Conférence - Consensus
La Wallonie au Futur
Namur - 1994

Où en est et où va
le système éducatif en Wallonie ?
Comment le savoir ?

Institut Jules Destrée, Congrès La Wallonie au futur, retour à l'index Le pilotage des systèmes d’enseignement

Gilbert de Landsheere
Professeur émérite de l’Université de Liège

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,

Lorsque j'ai pris la parole au Congrès précédent de l'Institut Destrée à Namur, j'ai commencé par dire que j’étais un homme en colère. Je suis plus inquiet et plus en colère que jamais. Inquiet parce que, lors de mes voyages à travers le monde, j’observe les évolutions sociales et compare ce qui se passe dans notre Wallonie par rapport à ce qui se passe à Singapour, au Japon, en France et en d’autres pays qui investissent massivement dans l’éducation et dans le pilotage du système. J'ai l'impression d'un énorme danger, d'un appauvrissement qui s'accélère, d’un désespoir qui s'installe. Or, je garde l'intime conviction que nous possédons des ressources extraordinaires en savoir, en savoir-faire et en d’autres qualités humaines. Si nous pouvions vraiment les valoriser, nous nous porterions beaucoup mieux. La clé de ce succès reste évidemment la base, la formation des jeunes, l'éducation. Il serait temps que l'on puisse agir pour reconditionner, restructurer, redévelopper notre système d'éducation en fonction des données les plus sûres de la recherche en éducation et des nouvelles conditions sociales.

Mon propos d'aujourd'hui est focalisé sur le pilotage du système éducatif. Eduquer, c'est conduire vers un objectif, un savoir, un savoir-être, un savoir-faire. Il est paradoxal qu'on ne vérifie pas toujours, loin s’en faut, si le voyage entrepris arrive bien au but que l'on s'était assigné. Quand je prends un avion pour New York, je ne suis pas très content que l’on me fasse atterrir à Ostende.

Nous ne nous interrogeons pas assez sur les effets réels de notre enseignement et continuons, implicitement, à croire à la magie du verbe. Trop souvent encore, nous agissons comme s’il suffisait de faire des leçons de morale ou de civisme pour rendre nos élèves plus vertueux, de faire des leçons de mathématiques pour les rendre plus rigoureux. Ce n'est évidemment pas si simple que cela. Il faudrait vérifier si les comportements réels s’améliorent effectivement, en d’autres termes, si l’on atteint vraiment les objectifs visés, si l’on a piloté correctement.

On distingue classiquement le pilotage macroscopique et le pilotage microscopique. Le premier porte sur des aspects importants du système éducatif, voire sur celui-ci tout entier. Le second porte plutôt sur un seul établissement, voire une seule classe. Dans les deux cas, on s’efforce de partir de constats, aussi objectifs que possible, relatifs à l'état, au fonctionnement ou aux produits.

Le pilotage part de constats consistant en mesures aussi rigoureuses que possible. Ils sont l'aboutissement d'une construction de sens à partir d'informations qualitatives ou quantitatives, synthétisées sous forme d’indicateurs. Des décisions peuvent être prises alors en connaissance de cause des tenants et aboutissants de la situation observée.

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Un pilotage doit toujours être précédé d'une réflexion approfondie sur le système éducatif et surtout sur les projets éducatifs adoptés en son sein. Une réflexion préliminaire sur les buts poursuivis et sur les valeurs s’impose. Celles-ci sont diverses. Nous sommes dans une société pluraliste et ce n'est pas une mince affaire de trouver une sorte de commun dénominateur. Malgré la divergence des valeurs, je crois cependant qu’il est possible de s’entendre sur certaines options fondamentales. Quelles que soient nos divergences, nous voulons oeuvrer au bonheur des enfants et les préparer à assumer leurs responsabilités sociales. Mais, comme le souligne avec raison Gérard Fourez, le spécialiste est un expert qui ne décide pas. Notre mission consiste à fournir des éléments de décision de façon aussi correcte, aussi claire que possible. Il reste à la société de se prononcer. Deux préoccupations doivent être conciliées : d'une part, l'éducation permet-elle à chacun de réaliser son projet personnel et, en même temps, l'éducation aide-t-elle les nations, les régions et les individus à faire face à la nouvelle révolution industrielle et culturelle qui se produit actuellement ?

