Conférence - Consensus
La Wallonie au Futur
Namur - 1994

Où en est et où va
le système éducatif en Wallonie ?
Comment le savoir ?

Institut Jules Destrée, Congrès La Wallonie au futur, retour à l'index

L’approche économique

Bernard Delvaux
Sociologue - Chercheur à l’Institut de Recherches économiques et sociales
(IRES) de l’UCL

Quelle articulation entre évaluation, débat et pilotage ?

"L'approche économique", tel est le titre de mon intervention figurant dans le programme. Ce titre pourrait prêter à confusion car mon exposé traitera peu d'économie. Et pour cause : bien que travaillant à l'IRES et ayant effectué, avec mon collègue Vincent Vandenberghe, la partie économique de la radioscopie de l'enseignement francophone, je ne suis pas économiste mais bien sociologue.

 

La radioscopie : le B.A.-ba de l'approche économique

La partie de la radioscopie traitée par l'IRES consistait en fait en une décomposition des dépenses de personnel dans les enseignements primaire et, surtout, secondaire. Nous analysions plus particulièrement trois composantes de ces dépenses :

 

64 %

Encadrement enseignants

Secondaire

Primaire

34 %

Nombre d'élèves par cours

14

19

17 %

Nbre heures cours élèves

33,2

28,5

13 %

Nbre heures de cours enseignants

22,3

25,2

23 %

Salaire

   

23 %

Salaire annuel moyen

1 204 000

978000

13 %

Encadrement non enseignants

   

13 %

Nbre d'élèves par personne non enseignante

48

292

 

L'effort effectué dans le cadre de la radioscopie était, en fait, le B.A.-ba de l'analyse économique de l'enseignement. Mais force était de commencer par là puisque rien de tel n'avait jusqu'alors été entrepris et que, du reste, les données dont nous aurions voulu disposer n'étaient pas toujours disponibles et traitables.

L'approche effectuée dans le cadre de la radioscopie permit de faire un pas dans l'analyse économique de l'enseignement. Par exemple, une des données intéressantes mise en avant par la radioscopie concerne le poids respectif des facteurs "apparents" expliquant l'écart entre dépenses par élève dans les niveaux d'enseignement primaire et secondaire. On sait que l'enseignement secondaire est beaucoup plus coûteux que l'enseignement primaire. Pour l'année scolaire 1990-1991, le coût par élève dans l'enseignement secondaire était deux fois et demi supérieur à celui du primaire : 171.800 francs contre 68.200. Le tableau ci-contre présente un premier niveau de facteurs expliquant cet écart. Pour près de deux-tiers, l'explication tient aux différences de rapport entre le nombre d'élèves et le nombre d'enseignants, pour près d'un quart aux écarts de salaire moyen et pour un peu plus de 10 % au rapport entre le nombre d'élèves et le nombre de personnes non enseignantes. L'effet du premier facteur peut, à son tour, être décomposé en distinguant trois sous-facteurs : le rapport entre nombre d'élèves et nombre d'enseignants est plus faible dans le secondaire

Voici donc un type d'indicateur intéressant mais bien sûr insuffisant à lui seul pour aider à la définition d'une politique. Pour aller plus loin, il faudrait décomposer certains de ces facteurs. Par exemple, au niveau du salaire moyen, on devrait pouvoir déterminer ce qui résulte respectivement des différences de barème et des différences de profil d'ancienneté des enseignants. Au niveau du nombre d'élèves par cours, on devrait analyser ce qui résulte des spécificités des programmes du primaire et du secondaire (notamment l'existence ou non d'options) et ce qui résulte de la taille moyenne des établissements ou des années d'étude, taille elle-même explicable par divers facteurs (concurrence entre établissements, contraintes géographiques liées à la dispersion de l'habitat,...).

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Les priorités de l'analyse économique

Les divers thèmes abordés par la partie économique de la radioscopie furent fortement médiatisés du fait des décisions prises dans la foulée de cette étude, du fait aussi qu'il s'agissait de la première étude significative sur ce thème en Belgique. Depuis lors, un certain nombre d'économistes ont entrepris, dans le cadre d'un financement de six équipes francophones par le FNRS, de défricher un peu plus ces terres jusqu'alors quasi vierges d'analyses économiques.

