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La Wallonie, une région en Europe

La culture, un enjeu majeur - (1995)

Jean-Marie Klinkenberg
Professeur au Département d'Etudes romanes de l'Université de Liège

 

Les définitions de la culture sont assurément nombreuses et elles se multiplient à mesure que s'accentue l'inflation de l'adjectif "culturel". Sans nécessairement reprendre le vieux thème hégelien de la mort de l'art, on admettra sans peine que plus personne ne songe aujourd'hui à limiter la culture aux quelques "arts" reconnus comme tels par la tradition humaniste. Mais les définitions n'y ont peut-être pas gagné en clarté : on dira par exemple qu'il s'agit d'un ensemble d'énergies et de ressources qui permettent à chaque homme de se situer par lui-même, de comprendre par lui-même la réalité et d'agir par lui-même dans le monde réel et imaginaire qu'il contribue à créer (J. Raes). Le domaine de la culture apparaît dès lors comme sans limite : elle peut et doit transformer toute activité humaine en lui donnant un sens, disait jadis un de nos ministres de la culture.

Nous n'allons pas longuement disserter sur ce qu'est la culture pour l'homme et la femme de toujours, puisque notre objectif est de comprendre son fonctionnement et son rôle dans une forme particulière de société : la société démocratique décentralisée.

Cela ne me dispensera pas, dans un premier temps, de mettre en place quelques généralités, qui nous resserviront par la suite.

Ces généralités – première partie de l'exposé – tiennent en trois propositions : la culture est un instrument d'expression et d'identification; la culture est un enjeu social et économique; la culture est une institution.

Les deuxième et troisième parties de l'exposé reprendront certaines de ces données pour les voir fonctionner dans le cadre fédéral. Ces parties pourraient s'intituler collectivement "chances et risques du modèle fédéral". On examinera en effet deux volets du problème culturel, l'un consacré à l'impulsion que la structure fédérale donne à la culture, l'autre aux hypothèques qu'elle fait peser sur elle.

Les exemples seront repris à mes domaines de compétence – la langue surtout, la littérature ensuite – et il sera plus d'une fois fait référence aux spécificités de la situation wallonne.

 

1. La culture dans la société

1.1. La culture comme instrument d’expression et d’identification

Les cultures sont fréquemment ce qui définit une identité. On parle facilement de "culture française", de "culture occidentale" ou "européenne" : ces "cultures" sont censées constituer le consensus sur la base duquel va fonctionner le sentiment d'appartenance.

Mais il faut souligner que les identités culturelles sont dynamiques : elles ne sont en aucun cas un donné, un "toujours déjà là", aurait-on écrit il y a quelques années. L'identité collective doit être resituée dans le processus de vie sociale. Cela signifie que l'on ne peut postuler que toute identité de groupe doit prendre la forme de l'identité nationale au sens contemporain. Cela signifie aussi la reconnaissance du caractère historique des identités, c'est-à-dire de leur caractère transitoire – elles ont eu un début et on peut penser qu'elles auront une fin. Cela signifie en outre la possibilité d'existence de plusieurs identités superposées, concurrentes ou non, à certains endroits et à certains moments. Cela signifie enfin la possibilité de l'intensité variable de l'identité collective dans le temps. L'identité collective peut faire l'objet d'élaborations nouvelles et peut s'inscrire dans des projets de groupes, de classes ou de fractions : en ce sens, l'identité peut faire l'objet de luttes de classement entre groupes et à l'intérieur de groupes (1). Dès lors, celui qui utilise ce concept est tenu d’en énoncer explicitement la dimension pragmatique et dynamique.

Cette précaution prise, nous pouvons nous interroger sur les mécanismes qui amènent à formuler une identité collective. Celle-ci est l'aboutissement d'un processus symbolique complexe, que nous pouvons schématiser en trois phases :

  1. Il faut tout d'abord un substrat objectif, condition nécessaire mais non suffisante : ce substrat peut être un cadre de vie géographique ou écologique, un ensemble d'habitudes et de comportements, allant de l'alimentaire au culinaire et du vestimentaire au religieux ou au politique, certaines situations sociales, etc.

  2. Il faut ensuite une sélection de certains de ces traits, dès lors assumés comme autant de signes de démarcation. Ce que Bourdieu, parlant du nationalisme, nomme la mobilisation de la trame de la vie quotidienne. Ce processus de mobilisation relativise le substrat objectif, lequel peut, du coup, être flou et largement diversifié (sans cependant pouvoir être inexistant) : la représentation qu'on en a se resserre autour de quelques grandes lignes de force.

  3. Mais cette définition – qui fait monter à la conscience les traits du substrat qui pouvaient jusque là rester inconscients – ne suffit pas encore. L'identité est encore autre chose qu'une simple représentation : c'est une représentation qui oriente collectivement l'action. Pour qu'elle puisse le faire, elle doit se manifester largement et puissamment aux yeux de la collectivité; autrement dit, elle doit être communicable, et cela suppose une certaine forme d'institutionnalisation. Bourdieu (2) note ainsi que, dans la pratique, les traits objectifs de l'habitus sont l'objet de représentations mentales, c'est-à-dire d'actes de perception et d'appréciation, de connaissance et de reconnaissance, où les agents investissent leurs intérêts et leurs présupposés, et de représentations objectales, dans des choses (emblèmes, drapeaux, insignes, etc.) ou des actes, stratégies intéressées de manipulation symbolique qui visent à déterminer la représentation (mentale) que les autres peuvent se faire de ces propriétés et de leurs porteurs. Autrement dit, les traits que recensent les ethnologues ou les sociologues objectivistes, dès qu'ils sont perçus et appréciés comme ils le sont dans la pratique, fonctionnent comme des signes, des emblèmes et des stigmates.

