la parole.

Par suite, semble-t-il, de sanctions épiscopales, il fut nommé curé à Saint-Remy, village wallon à la fois rural et charbonnier, puis de nouveau muté, à Fouron-Saint-Martin cette fois.

Là, au contact d'une population principalement paysanne et de dialecte thiois, il réagit de la même façon que l'ensemble du bas clergé de Flandre et lutta pour faire respecter la dignité du peuple flamand, lutte nationaliste, linguistique, religieuse et populiste. De militant social, il se mue en militant linguistique. Au niveau microsocial, il s’agit bien d’une trajectoire de modification de l’identité ethnique. Même le Boerenbond qu'il implanta à Fourons se définissait avant tout comme une coopérative d'achat et de vente pour les paysans flamands catholiques, les arguments national flamand et religieux n'étant pas moindres que l'argument paysan. Il prenait appui sur la langue de culture la plus utilisée par les habitants – et nous soulignons le fait qu'il ne prêtait attention qu'à la langue de culture et non pas aux langues usuelles ou dialectes. Sa prise de position se basait aussi sur un antisocialisme virulent. Le Parti socialiste était en effet perçu par les démocrates chrétiens comme un instrument de déchristianisation de la classe ouvrière et, à ce titre, devait être combattu sur tous les fronts. L'utilisation du français était censée favoriser le Parti socialiste, puisqu'il était le parti dominant dans la région industrielle liégeoise après l'introduction du suffrage universel pur et simple en 1919. C'est donc à un nationalisme basé uniquement sur la langue de culture que l'abbé Veltmans adhéra.

Il entretint une correspondance avec M. Florimond Grammens, militant ethnique flamand qui, entre les deux guerres mondiales, chercha à établir des critères permettant de fixer la frontière linguistique – il avait baptisé sa maison à Enghien le "poste frontière linguistique". C'est par la lutte de longue haleine de personnalités comme Grammens, relais de l'abbé Veltmans, que se popularisa dans l'opinion publique flamande le concept de fixation de la frontière linguistique. En effet, pour des raisons au moins autant économiques que culturelles, le français gagnait du terrain sur le flamand, notamment dans la périphérie bruxelloise. Les campagnes autour de Bruxelles se transformaient en faubourgs bourgeois et petit bourgeois de la capitale et se francisaient par la même occasion : phénomène que les sociologues flamands appellent la tache d'huile. Luttant contre la tache d'huile, il était compréhensible que les militants ethniques flamands voient en d'autres endroits de la frontière linguistique les analogies avec la situation contre laquelle ils combattaient. Soulignant les ressemblances, ils en vinrent à oublier les différences. Nous verrons plus loin que les aspects économiques, démographiques, administratifs, historiques et culturels sensu lato, à Fourons notamment, sont radicalement différents de la réalité bruxelloise. Mais, sur le plan strictement linguistique déjà, la population fouronnaise ne vivait pas le même phénomène qu'à Bruxelles. Les pratiques linguistiques particulières à Fourons ressemblent d'ailleurs à celles en vigueur dans l'ensemble du Limbourg belge et à celles d'une partie des cantons germaniques de la province de Liège. Comme celles-ci, elles s'expliquent par des analyses économiques, démographiques, administratives, historiques et culturelles que nous découvrirons plus loin.

Malgré cette complexité linguistique, les militants flamingants de Fourons ne virent qu'un aspect des choses : l'utilisation du néerlandais. Ils créèrent ainsi l'image d'une population fouronnaise flamande qui se refuse à admettre son identité flamande sous la pression de notables locaux. Nous verrons plus loin ce qu'on peut en penser. Le Fouronnais imaginaire flamand était en route et ce Fouronnais imaginaire reste présent dans les articles de la presse ou dans les livres qui parlent en flamand de Fourons. De même, les journaux flamands retiennent et oublient de la situation fouronnaise les mêmes aspects. Ainsi se crée une image du Fouronnais, répandue dans toute la Flandre, image qui est fausse parce que partielle. Les journalistes ou les auteurs, frappés par des éléments de la situation auxquels ils sont sensibles, en arrivent à ne parler que de ces éléments-là. Le public, qui n'est plus informé que de ce qui frappe les journalistes, c'est-à-dire de ce qui les étonne ou les révolte, se construit une image du Fouronnais dont la cohérence, par un choc en retour, exige que les journalistes l'entretiennent. De cette interaction naît et se renforce le Fouronnais imaginaire par rapport à qui tout politicien flamand doit se situer et agir. Quelle que soit en effet la connaissance réelle du problème que tel ou tel politicien a, l'important, ce sur quoi il sera jugé par les salles de rédaction, l'opinion publique et le corps électoral, c'est son attitude par rapport au Fouronnais imaginaire flamand. Ceci explique l'intransigeance des politiciens flamands face à ce problème. Intransigeance d'autant plus forte que l'identité nationale flamande est fondée avant tout et principiellement sur l'utilisation d'une langue commune, langue qui constitue aussi la définition de base du Fouronnais imaginaire. Cette union intime d'une nation qui est en train de se construire par les communautarisation et régionalisation de l'Etat belge et d'une commune en soi de peu d'importance mais très lourde et très chère symboliquement, cette union intime par le biais d'un principe de base rend toute concession improbable tant que le Fouronnais imaginaire aura le pas sur le Fouronnais réel ou tant que le réel ne rejoint pas l'imaginaire.