Du travail reste à faire en matière d'évaluation économique et ce travail est indispensable pour éclairer les décisions dans un contexte budgétaire tendu si l'on veut éviter de se retrouver dans une situation où des mesures drastiques devront être prises à l'aveuglette. Selon moi, ce travail devrait prioritairement porter sur un affinement de l'analyse des facteurs de coûts, sur l'étude de modes de subsidiation alternatifs ainsi que sur l'évolution de la structure de l'offre d'enseignement, en plein changement suite aux réformes entreprises par le Ministre Di Rupo.

Ces trois champs d'investigation sont à mon sens plus importants pour le pilotage du système d'enseignement que d'autres types d'analyses économiques vers lesquelles sont cependant attirés les économistes parce qu'elles présentent des caractéristiques plus nobles, intellectuellement plus gratifiantes et académiquement plus reconnues. Je pense notamment aux analyses en terme d'input et d'output. Je redoute en effet que des analyses de ce type soient trop souvent amenées à réduire la notion d'output en raison de l'exigence du caractère mesurable de l'output. A mon sens, l'output de l'enseignement ne pourra jamais être réduit par exemple à une mesure de l'adéquation entre enseignement et monde du travail ou de la rapidité des parcours scolaires ou encore du niveau des connaissances. Comment pourrait-on formaliser un output tel que la formation de personnes capables d'orienter collectivement le devenir des sociétés ou tel que l'épanouissement individuel ? Je crois l'analyse économique incapable de prendre en compte un objectif complexe de ce type car celle-ci a besoin de réduire très fortement la définition de l'output à des dimensions directement observables.

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Exemples d'indicateurs macro sur les processus de sélection

Dans quelle direction aller pour définir une méthode de pilotage tenant compte de la complexité du réel et des objectifs assignés à l'enseignement ? C'est ce à quoi je voudrais tenter de répondre. Mais avant d'aller plus avant dans mon analyse, j'aimerais présenter un certain nombre d'indicateurs macro que j'ai confectionnés. Ce que j'ai entrepris de faire n'est rien d'autre que l'exploitation systématique d'une partie de l'imposant monceau de statistiques patiemment accumulées au fil des ans, publiées dans la série d'Etudes et documents mais quasi jamais analysées en vue de l'évaluation et de la définition de politiques.

Je me suis consacré à l'analyse des données croisant l'année d'étude et l'année de naissance, parce que je m'intéresse aux trajectoires des élèves, aux échecs scolaires et à la fonction de tri de l'enseignement.

 

Graphique 1 : Proportion d'enfants qui ne sont pas "dans la norme" (parmi l'ensemble des jeunes scolarisés ou non)

Quoique les données soient encore très frustres, du fait qu'aucun suivi d'individu n'est possible, les indicateurs construits sur cette base sont riches d'enseignements. Je voudrais vous en convaincre en présentant quelques-uns de ces indicateurs, dont certains sont appelés à figurer dans la première publication d'indicateur actuellement préparée par le Ministère.

Le premier graphique présente la proportion d'enfants de 6 à 12 ans ne se situant pas "dans la norme". Sont considérés comme étant "dans la norme" les enfants qui sont "à l'heure ou en avance dans l'enseignement ordinaire". Ne sont donc pas "dans la norme" trois catégories d'enfants : ceux qui sont en retard dans l'enseignement ordinaire, ceux qui sont inscrits dans l'enseignement spécial et ceux qui ne sont plus inscrits dans l'enseignement de plein exercice (ce dernier cas ne vaut pas pour le niveau primaire). Le graphique présente la situation aux différents âges, du plus jeune en bas au plus vieux en haut, et montre l'évolution au fil du temps, sur un peu plus de vingt années scolaires. Les dates inscrites sur l'axe horizontal ne font pas référence aux années scolaires mais aux années de naissance. Dès lors, lorsqu'on suit une ligne verticale, on voit la manière dont, pour une cohorte d'enfants du même âge, la proportion d'enfants "hors norme" augmente au fil des ans. Cette augmentation est surtout forte entre 6 et 7 ans, du fait de la sélection opérée en première primaire.