Ces mécanismes (2) et (3), que l'on peut nommer "formalisation", fondent la culture comme instrument d'identification.

1. 2. La culture comme enjeu social et enjeu économique

Organisant donc notre vision du monde, notre culture nous situe dans l'univers et dans la société et nous y dispose à l'action. Car, à l'instar de la race, de la langue ou de la religion, elle sert volontiers de drapeau aux collectivités humaines et signifie puissamment les appartenances de leurs membres. Lorsqu’on écoute telle musique, que l’on adopte tel type de vêtement, on se distingue des autres sur chacun de ces points, en même temps qu'on marque son appartenance à la collectivité de ceux qui font les mêmes choix. Utiliser certains tours, certaines expressions, et surtout certains accents joue le même rôle : le langage nous classe. Il nous unit et nous sépare à la fois. Car si l’emploi de certaines variétés culturelles sert de signe de reconnaissance aux uns, il permet du même coup d’exclure les autres.

Faut-il donc s'étonner que les groupes sociaux investissent autant dans leur culture et la chargent d'un poids symbolique aussi considérable ? Quoiqu'elle ne soit pas toujours objet de débats explicites, la culture est peut-être l'endroit le plus chatouilleux du corps social. On comprend donc que des hurlements se fassent entendre lorsqu'on tente de rationaliser un tantinet une orthographe où l'arbitraire règne en maître, ou lorsqu'on suggère que les noms de fonctions supérieures pourraient bien s'énoncer au féminin : c'est parce qu'à travers ce qui semble ici n'être qu'un détail culturel, on touche aux règles sociales en vigueur.

Et ces règles sont d'autant plus impérieuses qu'elles ne sont pas écrites : ce sont celles qui distribuent le pouvoir. Car c'est à travers la culture aussi que se nouent les relations de pouvoir : dans un monde où communiquer est capital, la maîtrise de la communication, et donc du symbolique, est un enjeu de taille. Qui maîtrise la parole a la maîtrise du monde.

Si la culture assure un pouvoir, c'est aussi à travers elle que s'opèrent les exclusions sociales.

Par exemple, une insuffisante maîtrise du langage constitue, on le sait, un handicap sur le marché de l’emploi. Mais réfléchissons un instant à ce que signifie vraiment cette proposition banale. Un sociologue démontrerait sans difficulté qu’il n’est pas innocent que le vieux discours sur la crise de la langue – crise prétendue qu’aucune étude sérieuse n’a pu mettre en évidence -, discours rabaché depuis bientôt deux siècles, soit proféré à nouveau, et plus haut que jamais, au moment où le marché de l’emploi se fait impitoyablement sélectif. Or dans ce marché, les "battants" émergent grâce à des moyens de promotion que la collectivité, à qui revient la charge de l’éducation, ne donne précisément pas. Ce "plus" provient de ce qui a toujours assuré la domination sociale : la culture de groupe, la culture familiale. Dans notre structure désormais universellement tatchéro-reaganienne, le symbolique est de toute évidence appelé à jouer un rôle considérable.

Ce que je viens de dire sur les variétés d’une même langue pourrait être redit lorsqu’on étudie la concurrence entre langues. On sait aujourd’hui que dans notre économie, le trilinguisme est l’exigence minimum pour la promotion du cadre. Mais on sait aussi que les compétences langagières attendues de lui ne lui sont pas fournies par la filière scolaire, qui est celle de tous; l’entreprise ne compte réellement que sur des compétences acquises en dehors de ce cadre collectif et égalitaire : les séjours linguistiques, la mobilité géographique du personnel, la naissance dans des milieux polyglottes, voilà ce qui ouvre vraiment les portes du succès.

Ainsi, l’exclusion par la culture renforce le processus de dualisation de la société. Elle est partout et on pourrait en multiplier les exemples : l'intimidation langagière piège le client dans la vente par correspondance; les contrats illisibles en petits caractères donnent lieu à des litiges où le plus démuni s'égarera; le terrorisme grammatical fait du fisc un monstre contre qui il est impossible de se défendre; il rend nos institutions publiques compliquées, et en coupe le citoyen... S'orienter dans cet univers demande une participation particulière à une culture très définie.

Enjeu social, la culture est enfin aussi un enjeu économique. D'abord parce que l'économie – affaire de chiffres, dit-on – se construit avec des mots. Ces mots qui font vendre, acheter, fabriquer, qui permettent de donner des instructions, des modes d'emploi et même des idées. Mais il y a aussi une économie qui vend de la culture. Le livre, le disque, le film, bien sûr. Mais elle vend aussi ce qu'il y a de plus moderne dans un monde qui produit surtout de l'immatériel : programmes d'ordinateur, dictionnaires électroniques, reconnaissance de l’écriture, synthèse de la parole, réseaux internationaux d’information, oeuvres littéraires ou picturales digitalisées. Et, de même que des langues sont mortes parce qu'elles n'ont pas connu l'écriture, une culture mourra qui ne se dotera pas de ces équipements techniques.

On comprend donc qu'on ait inventé la locution de "industrie culturelle", qui fait hurler ceux qui ont de la culture une conception élitiste.

1. 3. La culture comme institution

Enjeu identitaire, social et économique, la culture ne peut échapper au politique.