Lors du recensement décennal de la population de 1930, la majorité de la population de Fourons avait répondu, à la question portant sur la langue utilisée, qu'elle parlait le flamand. Une loi postérieure, datant de 1932, donna à cette déclaration des conséquences juridiques et certaines administrations furent flamandisées pour la population fouronnaise, puisqu'une majorité disait parler cette langue. En 1933, le comte Lionel de Sécillon, bourgmestre de Teuven, réunit un Comité de Défense regroupant les élus communaux des Fourons mais aussi ceux des communes de langue allemande, qui décida [...] qu'il "fallait maintenir le français comme langue administrative; "les communes de la Voer devraient cependant continuer à "faire leurs avis dans les deux langues. Il demanda que les "fonctionnaires publics en rapport direct avec les administrés "de leurs communes soient bilingues (12).

Ce passage est symptomatique de la réaction des francophones de Fourons. D'abord parce que c'est une réaction, c'est-à-dire un mouvement qui s'organise a posteriori, après le fait accompli, après une victoire du militantisme national flamand dans l'Etat belge. Ensuite, il montre deux caractéristiques de la première réaction francophone locale.

Elle s'appuie sur et est menée par des élus locaux, qui se sentent responsables du sort de leurs concitoyens; jusqu'en 1974, ce trait va rester stable.

Les "francophones" de Fourons ont toujours demandé que le public en contact avec l'administration puisse choisir la langue qu'il utilise; ce trait est toujours resté une demande essentielle des "francophones" (13) fouronnais. Cette tolérance doit être comprise par le capital culturel relativement plus élevé de cette petite bourgeoisie catholique qui pouvait voir dans cette exigence de bilinguisme un critère de sélection administratif suffisamment dur pour assurer une certaine pérennité à son pouvoir. On devra également se souvenir de cette tolérance pour interpréter les résultats électoraux locaux. Une position aussi tolérante permettait en effet à un habitant "se sentant Flamand" de voter pour un représentant de cette liste, tandis que l'inverse n'est pas vrai, les militants ethniques flamands de Fourons exigeant l'unilinguisme néerlandais pur et simple.

Pour illustrer l'organisation et le rôle dans la vie quotidienne de ce que nous avons appelé la petite bourgeoisie locale, nous traduisons un extrait d'article paru dans l'organe de la Volksunie, parti nationaliste flamand, en 1971.

A Teuven, c'est M.Pinckers qui est bourgmestre, mais il est en même temps secrétaire communal de deux autres villages des Fourons (Remersdael et Fouron-Saint-Pierre) et du village wallon de Berneau. Sa femme est secrétaire communale à Teuven où il est bourgmestre, et leur maison fait fonction de maison communale. Les gens peuvent aussi y contracter des prêts, des assurances, etc. Le beau-frère de M. Pinckers, qui s'appelle Kevers comme sa femme, est directeur de l'école de Teuven. Dans son école, son épouse donne également cours. Le châtelain de Teuven s'appelle Lionel de Sécillon. Pour donner une idée de son influence avant la guerre, lorsqu'il fut conseiller provincial de "Rex" à peu près les deux tiers de Teuven votèrent pour "Rex" (). La femme de Sécillon s'appelle par hasard également Kevers. Un flamand quelque peu aigri des Fourons me disait : "tout l'Est des Fourons est dévoré par des coléoptères"... (kever = coléoptère, en néerlandais).