Globalement, ce graphique est plutôt rassurant et ferait oublier que la Belgique francophone connaît un taux d'élèves en retard nettement plus important que la plupart des pays voisins. L'évolution est nette lorsqu'on compare les deux extrémités de chaque courbe. Par exemple, pour la courbe des 11 ans, on passe de plus de 45% d'enfants hors norme pour la cohorte des enfants nés en 1952 à moins de 30% pour le cohorte des enfants nés en 1981. La seule évolution défavorable concerne les enfants âgés de 6 ans, pour lesquels la proportion d'enfants en retard tend à augmenter. Il s'agit d'enfants retardés dès avant leur entrée en primaire.

En dépit de la tendance globalement positive, on observe que le rythme d'amélioration a sensiblement varié au fil des ans. Après une accélération du rythme d'amélioration constaté, pour les enfants âgés de 7 ans, entre les années scolaires 77-78 et 84-85, et diffusé dans les classes d'âge supérieures au cours des années scolaires suivantes, on observe une stagnation voire même dans certains cas une légère croissance. Or, c'est à partir de l'année scolaire 83-84 que fut introduite la règle de l'interdiction de doubler plus de deux fois en primaire. Sans qu'il soit possible pour l'heure d'attribuer l'arrêt de la progression favorable à la mesure, cette concomitance entre les deux observations est tout de même curieuse, et l'on ne peut invoquer pour l'expliquer l'existence d'un seuil en-deçà duquel il ne serait plus possible de descendre. Nombre de pays voisins prouvent en effet qu'il est possible de descendre sous les seuils atteints par la Belgique francophone en 84.

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Graphique 2 : Proportion d'enfants quittant le groupe des enfants "dans la norme" à différents moments du cursus scolaire

Le second graphique décompose le processus de sélection en quatre phases. Il indique à quel moment de la scolarité les enfants quittent la "norme" : en maternelle, en 1° primaire, entre la 2° et la 4°, ou encore dans les deux dernières années du primaire. On remarque d'abord qu'une part très importante de la sélection s'opérant dans le fondamental s'effectue en première année. Pour la cohorte la plus récemment observable (celle de 1980), plus du tiers de la "mise hors norme" s'effectuant en primaire se réalise en première primaire, contre environ 10% en maternelle et 55% dans le reste du cycle primaire.

Mais je voudrais surtout attirer l'attention sur le phénomène de résistance à la diffusion d'une réduction des taux de sélection. Durant la période d'accélération de l'amélioration de ce taux, on observe que le mouvement positif en 1° primaire n'a pas été annulé par une augmentation du taux de sélection en 2°, 3° ou 4° primaire. Au contraire, la sélection opérée dans ces années a elle aussi diminué, quasi au même rythme. Par contre, les 5° et 6° primaires, après avoir dans un premier temps emboîté le pas aux années inférieures, ont réaugmenté leur taux de sélection. Lorsqu'intervient l'interdiction de doubler plus de deux fois en primaire, on observe, au cours de la première année d'application de cette règle, un tassement important du taux de sélection en 1° primaire mais immédiatement suivi par une période de stabilisation. Concomitamment, la sélection s'est renforcée en 2°, 3° et 4° primaires, atteignant un taux qui ne s'est pas encore réduit et est maintenant ainsi équivalent au taux de sélection observé en 1° primaire. Pour les 5° et 6° années, on dispose de trop peu d'observations pour tirer une conclusion.

A ce phénomène de report partiel de la sélection à des niveaux supérieurs, vient s'ajouter un phénomène d'anticipation de la sélection, dont on perçoit une trace dans la courbe de maternelle. On observe en effet que, depuis la promulgation de la loi, la proportion des enfants se situant déjà hors norme avant d'entamer les cycles du primaire a sensiblement augmenté. En conclusion, on observe un phénomène d'adaptation à la loi de 1983 : un report de la sélection à des niveaux plus élevés et plus bas du cursus annule quasi toute amélioration globale. En effet, le taux d'élèves "hors norme" à l'âge de 10 ans (plus haute tranche d'âge observable actuellement) s'est stabilisé entre les cohortes 76 et 82.