En effet, la gestion de tous les problèmes que je viens d'évoquer n'est-elle pas du ressort de la collectivité, et donc de ceux qui la représentent ? De plus en plus de secteurs de l'existence qui relevaient autrefois du domaine privé – on pense surtout au monde des services – se sont en effet trouvés transférés dans les secteurs gérés ou régulés, directement ou indirectement, par l'autorité publique. La culture a suivi, si bien qu’aujourd’hui l’Etat, même libéral, est devenu un véritable distributeur du bien culturel.

Se soucier de la culture est donc plus qu'une chose naturelle pour un Etat démocratique : c'est un devoir.

En effet, l'Etat démocratique n'a-t-il pas pour fin de restituer à chacun le pouvoir sur lui-même et sur les événements ? Parce que la culture est pour le citoyen le principal instrument d'expression, d'identité et de développement, il est juste que l'Etat se demande quel est le rôle qu'il peut jouer vis-à-vis de cet instrument. Parce que, pour l'individu, la culture est la promesse de son pouvoir sur les choses, il est juste qu'une démocratie garantisse au mieux ce pouvoir. Parce que, pour le groupe, c'est un facteur de cohésion et d'identité, parce que c'est aussi l'instrument du contact, du dialogue, il est juste que la collectivité offre à chacun, dans la liberté, la possibilité de s'intégrer à elle de manière créatrice.

Nous sommes donc arrivés ici à notre première conclusion. Et cette conclusion est double : la culture est une institution. Et comme telle, elle doit faire l’objet d’une politique.

On entendra par institution tous les appareils qui déterminent les règles sociales de l'échange linguistique. De tels appareils existent partout. Le premier d'entre eux est l'enseignement. C’est à travers l’école en effet que les modèles culturels sont transmis, et c’est souvent d’elle qu’ils reçoivent leur autorité. Mais c'est une institution bien paradoxale que l'école : trop souvent, elle nous apprend qu’il y a une bonne et une mauvaise culture, mais elle ne nous donne ni confiance en nous-mêmes ni les moyens effectifs d’acquérir la culture que nous n'avons pas. Il lui arrive donc d'exclure, en prétendant intégrer.

Ceci nous amène à la politique. Chaque Etat, peut-on observer, a une politique culturelle plus ou moins développée et plus ou moins explicite, et cette politique constitue une institution, au sens qui vient d'être défini.

Insistons sur un des aspects de cette proposition : une politique culturelle peut s'exprimer de manière explicite mais, le plus souvent, elle reste implicite.

Ce caractère implicite mène souvent à constater des faits qui peuvent apparaître comme paradoxaux. Ainsi, aux Etats-Unis – pas plus d'ailleurs qu’en ex-URSS – il n’y a jusqu'à présent eu de "langue nationale" explicitement désignée, alors que toute la vie de ce pays a été animée par l’idée d’une fusion de tous ses composants dans un creuset unique : c'est le fameux melting pot. C’est aujourd’hui seulement, et parce que cette idéologie de la monoculture linguistique est menacée par le dynamisme démographique hispanique et parce que, en conséquence, certains secteurs de la vie américaine résistent désormais au mouvement traditionnel d’assimilation, qu’on enregistre une réaction protectionniste. Cette réaction se manifeste par le projet qu’ont certains de proclamer l’anglais langue nationale des Etats-Unis, et le fait qu’une proportion non négligeable d'Etats de l’Union l’ont déjà fait en est l’expression la plus claire. Dans ce combat, mené notamment par le puissant lobby US English, les arguments principaux, en apparence bien nobles, sont au nombre de deux : c’est d’une part le développement des citoyens, à qui donner – c'est-à-dire imposer – une seule langue offrirait des chances égales d'intégration et de promotion; c’est d’autre part le coût élevé du plurilinguisme pour la collectivité, coût dont l’Europe offrirait un bel exemple. Si, auparavant, il n'y a pas eu de dispositions réglementaires, c'est que le jeu du melting pot fonctionnait assez bien sans le secours qu'elles lui apporteraient aujourd'hui.

Ainsi donc, les politiques culturelles sont souvent implicites. Ce caractère implicite ne signifie pas que, dans ces cas, il n’y ait pas eu de réflexion sur le rôle social de la culture. Mais même sans cette réflexion, le jeu des forces en présence peut aboutir à des interventions culturelles importantes. Pas plus que le génocide perpétré contre les Arméniens au début de ce siècle n'a été "théorisé", la minorisation des langues régionales en France n'a été nulle part programmée explicitement : elle s'est opérée, comme naturellement, à travers le mécanisme des institutions en place.

La politique culturelle tend d’autant plus à s'expliciter et à s’étayer par des études sérieuses que la société en cause est moderne et dispose des moyens pour réfléchir à ceux-ci.

Mais l’opposition entre les politiques implicites et les politiques explicites, sur laquelle je viens d’insister, n’est peut-être pas la principale. L’important à mes yeux est de souligner que dans les Etats modernes, l’intervention culturelle peut procéder d’une pensée autoritaire (l’idée est alors d’imposer les mêmes moules de pensée à tous les sujets) aussi bien que d’une conception démocratique : l'objectif est alors d’offrir à tous les citoyens les moyens de développer leur personnalité.

