Conférence - Consensus
La Wallonie au Futur
Namur - 1994

Où en est et où va
le système éducatif en Wallonie ?
Comment le savoir ?

Institut Jules Destrée, Congrès La Wallonie au futur, retour à l'index

L’approche sociologique
Significations et conditions
d'un pilotage du système d'éducation

Jean-Emile Charlier
Professeur de Sociologie aux Facultés universitaires catholiques de Mons

1. Le pilotage ne se résume pas à la récolte et à la diffusion d'informations.

La notion de pilotage ne peut que recueillir une large approbation spontanée. Elle renvoie à une volonté de guider dans une perspective rationnelle, suggère qu'il est possible de maîtriser l'incertitude, de se projeter stratégiquement dans le futur, de mobiliser les moyens - ou de les affecter au mieux - pour atteindre l'objectif qu'on s'est fixé. Celui qui pilote cesse d'être réactif, de se laisser façonner par les événements, il est acteur de son destin, organise l'univers qui l'entoure en fonction de ses desseins et de sa destination.

Cette notion de pilotage charrie des significations très ambitieuses, qu'il serait inopportun de rabattre sur la mise en oeuvre d'instruments techniques. Elle constitue la référence explicite de cette conférence-consensus dont tous les participants ont pris connaissance, avec intérêt, de l'ouvrage du Professeur Gilbert de Landsheere, Le pilotage des systèmes d'éducation. Poursuivant une réflexion qu'il a impulsée, nous travaillons depuis ce matin à imaginer les manières possibles d'installer des dispositifs de recueil d'informations, voire de contrôle de l'efficacité des actions pédagogiques engagées.

Une confusion risque alors de s'installer. Les éléments sur lesquels un consensus évident et immédiat s'est dégagé ne concernent pas le pilotage des systèmes éducatifs mais la récolte, le traitement et la diffusion des données, la standardisation des procédures, bref, l'appareillage technique. Il me semble que la récolte et la diffusion d'informations ne peuvent se confondre avec le pilotage. Celui-ci exige, au minimum, d'avoir une destination précise, sur laquelle se sont accordés tous ceux qui participent au voyage ou, ici, à la vie de l'institution sous analyse. Donner sa position au navigateur est sans doute indispensable, mais ne détermine en aucune manière le point de destination qu'il se choisira, ne lui fournit aucun renseignement sur les voies qu'il peut emprunter étant donné les caractéristiques de l'esquif qu'il doit manoeuvrer. En d'autres mots, la diffusion d'informations est condition préalable au pilotage mais n'est pas encore du pilotage.

Il sera aisé de s'accorder sur la nécessité de récolter et de rendre accessibles des informations sur le fonctionnement de notre système éducatif. Des mesures d'efficacité et d'efficience devraient être effectuées régulièrement et permettre d'estimer le rendement de nos écoles. Cette volonté de savoir est neuve dans notre pays où les données sur l'enseignement sont très lacunaires. Il serait objectivement intéressant de connaître précisément le nombre d'enseignants par niveau et type d'enseignement, leur âge, leur diplôme, ... De la même façon, il serait utile de disposer du nombre moyen d'élèves par classe, par niveau et type d'enseignement, des taux d'échecs croisés avec d'autres variables, etc.

Les taux de réussite restent exceptionnellement difficiles à estimer, même s'ils font l'objet de très nombreux commentaires. Bernard Delvaux a montré quels subterfuges il fallait utiliser pour construire une estimation de la proportion de chaque cohorte qui arrive au terme de ses études sans redoublement. On peut ajouter que toute estimation restera sujette à caution tant qu'elle ne se basera pas sur le Registre national : hormis par cette voie, on court le risque de disposer de données biaisées de diverses manières. Les taux de décrochage qui, eux aussi, font régulièrement l'objet de commentaires avisés, ne constituent que des estimations, généralement établies par extrapolation, au départ d'observations très localisées et donc très fragiles. Les taux de réussite et de décrochage font pourtant partie, de la façon la plus évidente, des indicateurs majeurs du rendement de notre système.