Un autre phénomène vient s'ajouter. Il s'agit d'une modification de la ventilation des enfants "hors norme" entre divers états, perceptible à tous les âges de la scolarité primaire, mais que je décrirai seulement pour la tranche des enfants de 9 ans. Dans le troisième graphique, quatre états sont distingués : retard d'un an, retard de deux ans, retard de trois ans et inscription dans l'enseignement spécial. Figure ici la proportion d'enfants se situant dans chacun de ces états proportionnellement à l'ensemble des élèves, à l'heure ou pas. Dans une première période, s'étendant de l'année scolaire 63-64 à l'année scolaire 72-73, on observe que les mouvements de diminution des élèves fortement retardés (2 ou 3 ans) sont totalement compensés par l'augmentation des élèves dans l'enseignement spécial. Seule la diminution au niveau du retard d'un an n'est pas annulée, ce qui induit, globalement, une diminution légère de la proportion d'élèves hors norme. Dans une seconde période s'étendant de 72-73 à 83-84, on observe un mouvement à la baisse dans toutes les courbes. Dans une troisième phase, débutant avec l'entrée en vigueur de la loi sur le nombre de redoublements en primaire, on observe une chute puis une stabilisation des retards de 1 ou 2 ans mais une reprise de l'augmentation de la proportion d'enfants dans l'enseignement spécial. La promulgation de la loi coïncide donc avec le fait que les enfants en difficulté sont plus rapidement retirés de l'enseignement ordinaire.

Ce phénomène est illustré d'une autre manière par le quatrième graphique qui montre la ventilation des enfants par rapport au total des enfants ayant plus d'un an de retard ou se situant dans l'enseignement spécial. Sur une longue période, on observe la croissance impressionnante de la proportion des enfants pris en charge par l'enseignement spécial avec deux périodes de croissance forte : les années 63-72 et les années 83-92.

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Graphique 3 : Proportion de jeunes de 9 ans en retard dans l'enseignement ordinaire ou dans l'enseignement spécial

Graphique 4 : Ventilation des jeunes de 9 ans en retard de plus d'un an dans l'enseignement ordinaire ou inscrits dans l'enseignement spécial

Je pourrais présenter des indicateurs identiques pour le secondaire et faisant apparaître des phénomènes similaires. Je pourrais aussi montrer comment les jeunes ayant un même nombre d'années de retard se ventilent entre filières du secondaire. De tels graphiques auraient mis le doigt sur d'autres effets troublants de la loi sur l'obligation scolaire, celle-ci ayant incité les jeunes à l'heure ou en faible retard à rester dans les filières de transition et ayant retenu dans les filières de qualification les élèves les plus en retard contraints de rester dans l'enseignement jusqu'à 18 ans, phénomènes ayant eu pour effet d'accentuer la dualisation des filières, la proportion de jeunes "dans la norme" restant pratiquement inchangée dans les filières de transition et diminuant très sensiblement dans les filières de qualification.

 

Qualités d'un indicateur macro

Ces exemples m'amènent à deux conclusions. D'une part, il est vraiment étonnant que de telles données aient été si longtemps laissées inexploitées alors que, malgré leur caractère frustre, elles mettent le doigt sur des mécanismes importants. D'autre part, ces indicateurs témoignent des limites des politiques normatives et centralisées, en tout cas des politiques de prolongation de la scolarité obligatoire et d'interdiction de plus de deux redoublements en primaire.

Ces exemples m'amènent aussi à insister sur certaines caractéristiques que doivent avoir les indicateurs macro s'ils veulent être pertinents pour le pilotage de l'enseignement. J'ai essayé de répondre à ces exigences lors de l'élaboration des indicateurs que je viens de présenter.

J'en reviens ainsi à l'un de mes leitmotiv : jamais un seul critère ne pourra suffire. Toujours, il devra être accompagné d'autres clignotants parce qu'il faut contrôler les effets pervers et parce que jamais l'objectif du système ne pourra être réduit à un seul. Toujours, il faudra se méfier de l'unidimensionnalité.

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Evaluation technocratique et évaluation informative

Cette remarque m'amène à réfléchir à l'articulation entre évaluation, débat démocratique et pilotage du système d'enseignement.