Ces deux oppositions ne se recoupent pas. Mais au moins faut-il observer que les politiques explicites ont le mérite de la clarté. Quand il n’y a pas de réglementation, c’est certes la liberté qui règne. Mais on sait ce que vaut la liberté, lorsqu’on met ensemble, dans un libre poulailler, de libres renards et de libres poules. Liberté est souvent le nom dont on décore la loi du plus fort, ou du plus battant. Comme en d’autres matières, en culture, c’est souvent la loi qui libère et la liberté qui opprime. On sait qu’une même langue rend tout le monde égal, mais certains – aux Etats-Unis ce sera le WASP, l’anglo-saxon blanc protestant – sont appelés à être plus égaux que d’autres. On sait que, dans les institutions européennes, toutes les langues sont en principe égales, comme le proclame notre petit passeport bordeaux. Mais la mécanique du pouvoir fait que deux d’entre elles, l’anglais et le français, menacent de laminer toutes les autres. En attendant, peut-être, qu’il arrive rapidement ce qui arrive souvent, dans les bandes, au moment où l'on partage le butin : on y réduit les parts, et l'un des membres – le plus faible – fait vite les frais de l'opération.

Si les oppositions entre politique autoritaire et politique démocratique, d’une part, entre politique implicite et politique explicite, d’autre part, ne se recouvrent pas totalement, il apparaît toutefois que l’explicitation de la politique culturelle est un devoir incombant à l’Etat démocratique.

2. Chances du modèle fédéral

2. 1. L’entité fédérée comme niveau ajusté

Le niveau de pouvoir qu'est l’entité fédérée est souvent décrit comme le lieu où le contrôle du citoyen peut être efficace. Il est en effet éloigné du lieu où l'idéologie a d'habitude assigné le siège de la culture légitime – celui de l'Etat-nation –, tout en réunissant une communauté suffisamment importante.

Du coup, on peut espérer qu'en ce lieu, il sera plus aisé d'expliciter une politique culturelle démocratique.

Le cadre fédéral permettrait en effet de vivre un important principe d’action, qui s'énonce comme suit : la culture est pour le citoyen, et non le citoyen pour la culture.

Ce principe est l’exact inverse de ce que, par rapport à un courant de réflexion sur la langue, j'appellerai principe puriste. Pour le défenseur de ce principe puriste, ce sont les cultures que nous devrions défendre, et non ceux qui en sont les acteurs de base. Et, bien que personne aujourd’hui ne se reconnaisse comme puriste, cet esprit de purisme a profondément modelé notre représentation de la culture. Pour beaucoup, défendre la culture, c’est d’abord la mettre à l’abri des dégradations que lui font subir ceux qui la pratiquent. C’est donc opposer, pour privilégier la première, la culture à celui qui en est le siège (acteur sans la pratique de qui la culture n'existerait pourtant pas). On n’entend guère, en effet, sur la culture, que le discours de la culpabilité individuelle : prenez garde, vous pourriez trahir son génie ! De tels propos ne mènent qu’au silence. Car quand on risque de fauter, on se tait. Si l’on risque de pécher contre la loi, on se terre. De même que certains bibliothécaires rêvent de bibliothèques sans lecteurs, plus faciles à gérer, et que certains maîtres souhaitent un Etat sans citoyens, plus aisé à gouverner, l’intellectuel pétri par l’esprit puriste rêve à une culture préservée de la souillure de l’usage. Ce discours défensif, on l'a souvent entendu proféré lors des derniers débats du GATT. Fréquemment, le souhait du puriste est d'ailleurs exaucé : les usagers la désertent, cette culture. Et, à son grand effroi, ils lui préfèrent d’autres instruments d’expression et d'identification, qui, sirènes souvent, leur parlent de liberté et de modernité. C'est sans nul doute ce rôle que joue aujourd'hui la culture d'outre-Atlantique. Le rêve américain offre au bon dormeur du XXIème siècle non seulement une participation symbolique au pouvoir mondial, mais il le lui offre dans la souplesse et dans la liberté.

Cet aveuglement – celui du puriste, pas celui du dormeur – n'est pas sans conséquences sur notre conception de l'affrontement des cultures et, pire encore, sur notre analyse des situations et des stratégies qu'il convient d'adopter en la matière. On oublie facilement, en effet, que ce ne sont pas les cultures qui sont dominantes ou dominées. Le prétendu choc entre cultures n’est que le choc entre groupes ayant fondé leur identité sur la culture. Car les cultures, n'étant pas choses vivantes, ne peuvent s'affronter : ce sont les groupes sociaux qui s'affrontent.

Important principe donc : le citoyen au-dessus de la culture. On peut peut-être caricaturer cette position, en y voyant l’expression d’une nostalgie soixante-huitarde. Tel politicien de chez nous ne craint pas de voir un cri libérateur absurde dans l'expression "rendez la langue au citoyen", volontiers utilisée par ceux qui ont une conception démocratique de la gestion linguistique. Ce politicien lettré insiste sur le fait que toutes les grandes langues n'ont pris d'envergure que par la force d'un Imperium; sans l'Imperium, chacune d'entre elles se serait décomposée depuis longtemps en une multitude de bouillies pour chats inaptes à la communication. Sans être exact, le diagnostic n'est pas tout à fait faux; et j'y reviendrai encore. Mais il est pour le moins étonnant qu'un homme d'Etat élude aussi rapidement une question importante : au profit de qui, devrait-il se demander, fonctionne l'Imperium ? On a le droit d'être un peu inquiet devant le mépris du citoyen, complément d'un "cri absurde". On sait ce qui arrive aux sociétés qui n’ont pas réfléchi à la citoyenneté : la mise y est raflée par l’extrême-droite, qui ramasse volontiers ce que la démocratie a laissé tomber au ruisseau.