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L'information correcte sur les flux éviterait certaines erreurs politiques. J'en prendrai deux exemples. Les mesures prises à Val Duchesse avaient pour objectif de limiter l'emploi dans l'enseignement. Elles n'ont pas empêché que le nombre de charges continue à croître, notamment dans l'enseignement secondaire. De la même façon, quand le Ministre Damseaux prônait le retour à un enseignement traditionnel faisant la part belle aux langues anciennes et que, en même temps, il relevait le nombre minimum d'élèves pour ouvrir ou maintenir une option, il mettait objectivement en péril les cours de grec ancien dans nombre d'établissements. Ces deux illustrations indiquent que le politique se définit parfois des objectifs clairs et explicites par rapport à l'enseignement et n'arrive pas à les atteindre, ou pire, produit des effets inverses à ceux escomptés, parce qu'il ne dispose pas des informations de base indispensables pour orienter son action.

Il faut ajouter que les données n'ont pas de valeur informative en elles-mêmes. Il a été dit ce matin que, en Belgique francophone, 35 à 40 % des jeunes de 14-15 ans ne maîtrisaient pas pleinement la lecture. Cette proportion n'a aucune signification : rien n'interdit de penser que seuls 65 % des jeunes de 14 ans de chaque génération sont en moyenne capables de maîtriser la compétence complexe qu'est la lecture. Si cette hypothèse était correcte, il ne servirait à rien de tenter d'élever la proportion. On peut ajouter qu'on peut être convaincu qu'il est possible de faire accéder une plus large part de la population à un certain type de compétence sans pour autant l'estimer désirable. C'est le cas peu contestable de l'éducation artistique, qui ne semble jamais avoir constitué une priorité pour les décideurs politiques.

 

2. Piloter, c'est imposer une direction

Les données ne prennent de sens que quand elles sont mises en perspective avec des critères, et c'est ici que commencent les problèmes. Ceux-ci sont loin d'être résolus, parce que le choix des critères est éminemment politique. Les critères peuvent être tirés de trois sources.

Il est possible de référer les informations obtenues aux objectifs initiaux. On est alors dans la mesure d'une action stratégiquement orientée. Ce cas de figure, le meilleur en théorie, souffre de la difficulté, voire de l'impossibilité, de faire émerger aujourd'hui des objectifs d'enseignement susceptibles de recueillir l'adhésion de la majorité des citoyens et des professeurs.

On peut également comparer les données à d'autres, obtenues au même moment dans d'autres contextes.

Enfin, si on dispose de séries diachroniques, des évolutions peuvent être mises en évidence. La perspective diachronique, indubitablement très séduisante, risque cependant de ne donner que des tableaux partiels, dans la mesure où les profils de formation peuvent se modifier dans le temps, avec un déplacement d'importance de certaines compétences vers d'autres. Elle devrait, pour rendre compte correctement d'évolutions globales, fournir des informations sur la totalité des aptitudes et attitudes travaillées par l'école aux diverses périodes étudiées.

Seules les deux premières méthodes, à savoir les comparaisons par rapport à des objectifs initiaux ou par rapport à d'autres contextes, seront analysées. On s'efforcera de montrer qu'elles sont objectivement impraticables ou débouchent sur des impasses. Dans les deux cas, elles rendent illusoire un pilotage de l'enseignement dans le sens où cette expression a été définie ci-dessus.

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2.1. La comparaison à des objectifs initiaux

Un large accord règne parmi ceux qui ont observé et analysé l'enseignement au cours des dernières décennies et qui concluent qu'il est aujourd'hui fort improbable que la société puisse lui désigner des objectifs collectivement acceptés et suffisamment précis pour guider l'action de ses agents. L'histoire montre que les périodes où l'enseignement a pu être mis en projet et orienté vers la réalisation de fins auxquelles d'autres institutions concouraient sont exceptionnelles.