Allons un instant à Fouron-Saint-Martin, nous voyons que "le bourgmestre (Wijnants) y a quelque chose à dire à l'école "via sa femme : elle est directrice. Monsieur Wijnants lui-même est encore secrétaire communal de Fouron-le-Comte (15) (16).

En fait, une distribution des rôles de secrétaire communal et d'enseignant à l'intérieur d'une même famille n'est pas unique, ni même rare, spécialement dans les régions rurales. Que cette petite bourgeoisie d’intellectuels organiques manifeste des tendances à l'homogamie est tout à fait prévisible. Autre chose est de savoir si son intérêt dans le choix linguistique est différent de celui de la population dans son ensemble et, si oui, si elle a les moyens de faire croire à la majorité de la population que leurs intérêts sur le plan linguistique, pourtant divergents, sont semblables. Le capital culturel assez élevé de cette petite bourgeoisie est attesté par le fait qu’elle a pu, dès le passage à la province du Limbourg, maîtriser les nouvelles règles juridiques et utiliser le néerlandais. Elle n'avait, de ce point de vue, pas à craindre une perte de pouvoir à l'intérieur des villages puisqu'elle y était assez nettement plus efficace. D'autre part, il ne faut pas oublier que les conseils communaux sont élus et que la population, par ce biais, exerce un certain contrôle sur le choix du bourgmestre. Par exemple, le bourgmestre de Fouron-Saint-Martin, Henri Beuken, pro-flamand, prit position contre la motion des bourgmestres réclamant le maintien du régime bilingue (17). Malgré le prestige de bourgmestre sortant et l'alliance avec son secrétaire communal, il ne réunit sur sa liste, en 1964, que 41 % des suffrages contre 59 % pour la liste "Retour à Liège" conduite par le secrétaire communal du village voisin. La même chose arriva à Mouland. Deux bourgmestres ont donc défendu une position pro-flamande tandis que les quatre autres bourgmestres demandaient le maintien dans la province de Liège et du régime bilingue. C'est la même proportion deux tiers - un tiers qui a divisé la population dans son ensemble. Ces cas semblent renforcer la thèse d'une union d'intérêts pour le choix linguistique entre la petite bourgeoisie fouronnaise et la population, étant entendu, qu'en tant que telle, la petite bourgeoisie ne cherche pas à partager son pouvoir. On retrouve la petite bourgeoisie des deux côtés, flamand et francophone. Elle y a pris la direction du – c'est-à-dire le pouvoir dans le – mouvement, de la même manière qu'elle avait déjà pris le pouvoir dans la commune, les meilleures places à l'église et d'une façon générale, un certain contrôle sur le village.

La politique locale à Mouland était basée sur un jeu d'alliances de six clans. Trois de ces clans ont choisi le côté flamand, tandis que trois autres choisissaient le côté francophone. La structure d'association de clans, quoique figée, restait la base de la vie politique.

A Fouron-le-Comte, le schéma était plus simple. Les Roemellen (verres à vin) s'opposaient aux Piëkvots (culs de poix) et deux salles concrétisaient cette bipolarisation : la Kuursaal et la Salle du Drapeau belge.

Quand l'un de ces groupements choisit la cause du "Retour à Liège", il semblait évident que l'autre devrait choisir le côté opposé, tant ils étaient définis l'un par rapport à l'autre et non par rapport à d'éventuelles prises de position politiques. Mais le chef de ce deuxième groupe opta également pour le retour à Liège. Risquait-on une morne unanimité, une triste décrispation de la politique communale ? Non, car le conseil d'administration de la Kuursaal exclut son président qui, dès lors, prit la tête de la liste "Retour à Liège". Les structures politiques traditionnelles étaient sauvées.

A Fouron-Saint-Martin, dont nous avons déjà parlé, la structure politique bipolarisait les électeurs autour de "ceux du Tir" et autour de "ceux de l'Harmonie". Et c'est ici que le mot structure est illustré en son sens étymologique de charpente, armature et non de contenu. En effet, un certain nombre de membres de ces associations, refusant le choix politique fait par "leurs" dirigeants changèrent d'association. Mais, en changeant d'association, ils désiraient garder leur occupation traditionnelle. C'est ainsi que les dissidents du Tir adhérèrent aux "francophones de l'Harmonie" et créèrent un "Tir de l'Harmonie", tandis que les dissidents de l'Harmonie adhérèrent aux "flamands du Tir" et créèrent une "Harmonie du Tir". Ainsi, chacun pouvait garder ses occupations favorites et les structures politiques survivaient.