2.2. L'entité fédérale comme lieu de dynamisme

Une identité, pour jouer son rôle moteur, doit manifester une grande consistance. Le modèle mobilisateur qu'elle offre doit être à même de surdéterminer tous les discours variés qui s'y inscriront (les critiques de la littérature québécoise l'ont bien senti, qui ont mis en avant la notion de "texte national"). La puissance du modèle va nécessairement de pair avec sa souplesse : il doit en effet pouvoir absorber les modifications apportées par l'histoire, ne pas voler en éclats au moindre changement de la structure sociale. Il lui faut donc comporter les mécanismes de son propre aménagement.

Dans la mesure où les entités fédérées sont le produit de sociétés en devenir, on devine qu'elles sont le lieu idéal pour dynamiser ces identités.

Loin d'être favorable au citoyen, le cadre unitaire génère le discours puriste, puisque ce dernier a toujours servi à légitimer l'Imperium. Si, à l'inverse, la culture est libération des empires, la citoyenneté peut certes plus facilement se vivre dans le cadre fédéral, qui offre de meilleurs modèles participatifs.

Mais meilleur ne veut pas dire solide : les entités fédérées sont culturellement fragiles, et toujours vouées à une angoissante quête de légitimité symbolique, situées qu'elles sont entre des pôles antagonistes.

2. 3. L'entité fédérée comme lieu d’appartenance plurielle

Il est presque banal d'affirmer, avec Lapierre (3), que Aucune personne humaine n'appartient exclusivement à une seule communauté; aucune ne peut s'identifier totalement à une seule entité collective. Chacun de nous a une identité familiale (même si certaines rompent avec leur parentèle ou construisent leur personnalité par opposition aux traditions de famille), une identité locale (même si nous avons plusieurs fois changé d'habitat), une identité linguistique (celle de notre langue maternelle, même si nous sommes polyglottes ou immigrés dans un pays qui parle une autre langue), une identité professionnelle (même quand nous avons changé de métier), une identité nationale ou ethnique (même quand nous voulons être citoyens du monde), une identité civique qui ne se confond pas nécessairement avec la précédente, une identité religieuse ou idéologique (quand bien même nous serions convertis, hérétiques ou dissidents), une identité culturelle liée au savoir acquis à l'école ou ailleurs, à nos sources d'information, aux artistes que nous aimons, aux pratiques sociales et aux manières de vivre de notre milieu social. Et tout cela ne forme pas une totalité harmonieuse et définitivement stable. Cette pluralité des identités collectives qui nous traversent et nous sollicitent implique toutes sortes de contradictions, de paradoxes, de moments de crise qui sont la vie même de notre identité personnelle et la font évoluer. Je reste le même en devenant autre : c'est le paradoxe fondamental de l'identité.

Cette pluralité tend de plus en plus à s'expliciter. Or, elle aboutit à un éclatement nécessairement destructeur de l'idée de nation. Ceux-là même qui revendiquent cette dernière idée ne peuvent d'ailleurs le faire qu'en y mettant un bémol. Ainsi, chez nous, même un rattachiste doit-il souligner que : La distinction, à établir clairement entre Etat et Nation, est une condition sine qua non d'un rapprochement progressif et fructueux entre les membres de la famille française. La géopolitique a ses contraintes contre lesquelles il serait vain de s'insurger : les Bruxellois en conviendront. Quant aux Wallons, ils ne regarderont franchement vers la France que si leur personnalité est prise en compte. L'heure est partout au régionalisme, y compris en France. L'appartenance à une [même] nation et l'attachement à des institutions régionales marquées par l'Histoire n'ont rien d'antinomiques, dès lors qu'est évitée la confusion, si fréquente dans le langage courant, entre Etat et Nation (4).

Eclatement désormais irréversible du cadre national, donc. Je vais y revenir. Disons déjà que les souverainetés locales pèsent peu devant ces problèmes mondiaux qui menacent l'Etat moderne et la nation. Mais ils les menacent d'autant plus qu'ils sont puissamment relayés – c'est ceci qui est important pour nous – par une culture nouvelle, dans laquelle la dimension linguistique pèse moins. Si l'Etat moderne est caractérisé au premier chef par la notion de souveraineté, c'est-à-dire de prééminence (5), alors l'ère de cette prééminence semble bien toucher à sa fin, et nous nous trouvons à l'aube de mutations conceptuelles capitales.

On peut dès lors parfaitement envisager une entité politique qui serait un non-Etat et une non-nation. S’ouvre ainsi l'ère de sociétés, molles peut-être, qui, pour le pire comme pour le meilleur, seront sans homogénéité, et où le scepticisme sera le garant d'une certaine convivialité et de la loyauté plurielle dans les appartenances multiples. Dans le processus d'élaboration d'un tel modèle de société, la Wallonie, qui est indubitablement une unité politique, n'est pas trop mal placée. Par leur déficit même en identité, ses habitants sont en effet disponibles pour entrer dans les cadres symboliques que postule l'ère qui succédera à celle de l'Etat moderne (6).

3. Hypothèques du modèle fédéral

3. 1. Difficulté de définir un substrat fort

En dehors de rares exceptions, les entités décentralisées souffrent d'un fort déficit en identité. c'est par exemple le cas des Régions en France.