On distingue trois types de pilotage : le pilotage administratif auquel je ne m’arrête pas : il vise essentiellement à vérifier si les dispositions réglementaires sont appliquées. Le pilotage formatif est de nature diagnostique : il s’efforce de localiser les dysfonctionnements éventuels. Le terme pilotage est la traduction française de monitoring. Le monitoring médical est utilisé pour la surveillance des malades : un signal se déclenche si, par exemple, le rythme cardiaque devient dangereux. En éducation, il est aussi important de savoir aussi tôt que possible qu'un problème grave apparaît afin de prendre les mesures nécessaires en temps opportun. Quant au pilotage du rendement, il porte sur ce que l'enseignement produit.

En matière de pilotage, on doit évoquer deux approches. L’une est technologique, l’autre humaniste. Dans une fabrication, on distingue ce qui entre, le traitement et le produit. Si le produit n’est pas conforme à ce que l’on désire, on s’efforce de corriger ce qui cloche au niveau de l’intrant et du traitement. Malheureusement, rien n'est simple en éducation et, même s'il ne faut pas ignorer ce modèle systémique, la préoccupation majeure doit être l'individu particulier et son projet personnel. Il faut tenir compte des circonstances particulières dans lesquelles il vit, du sens qu'il donne aux choses et à sa vie, de ce qu'on lui enseigne et de la façon dont cet enseignement se déroule.

On distingue, en outre, le macropilotage et le micropilotage.

Le macropilotage s’opère, par exemple, au niveau régional ou communautaire. On évalue ce qu’une population totale ou une sous-population obtient - a acquis -, et si elle a atteint les objectifs poursuivis. Le micropilotage se fait, par exemple, au niveau de l'établissement scolaire qui a formulé un projet éducatif et souhaite savoir dans quelle mesure il a été mené à bien. Le micropilotage peut aussi porter sur une seule classe où l'enseignant, qui a choisi de poursuivre des objectifs particuliers, essaie de voir systématiquement s'il les atteint ou non.

D'évidence, le macropilotage et le micropilotage sont complémentaires. Si, par exemple, on constate qu’il n’y a guère plus de 35 à 40% d'élèves de 14 ans qui maîtrisent correctement le processus de la lecture en Communauté française, un problème grave se pose et il importe d’alerter les décideurs : c'est une observation macroscopique. Toutefois, cette constatation n'aide pas beaucoup l'instituteur dans sa classe. Il a besoin d'une information à propos de ses élèves à lui.

Le pilotage doit respecter un certain nombre de qualités fondamentales : la cohérence, la qualité et l'équité. La cohérence existe si l’enseignement correspond aux objectifs poursuivis. Tant le contenu de l’enseignement que la manière dont il se fait sont ici concernés. Le concept de qualité parle, je crois, de lui-même. L'équité doit être assurée vis-à-vis des garçons comme des filles, des enfants de chez nous et de ceux qui nous viennent de l’extérieur, des bien doués et de ceux qui le sont moins. Tous ont le droit d'être traités correctement.

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Comment atteindre ces objectifs ? deux approches sont possibles : d'une part, une approche internationale et, d'autre part, une approche nationale. Sur le plan international, le précurseur du pilotage est l’Association internationale pour l'évaluation du rendement scolaire (IEA) qui naît en 1959, grâce à la clairvoyance de chercheurs d'exception et à l'arrivée de l'ordinateur. Une question remarquable a alors été soulevée : est-il possible de prendre le monde comme laboratoire expérimental ? Les systèmes éducatifs sont la variable indépendante (les " causes ") et les résultats observés, la variable dépendante (les " effets "). L’IEA a commencé par évaluer, dans douze pays, le rendement de l’enseignement des mathématiques. Pourquoi commencer par cette branche ? La réponse est évidente : une équation du second degré est la même à travers le monde... Les résultats ont montré que les moyennes étaient à peu près les mêmes dans la majorité des pays. Toutefois, un pays a dépassé largement les autres : le Japon de 1960-61. C'était tellement extraordinaire qu’une commission d'enquête a été envoyée à Tokyo pour voir si l’on n'avait pas soufflé les réponses. Il n’en était rien. Le Japon pratiquait un enseignement autoritaire et sévère. Une très forte pression y était exercée à la fois par les enseignants et les parents. Le contexte culturel général faisait le reste... et le fait encore aujourd’hui, même si la situation n’y est plus exactement la même.

L’IEA compte aujourd’hui quelque soixante pays membres. Elle a rendu d’énormes services aux pays qui l’ont écoutée. Par exemple, la Hongrie, dont les résultats en sciences étaient relativement bas, a modifié fondamentalement son enseignement et est devenue l’un des pays les plus performants en la matière.

Une autre approche internationale est celle de l'OCDE, qui a lancé un projet de collecte d’Indicateurs internationaux de l'éducation (INES).