Dans tous ces villages cependant, les résultats électoraux donnèrent une majorité "Retour à Liège" oscillant autour de 60 % avec un minimum de 54 % à Mouland et un maximum de 66 % à Teuven. Les diverses structures politiques villageoises n'expliquent que la forme de la lutte politique; le contenu c'est-à-dire l'ampleur des mouvements électoraux, le fait que l'électorat suive ou non telle ou telle structure politique et dans quelle mesure il le suit, cette distribution, au sens statistique, du corps électoral semble ne pouvoir s'expliquer que si on scinde la question du comportement politique en deux parties.

D'une part, la structure, l'armature construite par ceux que nous appellerons les militants parce qu'ils prennent une part plus active à la vie politique et, d'autre part, le remplissage de ce contenant par les électeurs, c'est-à-dire le pourquoi et le comment du vote qui, dans nos pays, définit les forces respectives des structures proposées aux électeurs.

Le fait le plus marquant de ces élections est sans conteste la majorité très nette et constante du "Retour à Liège". Le problème qui s'est posé aux Fouronnais est : qui sommes-nous ?, de quelle ethnie faisons-nous partie ?, quelle est notre identité collective ?, que voulons-nous ? La population fouronnaise s’est vue tiraillée entre des critères d’appartenance ethnique contradictoires.

 

Jouent ainsi et de façon contradictoire

 

1. un effet linguistique qui attire les Fouronnais :

a. vers le Nord par l'utilisation d'un patois germanique parlé dans une zone à cheval sur le Limbourg belge, le Limbourg néerlandais et l'Allemagne (vers le Nord et non simplement vers la Flandre);

b. vers la néerlandophonie par l'utilisation du flamand puis du néerlandais comme langue standardisée;

c. vers la francophonie par l'utilisation du français comme autre langue standardisée dont l'emploi s'explique économiquement et par l'utilisation du wallon comme langue de contact populaire avec l'hinterland économique.

 

Et se surajoutent à cette polyglossie traditionnelle :

2. un effet économique double :

a. 70 % des navetteurs – soit 40 % de la population active Fouronnaise – travaillent dans la province de Liège. L'effet économique n'est cependant pas direct et individualisé mais plutôt diffus et socialisé : ce ne sont pas les individus qui travaillent à Liège qui sont pro-liégeois, mais c'est une proportion comparable de la population qui s'affirme pro-liégeoise. Des nombreux exemples de militants ethniques flamands qui travaillent dans la province de Liège, retenons le plus frappant : le cas d’un conseiller communal élu sur la liste pro-flamande Voerbelangen (Intérêts fouronnais) et qui exerçait la profession de conducteur d'autobus sur la ligne Liège - Visé qui ne dessert que des localités francophones. L'utilisation quotidienne du français à titre professionnel ne paraissant, ni à lui, ni à ses concitoyens, contradictoire avec l'affirmation de son appartenance à la communauté linguistique flamande;

b. D'autre part, l'agriculture se situe dans la prolongation de celle du pays de Herve, dans la province de Liège; elle a subi la même évolution multiséculaire, ses débouchés sont identiques, ses techniques semblables.

 

Le poids de l’histoire vécue et racontée y ajoutait

 

3. un effet historique et politique où le rôle de l'Etat apparaît sous deux aspects. Un aspect actif s'exprime par les habitudes que font naître :

a. une tradition administrative de rattachement à l'ancien duché de Limbourg qui se situait, sous l'Ancien Régime, principalement dans l'actuelle province de Liège. Un aspect passif du rôle de l'Etat consiste en

b. l'existence d'une frontière étatique qui a empêché les contacts avec la néerlandophonie et a fait que les Fouronnais, en ayant le dos à la frontière d'Etat, ont été tournés vers la province de Liège. Ce rôle passif de l’Etat comme enfermement dans une sphère politique apparaît comme important. Dans l’ensemble des communes belges longeant la frontière linguistique, Fourons d’un côté et Comines de l’autre constituent les seuls exemples de territoires coupés de leur hinterland linguistique par une frontière étatique. Mais, tandis que Comines subissait l’attraction économique de la métropole lilloise, c’est à une métropole linguistiquement plus éloignée des dialectes locaux que les Fouronnais allaient chercher le travail ou la vente de leur travail. L’usage du français et du wallon avait donc pénétré à Fourons sur un fond de dialecte germanique et ce depuis de nombreuses décennies.