Sans développer l'argument, on notera que ces périodes réunissent une large gamme de conditions :

Ce rapide inventaire, qui mériterait à la fois d'être complété et développé davantage, veut seulement indiquer que la formulation d'objectifs précis et opératoires pour l'enseignement ne va pas de soi, et ne peut se réaliser qu'à des périodes atypiques. L'histoire de notre pays en fournit deux exemples : l'immédiat après-guerre et la fin du siècle dernier ont vu des configurations de conditions idéales pour faire apparaître des compromis solides sur les objectifs de l'enseignement. Ces conditions ne sont pas réunies aujourd'hui, ne risquent pas de l'être bientôt, mais, de surcroît, il n'est pas souhaitable qu'elles le soient parce qu'elles vont de pair avec des bouleversements sociaux profonds et douloureux.

On pourrait rétorquer que le CEF a pu obtenir l'accord de tous ses membres sur trois objectifs qui doivent inspirer la totalité de l'enseignement. Avant de les commenter, il convient de les relire. Il nous est dit que l'enseignement doit promouvoir le développement de la personne de chacun des élèves, les conduire à prendre une place active dans la vie économique, amener les jeunes à être des citoyens responsables dans une société libre. Beaucoup de documents et de réflexions de très haute qualité ont été produits par le CEF. C'est un lieu essentiel où se rencontrent les représentants de toutes les composantes de notre société. C'est une plate-forme majeure pour notre démocratie où d'âpres discussions ont précédé l'adoption de textes présentant les trois objectifs. Il n'empêche qu'ils apparaissent d'une rare banalité, et plus encore quand on sait la qualité des membres du CEF et la difficulté du processus qui a conduit à les énoncer.

Deux qualités essentielles sont avancées par ceux qui défendent les objectifs du CEF.

La première est que tous les éléments de la société ont contribué à construire ces objectifs. C'est parfaitement exact, mais le résultat n'en est que plus inquiétant. Les objectifs expriment en effet tout l'accord possible entre ces partenaires, ce qui se réduit en définitive à très peu de choses. La société, en d'autres termes, ne peut s'accorder que sur un texte vague et très convenu, au terme de négociations difficiles sur l'ordre des objectifs et la manière d'exprimer chacun d'eux. Si on considère que ce texte vaut par le processus qui l'a porté, il faut aussi reconnaître que l'accord est minimal et, de toute façon, ne donne aucune orientation pratique à l'enseignement.

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La seconde est que ces objectifs ont une portée universelle, concernent tous les niveaux et toutes les formes d'enseignement. Il a été dit, notamment, que l'importance accordée au développement personnel et à la citoyenneté protégeait des tendances à la professionnalisation outrancière des études, que l'objectif de servir l'économie était corrigé et encadré par la prise en compte de la personne et du collectif. Dans cette optique, le CEF aurait fourni trois critères susceptibles d'évaluer la qualité de toutes les études. Il n'est pas certain, pourtant, que ces critères aient amené à modifier les pratiques des centres de formation des Classes moyennes, dont les finalités restent massivement, voire exclusivement professionnelles. A l'autre extrême, on peut douter que la production du CEF ait conduit à infléchir l'enseignement des facultés de Philosophie pour y intégrer le souci de préparer des étudiants à prendre une place active dans la vie économique.