Deux grands types d'évaluation existent actuellement. Je les qualifie d'une part d'évaluation technocratique à destination de décideurs et d'autre part d'évaluation informative à destination d'acteurs parcellisés. La première conduit surtout au macro-pilotage, la seconde à ce que M. de Landsheere appelle le micro-pilotage.

Le premier type d'évaluation se caractérise bien souvent par l'unidimensionnalité des approches développées. Je veux dire par là que cette technique conduit généralement à ce que chaque indicateur soit traité de manière largement autonome par rapport aux autres. Dans un premier temps, des objectifs sont définis (plus ou moins explicitement) par les décideurs, ou par les évaluateurs puisque ceux-ci ont toujours une part d'initiative plus ou moins grande. Le souci de contrôler l'écart existant entre ces objectifs et la réalité donne lieu ensuite à l'élaboration de mesures. Dans un troisième temps, ces mesures servent de base à la prise de décision. Les indicateurs que j'ai présentés s'intègrent dans une telle démarche, comme aussi la plupart des tests à grande échelle mis au point par les pédagogues ou certains indicateurs construits par les économistes.

L'unidimensionnalité des évaluations est encouragée par la spécialisation scientifique, par une culture de l'efficacité (selon laquelle une trop grande globalisation des problèmes nuit à la prise de décision) et par les règles de fonctionnement des médias. Les évaluateurs spécialisés prêchent chacun pour leur chapelle et tentent d'avoir l'oreille du décideur et de l'opinion, davantage enclins à s'engouffrer dans la simplification que dans la complexité.

L'unidimensionnalité des indicateurs et l'existence d'une limite indépassable empêchant de gérer un certain niveau de complexité de manière centralisée conduisent à développer des formes d'action qui ne tiennent pas suffisamment compte de la complexité du réel. Que l'action consiste en une information conscientisante des acteurs, en une aide financière, en l'édiction de normes ou en la mise en place d'incitants financiers, on bute en effet toujours sur les mêmes limites : des effets pervers se développent dans d'autres dimensions que celle sur laquelle on veut agir ou même dans la dimension choisie soit parce qu'on n'a pas contrôlé certains facteurs jouant un rôle sur le phénomène étudié soit parce que les acteurs réagissent, contournent, détournent les mesures prises. Les graphiques présentés ci-dessus illustrent bien ces phénomènes en mettant en exergue une partie des effets pervers de l'interdiction de doubler deux fois au niveau du primaire.

La mise en place de batteries d'indicateurs plus complexes ne peut suffire à dépasser les limites de ce type d'évaluation. Complexifier l'évaluation est certes indispensable mais non suffisant car les limites que je viens de mentionner ne tiennent pas seulement à la nature de l'évaluation mais aussi aux liens qui existent entre elle et le pilotage.

L'évaluation informative essaie de répondre en partie aux limites des évaluations macro et des actions centralisées. Ce type d'évaluation ne cherche pas à aider le décideur central à prendre une décision, mais plutôt à améliorer l'information de chaque acteur du système, en faisant le pari qu'ainsi, globalement, le système s'autorégulera de manière plus optimale. Ce type d'évaluation repose au minimum sur l'hypothèse que le système complexe de l'enseignement ne peut plus être régulé de manière exclusivement centralisée, et au maximum sur l'hypothèse que la seule forme de régulation praticable est le marché dont il s'agit d'améliorer le huilage.

L'évaluation informative cherche à aider des acteurs à se situer dans un environnement complexe. Deux pistes existent : soit aider les acteurs à s'auto-évaluer, soit leur communiquer plus d'informations sur les critères auxquels ils sont censés se référer lorsqu'ils opèrent des choix. L'auto-évaluation consiste par exemple à permettre à un établissement de se situer par rapport à d'autres de sa région ou d'autres du même type, ou à se situer par rapport à une norme de fonctionnement. L'information, quant à elle, peut par exemple porter sur le taux de réussite au niveau supérieur des élèves sortis de telle école primaire ou secondaire.

Les limites de telles évaluations tiennent à nouveau à la nature des critères mis en place. On peut craindre en effet que les critères fassent référence soit à des normes soit à des moyennes ou développent ce qui est le plus facilement quantifiable. Mais les limites tiennent aussi au type d'action qui est sous-entendu lorsqu'on procède à de telles évaluations.