Mais ce qu'il y a de presque systématique dans le discours de la presse francophone, c'est l'oubli de l'utilisation d'un patois germanique par l'ensemble de la population. Ainsi, à l'inverse des journaux néerlandophones, on insiste sur le pôle économique que représente Liège pour les Fouronnais, ou on voit surgir des "évidences géographiques" telles que la proximité des Fourons à Liège et leur éloignement par rapport au reste de la province du Limbourg belge. L’argument considéré comme le plus pertinent par les francophones repose sur le respect des droits individuels et au libre choix de la langue. Cet argument fait fi de la pertinence des analyses basées sur les facteurs influençant le comportement social et, notamment, du concept d’aliénation. Le concept d’aliénation permet en effet aux militants ethniques flamands d’expliquer le comportement de la majorité des Fouronnais comme basée sur une manipulation idéologique de la part de la classe dominante francophone. On a vu que ce concept ne suffit pas à expliquer le comportement de tous les électeurs pro-francophones de Fourons. Il n’empêche qu’une explication partielle du comportement des Fouronnais peut être fournie par ce type de concept. Au terme de plusieurs élections, cependant, comme on l’a déjà signalé, ce type d’argument perd de sa crédibilité démocratique.

Nous n’avons pas ici passé en revue l’ensemble du processus d’utilisation de la problématique fouronnaise par les acteurs politiques flamands ou francophones (18). On a pu comprendre que tant aux niveaux micro- que méso- ou macrosociaux, la construction de l’ethnicité à Fourons a mobilisé des énergies qui trouvaient des répondants et donc des chances de succès dans l’ethnie flamande en fin de construction ou de l’ethnie wallonne en chantier. De ce point de vue, on peut considérer que la régionalisation et l’institutionnalisation de la participation ethnique notamment, peuvent promouvoir la mobilisation politique ethnique (19). Puisque les deux grandes communautés linguistiques en Belgique se retrouvaient émotionnellement dans la symbolique fouronnaise, les compromis autour de cet enjeu cristallisaient les concessions que les acteurs politiques fédéraux se faisaient les uns aux autres. Puisque l’identité ethnique flamande s’était construite en opposition aux fransquillons et à l’aliénation culturelle qu’ils faisaient subir à la population flamande, le problème fouronnais était analysé comme tel. De manière parallèle, la construction d’une identité ethnique francophone ou wallonne s’opérait sur base d’une opposition à une domination flamande numérique puis économique et les militants ethniques francophones ont projeté sur les Fouronnais l’image de minorisation politique qui les définissait dans le cadre de l’Etat belge.

Loin d’être une simple soupape de sécurité de la politique belge, le problème fouronnais apparaît comme la cristallisation de l’ethnicisation de ce système politique, comme un résumé des deux conceptions du rapport à l’identité collective qui s’affrontent. Au sens de Stein Rokkan, les affrontements sur le clivage centre - périphérie ont fait éclater la logique centripète tandis que les autres clivages continuaient à subsister (20). L’enjeu fondamental de la séparation éventuelle de la Flandre reste bien entendu le territoire bruxellois valorisé par des investissements dans le tertiaire multinational mais, alors que le phénomène de la tache d’huile peut être compris par les acteurs politiques francophones, les principes qui s’opposent à Fourons ne peuvent être dépassés que par une modification des règles du jeu et de la stratégie des joueurs. Ainsi, tandis que la lutte ethnique flamande avait pour objet la reconnaissance et un statut de protection particulier dans le cadre d’un Etat, les villages fouronnais pouvaient servir de champ à l’affrontement. Actuellement, les objectifs du mouvement flamand ressemblant de plus en plus au nationalisme dans le sens de la construction d’un Etat souverain et reconnu internationalement, la fixation de la frontière linguistique est considérée comme chose acquise et, pour qu’elle reste acquise, les hommes politiques flamands ont fait des concessions mineures sur le plan de la protection des francophones à Fourons (21). C’est probablement le signe que l’étape ethnique est franchie et que le pas vers la construction d’une nation est franchi, du moins en tant qu’objectif politique.