Le texte du CEF énonce qu'un enseignement doit rencontrer les dimensions personnelle, économique et civique. On reconnaîtra que la perspective proposée n'est pas très originale, qu'il serait bien difficile d'être en désaccord avec ce qui a toutes les allures de l'évidence. Le débat ne s'impose que quand il s'agit d'agencer ces trois dimensions, de construire un projet qui donne des lignes d'engagement aux agents, qui inspire leurs pratiques concrètes. Tout projet de ce type exige que des priorités soient définies, que les objectifs cessent d'apparaître vagues et équivalents. Les objectifs du CEF sont profondément insatisfaisants parce qu'ils ne permettent nullement de répondre aux questions concrètes qui se posent aujourd'hui à l'enseignement. Est-il bon de réformer les rythmes scolaires ? Est-il bon de passer à une certification par degrés ? Est-il bon d'envisager de transférer des ressources du secondaire vers le primaire ? Est-il bon de tenter de réduire les écarts de salaire entre enseignants du primaire et du secondaire ? Est-il bon de maintenir une scolarité obligatoire jusqu'à 18 ans ? Est-il bon de tenter de réduire l'échec en première année de l'enseignement universitaire ? Est-il bon de regrouper l'enseignement supérieur en "Grandes Ecoles" ?

Les objectifs du CEF ne sont guère opérationnels, ils ne fournissent pas les arguments permettant d'arbitrer les débats en cours sur l'enseignement. Force est de constater, plus globalement, que cela fait plusieurs décennies que l'enseignement n'est plus équipé d'objectifs clairs, que des rationalités divergentes soutiennent des analyses concurrentes. Le constat selon lequel la société ne parvient plus à bâtir des compromis sur un projet éducatif général, expression d'une capacité stratégique de se projeter dans le futur, peut être élargi. Les mouvements sociaux, les partis n'énoncent plus guère de discours prophétique qui dirait le point optimal de destination en désignant les chemins opportuns pour l'atteindre. Le renoncement au discours prophétique, qui dépasse la description du présent et du futur proche objectivement probable, a pour corollaire l'impossibilité de construire un programme d'enseignement ambitieux.

Les "contraintes budgétaires" fournissent des points fixes sur lesquels s'appuient les politiques. Elles sont désormais investies d'un statut d'évidence indépassable qui camoufle les étapes de leur construction et les tensions dont elles résultent. La gestion publique, dans de nombreux cas, semble moins soucieuse des finalités qu'elle pourrait servir que du contrôle de l'affectation des ressources. En d'autres termes, l'ordre des moyens prend le pas sur celui des fins : il est moins question de mobiliser les moyens indispensables pour atteindre un objectif reconnu désirable que d'aligner le programme des réalisations sur ce qui reste disponible.

L'incapacité dans laquelle se trouve la société de proposer à ses membres un objectif clairement identifié, l'acceptation de plus en plus soumise à des contraintes budgétaires ou techniques n'a pas empêché le collectif de continuer à exercer une action de mobilisation et de conformation sur les individus. Celle-ci a seulement pris des formes renouvelées. L'intégration sociale passait jadis par l'inscription dans des mouvements et institutions fortement structurés, affichant des idéologies contrastées, construites en référence à des données longues, à des ambitions historiques très larges. L'intégration sociale opère aujourd'hui de manière paradoxale en enjoignant chacun de devenir responsable de son développement et de son état, de la prospérité des organisations et associations auxquelles il participe. Depuis une vingtaine d'années, on a moins vécu la victoire de l'individu sur le collectif et le déclin des idéologies que l'asservissement consenti à un nouveau prescrit reportant sur la périphérie la responsabilité de choix que le centre n'est plus capable de poser ni d'imposer. Les collectivités locales, les entreprises, les écoles, les individus n'ont pas conquis une autonomie qu'ils auraient demandée, ils se sont trouvés contraints de prendre en charge des fonctions qui n'étaient plus assurées par ailleurs.

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On pourrait en donner de multiples exemples. Certains touchent à la caricature, comme quand les médecins anglais refusent d'opérer du coeur des patients s'ils ne s'engagent pas à arrêter de fumer : ce faisant, ils prennent un rôle qui n'est pas le leur, décident de pénaliser des individus s'ils n'acceptent pas d'adopter des comportements indiquant qu'ils prennent leur part de responsabilité, renoncent à s'en remettre à la solidarité. On pourrait commenter de la même manière les mesures visant à pénaliser les chômeurs incapables de prouver leurs efforts pour se former ou chercher un emploi. Le mécanisme est identique quand des réformes, comme la certification par degrés, sont introduites dans l'enseignement sans que les agents chargés de les appliquer ne soient dotés du matériel et des informations indispensables. Ces quelques exemples veulent illustrer le phénomène global de déplacement de la responsabilité du centre vers la périphérie, vers les individus. Parce que ceux-ci ont été soumis à deux décennies de façonnement idéologique dont le point central est l'obligation qui leur est faite de se prendre en charge, il n'est pas certain qu'ils accueilleraient de manière positive des objectifs collectifs, même s'ils parvenaient à être dégagés par un débat démocratique.