Je ne prétends pas qu'il faille abandonner les deux types d'évaluation que je viens de décrire rapidement, mais je crains qu'ils occupent tout l'espace de l'évaluation et qu'ils conduisent, de par leurs caractéristiques, à une prise en compte insuffisante de la complexité du réel et à une édulcoration ou même à une suppression du débat public. Or, on ne peut prétendre piloter le système d'enseignement en évitant ces deux exigences.

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Graphique 5 : Situation de chaque école primaire de l'agglomération bruxelloise par rapport au taux moyen d'élèves en retard dans l'agglomération. Année scolaire 91-92

 

La dualisation dès l'enseignement primaire

Pour aller plus avant dans la réflexion, prenons à nouveau à titre d'exemple le problème de la sélection qu'opère le système d'enseignement, et le phénomène de dualisation qui lui est lié. L'exemple de Bruxelles, illustré par la carte, suffit à démontrer l'importance du problème. Même au niveau primaire, la dualisation est déjà très marquée.

Chaque point de la carte symbolise une école primaire. La couleur utilisée fait référence à un indicateur synthétique de taux d'élèves en retard. Les points verts et bleus témoignent d'écoles ayant un taux d'élèves en retard nettement inférieur à la moyenne. Les points jaunes représentent les écoles ayant un taux d'enfants en retard proche de la moyenne. Les points orange et rouge figurent les écoles ayant un taux supérieur à la moyenne et les points bruns un taux plus de deux fois supérieur à la moyenne. Cette carte révèle deux phénomènes.

La dualisation s'effectue du fait que, dans un système de quasi-marché, chaque famille cherche à concrétiser vaille que vaille ses objectifs dans le choix d'écoles, d'options ou d'enseignants, choix qu'elle effectue dans une situation d'information imparfaite, favorable aux phénomènes de mode et aux publics disposant de ressources financières et culturelles importantes. Ces publics, bien que souvent animés des meilleures intentions, s'approprient les établissements les mieux organisés et les plus sélectifs et pèsent sur l'orientation des ressources dans une direction relativement conforme à leurs objectifs. Ils complètent ainsi par un processus de sélection interne à l'école le processus de tri à l'entrée.

 

Graphique 6 : Concentration des élèves en retard en 5ème primaire. Commune de Namur (91-92)

Le même phénomène se reproduit dans d'autres agglomérations, petites ou grandes. A titre exemplatif, la situation de la commune de Namur est figurée par le cinquième graphique, mesurant, à l'aide de la courbe de Gini, la concentration des élèves en retard au niveau de la 5° primaire. Une répartition égale des élèves en retard entre les différentes écoles serait figurée par la droite oblique traversant de part en part le graphique. Plus la courbe s'écarte de cette droite de référence, plus elle témoigne d'une situation inégalitaire. Ainsi, constate-t-on, dans cet exemple, que 40 % des élèves en retard sont inscrits dans des écoles qui regroupent seulement 20 % du total des élèves. A l'autre extrémité de la courbe, des écoles regroupant elles aussi 20% du total des élèves comptent seulement 10% des élèves en retard.

Confronté à ce phénomène de dualisation, présenté ici à partir du seul critère du taux d'enfants en retard, le décideur est enclin à adopter l'une des quatre politiques suivantes.

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Organiser le débat démocratique

Ces diverses politiques de lutte contre la dualisation scolaire me paraissent poser un double problème, ou plutôt un problème à double face. Première face : celle de l'efficacité. Ainsi que je l'ai déjà évoqué, ces diverses politiques ne sont pas en mesure d'empêcher la reproduction incessante, sous des formes variées, de la hiérarchisation des écoles et de la sélection des jeunes. Ce problème tient au fait que les critères de hiérarchisation, modulables à l'infini, peuvent être sans cesse redéfinis (un peu à la manière dont la mode se renouvelle sans cesse). La seconde face du problème est d'ordre principiel : toutes ces pistes ont en commun l'édulcoration du débat démocratique. Même les politiques qui ne se limitent pas au huilage des mécanismes du marché ou à l'édiction de normes par le pouvoir central semblent fuir la perspective d'un tel débat, en le cantonnant exclusivement au niveau de la définition centralisée des politiques. Or, ce niveau de débat ne permet pas l'expression des objectifs poursuivis par chacun et consiste à définir les objectifs à un haut niveau de généralité, ne laissant place à l'expression des objectifs individuels qu'à travers le choix d'une école déterminée et à travers l'action à l'intérieur de cette école, c'est-à-dire en un lieu en amont duquel une part considérable du processus de sélection a déjà été jouée.