 

Notes

(1) Ce travail s'inspire notamment d'un texte de l'auteur, Les Fouronnais imaginaires, publié en 1985 dans la collection Etudes et Recherches du Service de Science politique de l'Université de Liège.
(2) LIPSET Seymour M., ROKKAN Stein, Party Systems and Voter Alignments : Cross-National Perspectives, New-York, Free Press, 1967, 554 pages, p.14 (nous traduisons).
(3) MARTINIELLO Marco, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, Paris, Presses universitaires de France, 1995, 128 pages, p.18.
(4) Ibidem.
(5) BRAUDEL Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVème-XVIIIème siècle, tome 1, Les structures du quotidien : le possible et l’impossible, Paris, Librairie Armand Collin, 1979, 544 pages, p.8.
(6) LEBRUN Pierre et alii, Essai sur la révolution industrielle en Belgique 1770 à 1847, Palais des Académies, Bruxelles, 1979, 753 pages.
(7) BOURDIEU Pierre, La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979, 670 pages, p. 145.
(8) CLAUS Hugo, Le Chagrin des Belges, (Trad. Alain van Crugten), Editions Julliard, Paris, 1985, 707 pages, p. 233.
(9) Source : Institut de Démographie, UCL, cité in DOCQUIER Frédéric, La démographie wallonne : histoire et perspective d'une population vieillissante, p. 53-82, Tendances économiques, Service des Etudes et de la Statistique, Ministère de la Région wallonne, n°7, décembre 1994, Namur, 130 pages, p.55.
(10) BISMANS Francis, Une odyssée économique, Chapitre VII, p.145-176, dans Wallonie. Atouts et références d’une Région, Editions Labor, 1995, 463 pages, p.169.
(11) GERIN Paul, Catholiques liégeois et question sociale, Editions sociales, 582 pages, p. XIII, p. 128. (2) op. cit., p. 203.
(12) Journal d'Aubel, 16 novembre 1933, p. 1, cité par Cl. FLUCHARD, Le journal d'Aubel et l'imprimerie de presse, A. Willems, Mémoire de licence en Histoire moderne, Université de Liège, 1968, p. 205.
(13) Nous mettons "francophones" entre guillemets pour montrer que nous ne les caractérisons pas par la langue qu'ils parlent réellement mais par la position politique qu'ils ont prise. Le terme "wallingant", parfois utilisé, nous semble incorrect dans ce cas puisque ces élus se définissent comme partisans d'un Etat belge uni et opposés au fédéralisme.
(14) "Rex" était une dissidence catholique d'extrême-droite qui obtint jusque 21 sièges de députés sur 202 en 1936 et collabora avec l'occupant nazi durant la guerre. L'auteur ne signale pas que le bourgmestre de Teuven cessa d'en être membre avant la déclaration de guerre.
(15) MARTENS Paul, Vlaamse Voerstreek : waalse kolonie ! (La région flamande des Fourons : une colonie wallonne !) in Wij, journal "national flamand", 21 août 1971, p. 7 à 9.
(16) Cet article est aussi significatif par ses omissions. Nous verrons que les jeux de pouvoir dans les deux plus gros villages, Mouland et Fouron-le-Comte, répondent à une logique tout à fait différente. Autre omission : le secrétaire communal de Fouron-Saint-Martin, Henri Vaesen, avait été nommé par l'entremise du curé Veltmans !
(17) Centre de Recherches et d’Informations socio-politiques, Courrier hebdomadaire n° 859, 23 novembre 1979, Le problème des Fourons de 1962 à nos jours, p. 17.
(18) On trouvera cette analyse dans nos chapitres La fixation de la frontière linguistique au parlement, Les tentatives ultérieures de modification du statut et Les Fouronnais imaginaires, dans Génération Fourons, Pierre Ubac, collection Pol-His, éditions De Boeck, Bruxelles, 1993, 243 pages.
(19) MARTINIELLO Marco, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, op. cit., p.61.
(20) Cfr à cet égard notre article Le politique. Diversité de clivages, chapitre V dans Belges, heureux et satisfaits, les valeurs des Belges dans les années 90, sous la direction de L. Voyé, B. Bawin-Legros, J. Kerkhofs, K. Dobbelaere, Editions De Boeck Université, Bruxelles, 1992, 352 pages, pp. 239-286.
(21) Cfr à ce sujet la contribution d’Armel Wijnants.

 

Pierre Verjans, La catalyse fouronnaise, dans La Wallonie, une région en Europe, CIFE-IJD, 1997


 

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