Ceci amène à conclure cette section consacrée à l'examen de la méthode d'évaluation des données sur l'enseignement basée sur leur comparaison avec des objectifs initiaux. Même si elle apparaît comme optimale d'un point de vue théorique et méthodologique, elle est illusoire pour quatre raisons principales.

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2.2. La comparaison à d'autres contextes

La comparaison des données nationales ou régionales à celles que peuvent produire d'autres contextes ne nous amène toujours pas au pilotage et fait courir le risque de s'engager dans des impasses. On peut repartir d'un exemple cité dans l'ouvrage du Professeur de Landsheere. Celui-ci rappelle que les Etats-Unis veulent que, en l'an 2000, les performances de leurs élèves soient les plus hautes du monde dans certaines matières. Cet objectif, même s'il est parfaitement clair et opérationnel, même s'il est techniquement inattaquable, me semble navrant. Un pays qui se veut le plus puissant du monde montre qu'il n'est pas capable de déterminer lui-même ce qui est bon pour ses enfants et en arrive à s'aligner sur tous les autres. Ce faisant, il prend une posture d'esclave, attendant des autres, qu'il entend dominer dans la compétition mondiale, qu'ils lui désignent le lieu auquel il doit conduire ses enfants.

La perspective proposée est clairement non critique et ne repose sur aucune valeur autre que celle de la concurrence. On ne songe pas à évaluer les manières dont les performances académiques sont atteintes, pas plus que les profils d'étudiants préparés par les différents systèmes éducatifs. Il est pourtant à craindre qu'une grande efficacité pédagogique dans certains savoirs a pour corollaire l'inefficacité en d'autres matières. On n'est pas dans un projet sur l'homme, qui apparaît segmenté en compétences diverses, objet par définition façonnable de l'activité de transmission de connaissances.

On peut ajouter que l'adoption d'objectifs de ce genre peut faire entrer dans une compétition à l'infini. D'autres pays peuvent relever le défi et viser eux aussi la meilleure performance mondiale. S'ils prennent au sérieux les objectifs qu'ils se fixent, ces pays seront incités à se focaliser sur les quelques savoirs stratégiques, aux dépens d'une éducation globale. On en viendrait à se réjouir que la Communauté française dispose des objectifs du CEF, susceptibles de protéger des dérives auxquelles peut conduire la logique de la compétition internationale.

Affirmer le caractère inacceptable d'objectifs qui ne sont que des décalques, éventuellement tirés vers le haut, des pratiques enregistrées dans d'autres contextes ne revient pas à prôner l'isolement de chaque système éducatif. Il reste évidemment très intéressant d'analyser les innovations que d'autres pays mettent en place, de comparer l'efficacité d'un dispositif à celle de tous ses équivalents. Pareille démarche traduit le souci d'optimiser les manières de travailler, d'élargir la panoplie des méthodes pédagogiques. Elle ne devient inacceptable que quand les résultats récoltés ailleurs deviennent le "score à battre".

