Conférence - Consensus
La Wallonie au Futur
Namur - 1994

Où en est et où va
le système éducatif en Wallonie ?
Comment le savoir ?

Institut Jules Destrée, Congrès La Wallonie au futur, retour à l'index

L'approche sociologique

Anne Van Haecht
Professeur à l'Université libre de Bruxelles
Facultés des Sciences sociales et économiques

Mesdames et Messieurs, après le discours musclé de mon ami Jean-Emile Charlier, j'aurai sans doute du mal à capter votre attention avec autant de force : j'ai senti des vibrations dans la salle pendant qu'il parlait. Je souscris globalement à ce qu'il a dit. Pour ma part, j'avais pensé vous parler de la position difficile du sociologue dans cette question du pilotage du système éducatif et vous montrer que, dans tous les cas, d'un point de vue sociologique, il est impensable, impossible aujourd'hui de ne pas traiter en même temps évaluation et analyse des politiques publiques. Et que, troisième point, qui dit évaluation, analyse de politique publique, dit décentralisation. Je comptais vous faire un petit exposé décadrant par rapport à notre contexte strictement communautaire pour vous indiquer tous les effets pervers que peuvent susciter des politiques de décentralisation au demeurant pensées de la manière la plus démocratique qui soit.

 

Spécificité du sociologue

Le sociologue - en tous les cas en Belgique et plus particulièrement en Communauté française -, a été un peu " débarqué " et, sans doute, s'est-il débarqué volontairement de l'évaluation du fonctionnement du système scolaire, son point de vue étant assez différent de celui du pédagogue et du psychopédagogue qui ont monopolisé cette aire de recherche depuis à peu près 20 ans chez nous. L'économiste, lui, a une spécificité tellement évidente que je ne la rappellerai pas pour en venir égoïstement à la nôtre, celle des sociologues.

Je pense que notre spécificité, par rapport à tout ce qui concerne l'évaluation d'une politique scolaire, tient dans la nécessaire recontextualisation de tout cela par rapport à l'évolution des politiques publiques elles-mêmes et plus largement du paysage socio-politique. Donc - et là je prends la définition pour moi, mes collègues ne seront peut-être pas d'accord -, il s'agit d'une sociologie politique. Ce qui vous fera comprendre pourquoi, ce matin, j'ai eu l'impression, à certains instants, d'entendre des concerts d'anges. Lorsqu’on nous a parlé de la situation anglaise et de ce qui se passait au point de vue des conséquences de l'Education Reform Act de '88, on ne nous a pas dit - et pourtant, c'est là l'essentiel me semble-t-il -, que cette réforme a été prise sous une influence tatchérienne aiguë et que l'on ne peut pas examiner, analyser ce qui se passe au point de vue des injonctions, des directives pédagogiques dans ce pays en faisant fi d’un contexte idéologique, politique dominant. Politique publique et évaluation doivent faire l’objet d’une nécessaire association. Jean-Emile Charlier l'a rappelé, l’extension de l'analyse des politiques publiques va de pair avec la déstabilisation du modèle de l'Etat-providence et la mise en suspicion de l'efficacité de l'action publique. L'action publique a été soumise à l’obligation de rendre des comptes, de se soumettre à la vérification empirique. Et dans ce bref exercice, je tiens quand même à souligner que nos voisins français ont une sérieuse avance sur nous.