Pourtant, on aurait pu croire que les conditions existaient pour que l'identité s'y révèle : communauté d'intérêt économique, unité de paysage, que sais-je ?... Mais rappelons-nous les conditions de constitution d'une identité : le substrat, disions-nous, est comme tel impertinent. Ce qui compte est le processus de formalisation. C'est donc de ce côté que le bât blesse. Les entités fédérées n'ont en général pas eu le temps de forger un discours formalisateur et de le porter à la conscience des citoyens.

Ce déficit en identité, en légitimité symbolique, frappe notamment la Wallonie. Le mot wallon ne suscite pas l'apparition de fortes représentations mentales, comme le font les valeurs sûres à la bourse des Etats (7). Par ailleurs, le système de l'identité wallonne comporte nombre de contradictions, comme j'aurai l'occasion d'en reparler ci-après.

Il faut en effet un langage pour parler de soi. Et ce langage peut être éclairant autant qu'il peut obscurcir les enjeux. Car le langage n'est certes pas la réalité – on ne mange pas le mot pain. Mais le langage donne prise sur la réalité. Les gouvernements l'ont souvent compris, qui ont substitué les contributions (supposées raisonnées et volontaires) aux impôts (subis), le service militaire ou national, à la conscription, qui ont transformé leur Ministère de la Guerre, dont la dénomination avouait trop crûment la fonction en un plus inoffensif Ministère de la Défense.

Illustrons ceci avec le langage institutionnel que la Belgique a généré à propos de la Région wallonne.

De quel langage les Wallons disposent-ils aujourd'hui pour parler d'eux-mêmes ? D'un langage obscur, bien peu fait pour les rapprocher de leur réalité.

Ce langage présente en effet trois traits, qui sont abstraction, polysémie, et sujétion.

Abstraction : des termes comme exécutif, assemblée recouvrent un très grand nombre de réalités. Généraux, ils ne peuvent désigner de manière concrète les instances qui gouvernent la Wallonie, ou légifèrent à son sujet.

Polysémie : nombre de termes officiels utilisés ont déjà un sens dans le langage courant. Cela n'aide pas à identifier le référent qu'ils désignent : c'est le cas de communauté (communauté religieuse, communautés européennes...) ou de région (région spadoise, région calcareuse...).

Sujétion : toute la terminologie en usage fait apparaître toutes les relations entre Etat central et entités fédérées comme étant de sujétion. C'est le cas de dotation (qui signifie somme donnée d'en haut), de région (avec son corollaire régionalisation).

Cette terminologie officielle témoigne de ce que cette constitution a été rédigée par des personnes qui, de manière consciente ou non, réprouvaient fondamentalement le principe fédéral d'une union volontaire d'entités libres.

Non seulement ces entités fédérées se voyaient symboliquement refuser tout statut d'Etat (nulle part ailleurs un Etat fédéré n'est appelé région, mot qui suggère des limites floues), mais encore leur refusait-on d'être authentiquement dirigées (un exécutif est, rappelons-le, autre chose qu'un gouvernement, puisqu'il comprend l'administration). En outre, la terminologie adoptée, avec ses asymétries, révélait certains fantasmes historiques, qui ne contribuaient pas à clarifier l'objectif de la décentralisation : pourquoi pas, en effet, de "Communauté allemande" à côté d'une "Communauté française" ? Ou bien, symétriquement, une "Communauté francophone" à côté d'une "Communauté germanophone" ?

La terminologie officielle, en voie lente de modification (exécutif a heureusement cédé le pas à gouvernement, sous les ricanements des puristes), est donc porteuse d'hypothèques pesant gravement sur une prise de conscience wallonne. Elle ne permet en effet pas aux Wallons de communiquer efficacement entre eux à leur propre sujet.

Surtout, la terminologie officielle éloigne le citoyen de ce qui est son Etat. Même si la complexité est le prix à payer pour la démocratie, le langage, disais-je, rend nos institutions byzantines. On se demande en effet comment quiconque pourrait-il se sentir proche d'un personnage dont le titre, qui fait penser aux magistratures du Collège de Pataphysique, est ministre -président - de - l'Exécutif - de - la - Communauté - française -de - Belgique ?

Clarifier les rapports entre gens et institutions, en clarifiant le langage qui sert à les construire, est donc sans conteste une urgence culturelle qui se pose à toutes les entités fédérées.

3. 2. Difficulté d'articuler le régional et l'universel.

La deuxième hypothèque porte sur la nécessaire articulation entre le régional et l'universel. Articulation qui n'est pas donnée d'avance dans le cadre fédéral.

L'éclatement des cadres nationaux sont en effet liés à deux grands phénomènes.

Tout d'abord, il est lié à la "troisième vague" (Je reprends ici un terme journalistique dû à Ervin Toffler). La première vague serait intervenue il y a dix mille ans, avec la révolution agricole; la deuxième, il y a trois siècles, avec la révolution industrielle; la troisième serait apparue au milieu des années 50. La civilisation qu’elle apporte se fonde sur les idées, l'information, les images, les symboles, autrement dit la culture et le savoir, qui forment désormais la base même du développement. J'appellerai ceci – que J.M. Ferry nommerait sans doute le développement du "secteur quaternaire" – l'inflation du symbolique.

Or, pour des raisons à la fois sociologiques et techniques, cette puissance du facteur symbolique énerve la pertinence du cadre national. Mais elle ne confère par pour autant automatiquement une pertinence au cadre local.