J'ai parlé de deux faces du problème plutôt que de deux problèmes car le débat démocratique me semble être précisément un passage obligé si l'on veut maîtriser de manière plus efficace les phénomènes décrits. Le débat démocratique est souvent présenté comme inorganisable ou infécond, mais il s'impose à mon sens comme voie indispensable. La lutte contre la dualisation n'implique-t-elle pas la création de lieux où tenter d'élaborer une maîtrise collective des processus de sélection résultant aujourd'hui d'un phénomène de marché ? N'implique-t-elle pas le débat, mais selon des méthodes et en un lieu renouvelés ?

Le lieu privilégié de ce débat serait la sous-région, niveau géographique se situant entre le niveau de l'établissement et le niveau de la communauté française. Dans mon esprit, la sous-région aurait en général un périmètre plus petit que celui des zones définies depuis peu par le Ministre, du moins pour l'enseignement de niveau primaire (ce pourrait être l'agglomération pour les grandes villes, et un ensemble de communes dans les régions rurales). Par rapport à l'établissement, l'avantage de la sous-région est de ne pas se limiter à une population déjà pré-définie en raison de mécanismes de sélection rendant les populations des établissements relativement homogènes et évacuant de ce fait un certain nombre de questions cruciales. Par rapport au niveau centralisé, l'avantage de la sous-région est la plus grande capacité à prendre en compte la multidimensionnalité des problèmes et à inscrire le débat dans un contexte concret, plus propice à l'expression de tous, mais suffisamment large cependant de manière à éviter une personnification excessive des problèmes.

Au niveau de la méthode, il ne s'agit pas simplement de rassembler une commission de plus, même la plus représentative, à qui on demanderait de définir une motion. Il ne s'agit pas non plus d'investir de nouvelles fonctions le conseil de zone doté depuis peu d'un pouvoir décisionnel. Même si le développement de cet organe peut avoir un sens, le coeur du débat se trouverait ailleurs, porté non par des représentants mandatés mais par des personnes plus anonymes issues de populations diversifiées. L'objectif principal de tels débats serait de favoriser l'explicitation des objectifs et des pratiques des acteurs ayant différentes positions, et de favoriser l'analyse contextualisée des fondements de ces objectifs et pratiques et de leurs conséquences sur le système. Dans un premier temps, on pourrait constituer de multiples groupes composés de personnes issues de publics plus ou moins homogènes (par exemple, des élèves ayant doublé au moins deux fois, des parents de milieu populaire, des parents de milieu aisé, des enseignants de branches intellectuelles, des instituteurs enseignant dans les écoles à fort taux d'immigrés, des directeurs d'écoles sélectives, des patrons engageant de la main d'oeuvre peu qualifiée,...). Grâce à la participation de scientifiques, ces groupes effectueraient l'analyse de leurs pratiques et de l'impact de ces pratiques sur l'ensemble du système. Ils approfondiraient également l'expression et la compréhension de leurs objectifs. On pourrait s'inspirer pour se faire de la technique des interventions sociologiques en évitant qu'elle soit monopolisée par des sociologues et en acceptant de franchir le pas de la confrontation entre groupes différents, non pour arriver à des décisions (ces groupes n'auraient ni mandat ni mission) mais pour aller plus loin dans le débat et, ce faisant, pour susciter des répercussions concrètes soit au niveau des organes décisionnels de zone ou des pouvoirs centraux, soit à travers les initiatives prises par divers acteurs, établissements, parents, élèves, etc.

Même si je suis parti de l'exemple des phénomènes de sélection et de dualisation, il est clair que de tels débats ne seraient pas circonscrits à ces problèmes. Ce type de procédure implique d'ailleurs nécessairement un brassage de questions multiples et connexes. La sortie de la crise de l'enseignement n'est-elle pas à ce prix ?

(Mars 1994)

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Page mise à jour le 23-08-2004

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