Malgré ses lacunes, la méthode comparative a de très nombreux adeptes. Nombre d'initiatives se prennent dans nos écoles non parce que leurs promoteurs sont convaincus qu'elles sont intrinsèquement positives, mais parce qu'elles se rencontrent dans des établissements proches. S'aligner sur des pratiques de la concurrence vise à limiter les avantages comparatifs qu'elle pourrait en tirer, donne l'illusion d'être actif et maître de l'évolution. On fait comme les autres, ce qui dispense aussi de la réflexion sur les objectifs à poursuivre. La comparaison permet de faire comme si les problèmes de fond - c'est-à-dire la définition du désirable pour l'élève et les collectifs auxquels il appartient et appartiendra - étaient clairement résolus. C'est évidemment totalement faux et insuffisant : on contourne la difficulté en mettant en avant et en exécutant le faisable, mais la distance peut être grande entre ce "faisable" et le désirable.

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3. Conclusion

A. Le pilotage des systèmes d'enseignement apparaît a priori comme une réaction rationnelle destinée à en corriger les dysfonctions et à y réorienter les moyens pour en accroître l'efficacité. Il exige cependant que des objectifs soient déterminés, que des cibles soient choisies, que des priorités soient arrêtées. Les propos qui précèdent ont tenté de montrer qu'il était illusoire que des objectifs opérationnels soient bientôt définis.

En leur absence, il reste possible de récolter un maximum de données et d'informations, de les diffuser auprès des acteurs en se disant que la rétroaction s’opérera d'elle-même. On renonce alors à un pilotage centralisé, on choisit de reporter sur chaque individu, chaque école, la responsabilité du pilotage. On sait aussi que la diffusion d'informations générera des effets pervers, enclenchera des stratégies inattendues. Tous les acteurs disposant des informations ne s'en serviront pas pour tenter de rendre le système éducatif plus juste et plus démocratique. Il est au contraire à craindre que les élitistes soient parmi les premiers à les utiliser dans le but de produire des concentrations d'élèves d'excellent niveau scolaire dans certaines écoles, certaines filières.

La régulation espérée de la diffusion de données à travers l'univers scolaire est celle du marché. On compte sur les initiatives individuelles pour construire l'efficacité collective. Ce modèle, dont rien n'indique qu'il est le meilleur imaginable, est pratiqué non de manière positive, mais par défaut : la délégation vers les individus et les écoles n'est opérée que parce qu'il est désormais impossible de fixer des objectifs opérationnels précis à tout le système d'enseignement.

On ne niera pas que, devant l'évidente complexité de l'institution scolaire, il est tentant et peut-être efficace de s'en remettre à la rationalité collective des utilisateurs. Dans ce cas, on pourrait imaginer que chaque établissement soit tenu de fournir à tous ceux qui le fréquentent ou envisagent de le faire, quelques données de base, montrant les caractéristiques de son public, les spécificités de sa pédagogie et de ses programmes, les performances de ses diplômés sur le marché de l'emploi ou les études supérieures, les taux de réussite comparés à ceux d'établissements similaires. La diffusion d'informations, dans ce cas, ne serait effectuée qu'avec la conviction qu'elle est de nature à éclairer les choix des usagers, envisagés comme les vrais pilotes de l'institution scolaire. Ce schéma est toutefois restrictif, il n'envisage pas une dissémination non contrôlée de l'information, il précise les données à rassembler et exige leur transmission à tous les usagers.

Le modèle de constitution de données dont on n'a pas défini a priori les canaux de diffusion me semble plus aveugle et résigné. Il mise sur une rationalité collective sans se soucier de la façon d'informer les choix de ceux qui la constituent. De très nombreuses études en sociologie de l'éducation ont mis en évidence que les capacités de réaction et d'adaptation aux nouveaux programmes et aux modifications de contexte étaient très inégalement réparties à travers la population. Leurs conclusions incitent à craindre qu'une diffusion aveugle de données non traitées pour être utilisables par chacun ne contribue qu'à donner des moyens supplémentaires aux groupes les mieux dotés en capital culturel et social pour piloter le système éducatif à leur profit.