Les nations industrialisées organisent, les unes après les autres, un pilotage de plus en plus sophistiqué et rendent compte des résultats observés à la communauté. Certains pays moins développés commencent à leur emboîter le pas, c’est, par exemple, le cas de la Tanzanie.

En matière de pilotage, la France fait actuellement un effort extraordinaire. Celui-ci est assuré par une nouvelle Direction de l’Evaluation et de la Prospective (DEP). Son directeur, Claude Thélot, est parmi nous; il saura mieux que quiconque décrire l'organisme qu'il dirige. Il faut se souvenir que le premier test d’intelligence valide, le test de Binet-Simon, est né en France. Contrairement à ce qui avait été fait jusque-là, ce test portait sur les processus intellectuels supérieurs. Pour des raisons qui seraient trop longues à évoquer ici, la France s'est cependant désintéressée des tests pendant longtemps. Ce n'est pas par hasard que, à l’approche de la seconde révolution industrielle, un ministre ait décidé d’investir massivement dans l’évaluation scolaire. La DEP est aujourd’hui une institution phare en Europe. Elle compte à son actif des productions d’une qualité exceptionnelle.

Ce qui se passe actuellement en Angleterre n’est pas moins intéressant. L'Angleterre est par excellence un pays de libertés. Jusqu'à ces derniers temps, les Autorités locales avaient le droit et le pouvoir de déterminer chacune leur programme scolaire et de prendre les mesures pédagogiques qui leur convenaient. Ce système a bien fonctionné jusqu'à ces temps derniers. Aujourd’hui, la complexité des mesures éducatives à prendre pour bien préparer les jeunes qui vont vivre la deuxième révolution industrielle atteint un degré tel que les responsables nationaux ont estimé qu’il importait de donner certaines directives aux pouvoirs locaux. C’est pourquoi un " curriculum national " a été adopté en 1988. Ce programme est remarquable. On distingue quatre cycles d'études : 5 à 7 ans, 8 à 11 ans, 12 à 14 ans, 15 à 16 ans. Au terme de chacun, on procédera à une évaluation très poussée. Des évaluations intermédiaires sont aussi prévues. Elles porteront sur les connaissances, les habiletés et les savoir-être. Pour chacun des objectifs à atteindre, on distingue dix niveaux de performances soigneusement décrits. Par exemple, pour l'informatique, le niveau 1 consiste à utiliser l’ordinateur de la façon la plus simple, notamment pour faire un peu de traitement de textes. Au niveau 2, il faut être capable d’utiliser l’ordinateur pour commander des engins et pour stocker de l’information et la retrouver. Quand on arrive au niveau 10, il faut être capable de modéliser un système informatique, d’en concevoir la réalisation et de la tester. On doit aussi être capable de discuter des problèmes que la technologie pose dans le domaine de l’économie, de l’éthique et, en général, à la société. Les évaluations indiquent à quel niveau de cette échelle l'élève se situe.

Toutefois, et c’est important, les écoles restent libres de développer leur approche propre pour atteindre ces buts. Les résultats des écoles sont rendus publics et un rapport particulier est remis à chaque parent d’élève. Il doit indiquer où l'enfant se situe :

  1. en langue maternelle, en mathématique, en sciences et en technologie;
  2. comment l'enfant se situe à propos de certains aspects particuliers de chaque discipline (profils).

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Par exemple, en langue maternelle, on indique le niveau atteint en expression orale, en compréhension de la lecture, etc. Les progrès dans chaque branche du curriculum national sont indiqués. Suivent une appréciation globale, le relevé des absences, le nom d'un membre du personnel de l'école avec lequel le rapport peut être discuté. On ne peut sous-estimer l’importance de pareil pilotage.

On pourrait aussi analyser ce qui se passe au Danemark où chaque établissement va instaurer son propre monitoring, sa propre évaluation. Les principaux aspects sur lesquels le pilotage doit porter sont indiqués. Par exemple : comment les objectifs de l'établissement sont-ils définis ? Comment le programme lui-même a-t-il été conçu ? Est-il cohérent avec les objectifs ? Comment ce programme de l'établissement se situe-t-il par rapport au programme officiel et aux directives des inspecteurs ? Quelle est la politique de l'école en matière de langage ? Quelles dispositions prend-on pour améliorer l'habileté d'expression des élèves ? Un bel exemple de micropilotage interne.

Dans le peu de temps qui m’était imparti, je n’ai pu qu’évoquer très schématiquement une problématique complexe. Le pilotage ne pose pas seulement des problèmes techniques. Il soulève aussi des problèmes philosophiques indissociables des projets éducatifs. Bien réalisé, le pilotage peut servir les individus et la société.

Je vous remercie.

(Mars 1994)

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Page mise à jour le 23-08-2004

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