Le second facteur d'éclatement est la mondialisation nécessairement impliquée par les gestions de certains problèmes, pointés comme capitaux par les réseaux symboliques. Le cas de l'économie est trop évident, comme l'ont montré les débats de Maastricht ou les négociations du GATT, mais il y a aussi celui de l'écologie ou de la santé : la lutte contre les pluies acides, la pollution des cours d'eau ou le SIDA ne connaissent pas de frontières.

Ici encore, l'élaboration d'une culture locale risque de n'avoir aucun impact sur ces phénomènes.

3. 3. Variété des situations

La troisième hypothèque pesant sur la gestion culturelle des entités fédérées est la grande variété des situations historiques qui sont leur héritage. Ceci rend les comparaisons difficiles et interdit d'appliquer à telle entité les techniques qui valent pour telle autre.

Les entités fédérées en Europe – c'est évidemment à elles que je limite mon propos – ne se situent pas toutes au même niveau de fonctionnement culturel. Je veux dire par là que la culture ne saurait y remplir les mêmes fonctions. Et donc que de graves malentendus peuvent survenir si on applique à toutes les situations le même type d'analyse.

Pour m'expliquer sur ce point, je dois rappeler le schéma historique suggéré, de manière convergente, par Touraine et Seiler, schéma historique qui distingue trois moments dans la constitution d'une identité culturelle.

Le premier moment est défensif et de repli. Dans des régions que le développement industriel a laissées en marge, des mouvements régionalistes et traditionalistes voient le jour, dont l'objectif est la résistance au changement. Au changement économique – l'industrialisation –, mais aussi aux changements institutionnels et culturels qui découlent du premier : pouvoir de l'Etat-nation, élaboration d'une langue et d'une culture "nationales". Contre le centre, on exalte alors ce qui est en passe d'être détruit : coutumes, franchises locales, particularités linguistiques, religieuses ou ethnologiques. Le premier moment est donc celui des mouvements antimodernistes et conservateurs.

Le second moment est celui du nationalisme populiste. Cette idéologie retourne contre le "centre" l'idéologie de la nation. Le centre est désormais un pouvoir étranger, occupant. Et la vraie nation, c'est la communauté de la périphérie. Celle-ci revendique donc son propre Etat-nation. Alors que le premier moment était celui de mouvements plus culturels qu'explicitement politiques, de tels mouvements nationalistes se manifestent comme à la fois politiques et culturels.

Le troisième moment – et je cite ici Lapierre – est celui des mouvements nationalitaires dans lesquels les groupes minoritaires affirment leur capacité d'action autonome dans le processus de transformation sociale. Ils expriment des revendications économiques, voire écologiques, aussi bien que politiques et culturelles : sortir du sous-développement, aménager le territoire en protégeant l'environnement, promouvoir sous de nouvelles formes la langue et la culture originales, conquérir une large autonomie sans exclure l'intégration fédérative à un ensemble politique plus englobant que l'Etat-nation […]. L'identité collective, pour ces mouvements, ne se définit plus seulement par un passé commun que transmet la mémoire collective, mais par un projet d'avenir commun qui implique la transformation du présent. C'est alors que l'affirmation de l'identité débouche sur une volonté d'autonomie sociale; les membres du groupe minoritaire dominé ont quelque chose à faire ensemble, quelque chose d'autre que la commémoration des souvenirs historiques, quelque chose de plus que la survivance folklorique : la lutte pour abolir le rapport de domination.

Ce schéma explique bien qu'un même objet du monde – les langues bretonne ou occitane par exemple – puisse être successivement investi de valeurs antinomiques, tantôt conservatrices tantôt progressistes : stigmates dans chaque cas, ces langues le sont dans des réseaux d'association différents.

Si je prends le cas de mon pays, la Wallonie, on y voit tenus quatre discours culturels sur lesquels je me suis expliqué ailleurs (8). Un premier modèle de la culture wallonne est populiste et folkloriste. Telle est l'image "sous-nationaliste" de la Wallonie qui se modèle au XIXème siècle : terre d'âge d'or, précisément peuplée de ceux que l'évolution économique est en train de rejeter hors du camp de l'histoire : artisans, boutiquiers; en elle s'incarnent toutes les nostalgies. J'appelle le second modèle, modèle "franciste" : il se fonde sur la thèse qu’il n'existe pas de projet susceptible de galvaniser les énergies des Wallons et des Bruxellois francophones en dehors de la référence à la nation française (9). L'idée clé qui sous-tend cette conception est celle de nation, et celle-ci est liée à la langue. Une troisième identité wallonne est directement liée à l'industrialisation. Elle met l'accent sur les bouleversements culturels provoqués par cette industrialisation et par les mutations urbaines et sociales qui l'ont suivi. Dans cette optique, la Wallonie serait née au XIXème siècle dans le sillon industriel qui va de Dunkerque à la Ruhr : sa culture serait liée aux luttes sociales qui ont animé ce tissu urbain et à la sensibilité social-démocrate qu'elles ont engendrée. C'est pourquoi on peut appeler ce troisième modèle "modèle socialiste", si du moins on se rappelle que chez nous, l'adjectif "socialiste" renvoie à la social-démocratie. Le quatrième courant peut être appelé "Manifestaire", en référence à un célèbre Manifeste de 1983. Dans ce troisième discours, on évite la définition essentialiste de la culture et de l'appartenance. Le mot même d'identité, avec ce qu'il suppose de statique, y est contesté au profit de celui d'identification, destiné à faire apparaître au grand jour le rôle pragmatique des appartenances (10), et l'appartenance est traitée en termes de responsabilités.