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B. Le souci de piloter l'enseignement a cet aspect gênant qu'il apparaît à un moment où les moyens financiers font défaut. Il faut rappeler qu'il n'y a pas un manque objectif de ressources mais que nos sociétés ont cessé d'être convaincues qu'il était bon d'investir dans l'enseignement. La représentation la plus commune est que les moyens attribués à l'enseignement sont très suffisants mais sont mal répartis, au point d'être inefficaces. Si on accepte cette définition de la situation, on perçoit l'utilité du pilotage, qui va livrer des informations permettant de faire des économies là où elles seront le plus aisément acceptées et où elles seront le moins inéquitables. On perçoit d'autant mieux l'attrait des adeptes du pilotage pour les méthodes visant à comparer l'efficacité nationale à celle des pays voisins : les enseignants qui bénéficieraient de salaires plus élevés ou de conditions de travail moins contraignantes que leurs homologues étrangers ne pourraient qu'être rappelés à un devoir de solidarité vis-à-vis de leurs collègues des degrés d'études moins bien traités.

Il est embarrassant aussi de constater que la norme budgétaire, comptable s'impose aujourd'hui comme vérité supérieure à toutes les autres. Pendant des décennies, les sociologues ont dénoncé l'échec scolaire, dont ils ont montré qu'il était socialement déterminé. Leurs propos n'ont pas amené une réforme en profondeur du système éducatif. Aujourd'hui, l'échec scolaire commence à être défini comme un problème économique, dans la mesure où il coûterait entre 7 et 14 milliards par an à la Communauté française. L'énoncé de ces chiffres a entraîné des réactions en cascade, une réforme radicale des manières d'évaluer et des aptitudes à préparer entrera en vigueur dès septembre au premier degré du secondaire et a pour objectif explicite de limiter l'échec. Tenant compte du contexte, le pilotage a-t-il aujourd'hui des chances de poursuivre des objectifs sociaux ou est-il condamné à ne conduire que des réformes à finalités économiques ?

Enfin, le pilotage apparaît comme une solution à un moment où l'Etat est en perte de légitimité, éprouve de plus en plus de mal à imposer les directions qui lui paraissent devoir être suivies. Avec son ensemble d'instruments techniques, il donne l'apparence de la rationalité, arrive à point nommé pour offrir une assise aux décisions politiques difficiles à faire accepter. La Radioscopie en offre un exemple douloureux : un rapport de plusieurs milliers de pages a été remis au Ministre le 31 mars, ce qui lui a permis d'organiser une conférence de presse le 7 avril, au cours de laquelle il a présenté les mesures qu'il en avait tirées pour les années à venir. Ce qui indique que les éléments d'analyse et d'évaluation, quelle que soit leur qualité, ne sont pas nécessairement utilisés de la manière la plus scientifique ou rationnelle et peuvent n'être que des éléments externes, apportant une justification à des décisions qui leur sont étrangères.

C. L'enjeu premier de l'enseignement reste la mise en place de dispositifs de construction démocratique d'objectifs généraux et opératoires pour l'enseignement. Il est impossible de les concevoir à l'échelle de la Communauté française, pour toutes les raisons précisées ci-dessus. Il convient donc de trouver le niveau où des compromis sont susceptibles d'être dégagés. Parce que les agents et les établissements ont pris l'habitude de l'autonomie, il me semble que le travail de reconstruction devrait commencer dans les écoles. Il pourrait ensuite s'élargir progressivement, passer par des projets de zone, intégrant de multiples projets d'établissement, dont chacun exprimerait une complémentarité avec ceux des "concurrents".

L'enseignement reste un outil dont les sociétés modernes se sont dotées pour se projeter dans le futur et assurer la pérennité de leurs valeurs. Il est donc indispensable que le local, le zonal, le sous-régional se confondent dans un ensemble qui donne le sens aux pratiques, inscrive les actions dans une perspective de grande ampleur. Il n'est pas évident du tout que l'agrégation de multiples projets dégage les lignes directives de cette perspective. Aucune autre voie que celle du local ne paraît pourtant imaginable aujourd'hui...

(Mars 1994)

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Page mise à jour le 23-08-2004

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