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Evaluation d'une politique publique

Dans le contexte français, on a pu montrer que la question de l'évaluation d'une action publique et celle de la réforme de la décentralisation se posaient dans des termes très voisins. Il y a une dimension technique, il y a une dimension politique dans chacun de ces deux cas. Dimension technique : meilleur rendement de la décision politique. Dimension politique : améliorer le rapport du citoyen à la chose publique - et il faut bien reconnaître que, actuellement ça ne va pas trop bien de ce côté-là -. Dans le développement de l'évaluation, trois éléments se sont recoupés : la complexification de l'action publique, les difficultés de pilotage et de légitimation de l'appareil d'Etat ainsi que le développement de l'analyse des politiques publiques lui-même. Il y a eu en France, bien plus que chez nous, tout un travail sur la définition de ce qu'est une évaluation. Je vous renvoie simplement à des rapports célèbres : Deleau, Viveret. On est passé d'une définition positiviste faisant de l'ambition quantitative le coeur même de la scientificité et de la rigueur à une définition de l'évaluation où la question du jugement porté sur la valeur des politiques publiques est posée. Avec Duran et Monnier, une conception pluraliste l'emporte peu à peu qui fait de l'évaluation un lieu de négociation, un lieu où l'on prend en compte, de manière obligée, tous les systèmes de valeur, tous les points de références des acteurs concernés par le système qui fait l'objet de l'évaluation.

 

Evaluation et décentralisation.

C'est le troisième point de cet exposé. Les deux vont de pair et on ne peut absolument pas, lorsque l'on parle d'évaluation d'une politique publique actuellement, dissocier les deux. La demande d'évaluation des politiques publiques un peu partout en Europe aujourd'hui est allée de pair avec une perte de centralité de l'Etat concomitante avec le développement de stratégies de décentralisation. Ces stratégies de décentralisation ont pu apparaître - cela a été dit bien souvent - comme un instrument de modernisation des services publics qui les rendraient plus efficients grâce à une évaluation plus locale, donc une évaluation plus juste, plus précise des ressources à mobiliser. La perte de centralité de l'Etat dans les médiations sociales serait liée à l’émergence d'un nouvel espace public européen selon les termes de Pierre Müller. Il y aurait aujourd'hui émergence d'un nouvel espace public européen qui serait structuré selon deux normes fondamentales. Une première norme serait celle de l'économie sociale de marché qui combinerait libéralisme et Etat providence : égalisation des conditions de la concurrence d'une part et limitation de l’intervention de l'Etat pour égaliser ces conditions, lorsque son intervention a un caractère social. Deuxième norme, norme de subsidiarité qui octroie une priorité à l'échelon décentralisé et reconnaît un rôle de régulation globale à l'Etat. Pour Müller, l'association de ces deux normes exprimerait bien une certaine conception du gouvernement des sociétés complexes favorisant l'initiative décentralisée d'une part tout en assurant un minimum de cohésion de l'autre.

Dans le domaine des politiques scolaires, lorsque vous envisagez la majorité des pays européens aujourd'hui, vous constatez que, si tous ne se sont pas encore lancés dans des processus de décentralisation et/ou de déconcentration, ils sont tous influencés par la rhétorique décentralisatrice.

Le premier enjeu lié à ces tendances des politiques scolaires, tient dans la définition de l'institution scolaire, soit comme service public soit comme l'un des segments d'un marché des biens sociaux. Dans la deuxième définition, - la première est bien connue -, il s’agit d’une représentation qui valorise des entités fortement décentralisées, à savoir les établissements scolaires conçus comme responsables de la qualité d'un service, d'un produit et comparés à des entreprises dynamiques. Jusqu'à présent, c'est l'Angleterre - Pays de Galles qui a été le plus loin dans la mise en compétition des établissements en combinant des mesures tout à la fois de redécentralisation et de centralisation : quel que soit le pays considéré et même en restant dans l'univers des démocraties qui sont les nôtres en France, en Belgique, etc., nombre de pays ont été lourdement confrontés et influencés par une idéologie néo-libérale.

Deuxième enjeu : il est à la fois moins massif et beaucoup plus polysémique parce qu’il peut prendre énormément de visages différents. Je vise la résolution des problèmes d'équilibre posés par un processus de décentralisation. Je vous donnerai quelques exemples rapidement.