Il n'est pas malaisé de replacer chacun de ces discours dans une phase donnée. Pas malaisé de voir que le folklorisme correspond surtout au premier mouvement, mais aussi partiellement ce que j'appellerai le populisme, qui se manifeste dès le XIXème siècle. Le fait que ceux qui se réclament le plus de l'identité wallonne dans les "wallobaromètres" (11) font partie de la classe d'âge la plus élevée est évidemment à expliquer dans ce cadre. Au second mouvement correspondent, toujours partiellement, le populisme et la francité; enfin socialisme, manifestarisme (et – partiellement – francité) correspondent au troisième mouvement. Mais chaque fois, cette coïncidence est partielle : le folklorisme peut intervenir dans le troisième mouvement et certains thèmes récurrents s'inscrivent partiellement dans plusieurs périodes. Même le Manifeste reste ambigu en ce qu’il n'est pas totalement coupé de la phase populiste. Les arguments qu'il mobilise sont en effet encore parfois essentialistes : la nature accueillante et démocratique de la population wallonne y est ainsi avancée comme une sorte de postulat historique, que récuserait évidemment l'historien.

Le système culturel comporte donc nombre de contradictions. Une même valeur peut en effet, on l’a vu, s'inscrire dans plusieurs des schémas identitaires différents, tandis que chacun de ceux-ci véhicule simultanément plusieurs valeurs parfois hétérogènes. Ainsi, des positions conservatrices peuvent s'énoncer dans les images populistes et francistes, mais des positions progressistes peuvent se traduire dans ce dernier énoncé autant que dans le socialiste.

Sans doute ne faut-il pas voir ailleurs que dans cet écheveau la source des erreurs de lecture de certains des discours auxquels on a fait allusion. On a ainsi pu faire une lecture nationaliste du Manifeste de 1983, méprise que les signataires avaient pourtant prévue et prévenue.

Cette difficulté d'énonciation ne fait que traduire un des paradoxes bien connu de l'identité : celle-ci tend toujours à s'énoncer d'abord comme stable, unique et exclusive, alors qu'elle repose sur une réalité dynamique, plurielle et participative.

Difficulté d'énonciation que l'histoire mondiale ne semble pas devoir lever. Les multiples ambiguïtés de la situation qui prévaut en Europe centrale – mal lue de surcroît par le public occidental à qui on n'a donné aucune clé pour la décrypter – obscurcit dangereusement les débats qui se déroulent chez nous. Les polémistes ont en effet tôt fait de mesurer les propos de ceux qui réfléchissent au rôle de la culture en Wallonie à l'aune des déferlements nationalistes qui ravagent l'ex-Yougoslavie.

 

Références

AA.VV., 1983, Manifeste pour la culture wallonne, s. l.
AA.VV., 1985, Pour une culture de Wallonie. Actualité du Manifeste, s. l.
BOURDIEU P., L’identité et la représentation, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35 (L'identité), p. 63-72.
BRICMAN C., L'image de la Belgique : une esquisse post-moderne ?, dans UYTTENDAELE M. (éd.), 1989, p. 271-277.
C.L.E.O. et Fondation André Renard, Wallobaromètre. Les Wallons jugent leur région, s.l.n.d. (1991).
CASTORIADIS C., L'institution imaginaire de la société, coll. Esprit, Paris, Seuil, 1975.
KIRSCH Ch., Langue française, identité collective et pouvoir symbolique, Etude comparative du Québec et de la Belgique, Université de Montréal, thèse (inédite) de doctorat en anthropologie, 1987.
KLINKENBERG J.-M., L'identité wallonne : hypothèques et faux papiers, dans Toudi, n°2, p. 125-136. Repris dans La Wallonie au futur, Vers un nouveau paradigme, Charleroi, Institut Jules Destrée, coll. Etudes et documents, p. 208-215.
KLINKENBERG J.-M., Les blocages dans l'identification wallonne : germes d'une identité postnationale ? dans Nationalisme et postnationalisme, Actes du colloque de Namur, 1994, Presses universitaires de Namur, coll. Perspectives, n° 3, 1995, p. 47-64.
KLINKENBERG J.-M., Le français, une langue pour l'Europe, Actes du colloque de Bruxelles, , n° spécial des Cahiers de l'Institut de linguistique de Louvain, t. XXI, n° 1-2, 1993, p. 91-109.
KLINKENBERG J.-M., Pour une politique de la langue française, La revue Nouvelle, t. CII, n° 9, septembre 1995, p. 54-71.
LAPIERRE J.-W., L’identité collective, objet paradoxal : d’où nous vient-il ?, Recherches sociologiques, t. XV, n° 2-3, 195-205.
PATRIS A., Une conception de la nation française, Wallonie française, n°19, mars 1994, p. 12-13.

 

 

Notes

(1) Kirsch, 1987, p. 31.
(2) BOURDIEU, 1980, p. 65.
(3) LAPIERRE, 1993, p. 140.
(4) PATRIS, 1994, p. 13.
(5) BRICMAN, 1989, p. 274.
(6) Sur ceci, cfr KLINKENBERG, 1995.
(7) BRICMAN, 1989, p. 271.
(8) Cfr KLINKENBERG, 1988 et 1995.
(9) PATRIS, 1994, p. 13.
(10) DUBOIS, dans AA.VV, 1985, p. 21-22.
(11) AA.VV, s.d.

Jean-Marie Klinkenberg, La culture, une enjeu majeur, dans La Wallonie, une région en Europe, CIFE-IJD, 1997


 

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