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Je m'en tiens là pour les exemples. J'aurais aimé vous indiquer à quel point, lorsque l'on parle de décentralisation, il faut distinguer décentralisation territoriale donc transfert de compétences de l'Etat vers des entités subordonnées mais gouvernées par des assemblées élues : provinces, communes, régions, départements, etc... et déconcentration, c'est-à-dire le transfert de compétences du centre administratif vers ses ramifications propres. En d'autres termes, un processus de déconcentration ne signifie pas du tout nécessairement un affaiblissement du contrôle des autorités centrales qui peut bien continuer à s'exercer à travers des normes qui sont centralement émises. C'est bien cela que nous avons connu en Belgique depuis plus de dix ans. Depuis les années ‘80, les mesures qui ont été prises - en tout cas pour l'enseignement de la Communauté, auparavant enseignement de l'Etat, sont des mesures de déconcentration. J'aimerais insister sur le fait que ces mesures de déconcentration prises, par exemple, pour transformer les établissements de l'Etat en services de l'Etat à gestion séparée, ne l’ont pas été véritablement pour donner plus de liberté au chef d'établissement, même si, depuis 1986, on leur donne une enveloppe commune pour le fonctionnement et l'équipement. Cette enveloppe, ils vont devoir l'utiliser selon des critères sur lesquels ils n'ont aucune prise. Et ce qui a été décidé récemment - ce qu'on semble présenter non pas comme une déconcentration, mais comme une décentralisation sur les réseaux actuellement en Communauté française - constitue plutôt quelque chose qui s'apparente à la déconcentration. Si vous prenez l'arrêté du 15 mars 1993 qui fixe les obligations de concertation entre établissements secondaires de même caractère, que constate-t-on ? Les établissements relevant de la Communauté ont à s'entendre entre eux sur base de critères qu'ils n'ont pas déterminés et ils ont à négocier avec les autres partenaires du réseau officiel : on dit donc décentralisation sur les réseaux parce que plusieurs réseaux sont concernés. Mais cet arrêté de 1993 qui fixe les obligations de concertation entre établissements de l'enseignement secondaire, s'il entérine encore un clivage entre le confessionnel d'une part et le non confessionnel d'autre part, fonctionne - certainement en tout cas pour ce qui est de l'enseignement non confessionnel - sur une base qui est celle de la déconcentration et non pas de la décentralisation. Il faut être très méfiant à l'égard de termes qu'on utilise un peu n’importe comment.

Un dernier mot. Lorsque l’on examine des dispositifs de décentralisation scolaire, on constate que les résultats qui ont été obtenus dans différents pays européens indiquent que les intentions premières ont subi, dans leur mise à l'épreuve concrète, l'empreinte de ce qu'on appelle le paradoxe des conséquences, c'est-à-dire des effets non prévus, non souhaitables. Donc, pour tout exercice en pilotage d'un système scolaire, pas seulement dans le cas de l'évaluation d'une action de décentralisation, il faut savoir se méfier d'une pensée gestionnaire, fondée sur l'idée simple qu’un énoncé d'objectifs suffit pour rendre un projet opératoire même s'il bénéficie d'un soutien politique. Je dirais enfin que la catégorie des conséquences doit remplacer la catégorie des objectifs dans cette évaluation (cf. Durant et Monnier).

Voilà qui nous renvoie à une vision nécessairement pluraliste de l'ordre socio-politique et qui me fait conclure en disant qu’un regard sociologique sur quelque action publique que ce soit passe avant et avant tout par l'examen des rapports de force en présence et qu’il y a une historicité à redonner à l’expérience que l’on étudie.

(Mars 1994)

Bibliographie

DURAN P. et MONNIER E., Le développement de l’évaluation en France. Nécessités techniques et exigences politiques, Revue française de science politique, Paris, 1992, vol. 42, n° 2, avril.

MULLER P., Entre le local et l’Europe. La crise du modèle français de politiques publiques, Revue française de science politique, Paris, 1992, vol. 42, n° 2, avril.

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Page mise à jour le 23-08-2004

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