

Le Rapport La Wallonie à l'écoute de la prospective,
produit par le Pôle Prospective de l'Institut Jules-Destrée, consiste
d'abord en une démarche de compréhension et d'appropriation de la
prospective formelle, au delà de l'expérience de terrain que
constitue, depuis 1987, la dynamique La Wallonie au futur. La
prospective aide à comprendre les systèmes complexes et permet
d'appréhender les changements.

La prospective intègre les temps longs qui viennent
du passé, traversent le présent et peuvent se poursuivre dans le
futur. Ce travail consiste donc à rechercher, à partir des travaux de
la prospective, les axes et les lignes de forces temporels qui
traversent les sociétés avec une vision spatiale aussi large que
possible. Il importe de percevoir les changements en cours et les
développements qui nous paraissent durables.
La démarche du Pôle Prospective s'est construite au
travers de l'identification de dix tendances lourdes, c'est-à-dire de
mouvements affectant des phénomènes de façon suffisamment significative
et sur un temps suffisamment long pour en distinguer l'origine, la
durée, la continuité et la direction.
Par
l'élaboration d'une cartographie spécifique (mapping), permettant
le classement des données recueillies en 2000 et 2001, trente-huit
tendances ont été recensées pour, finalement, aboutir à une sélection de
douze, puis de dix tendances lourdes. Ont été privilégiées celles qui
répondaient aux critères suivant :
– relever d'un travail sur des données solides et
factuelles ;
– faire l'objet d'une approche prospective, systémique et
pluridisciplinaire ;
– rencontrer un minimum de consensus parmi les prospectivistes ;
– favoriser la réflexion ultérieure sur les enjeux.
Ces dix tendances
ont été regroupées en cinq axes :
1. La Révolution cognitive :
‑ les progrès structurants des technologies de l'information et de
la communication (tendance 1) et
‑ les avancées de la biologie moléculaire (tendance 2) ;
2. L'accroissement de l'interdépendance :
‑ la recherche d'une nouvelle régulation financière mondiale pour
répondre à la disparition du système de Bretton Woods (tendance 3)
et
‑ la construction d'un système post-westphalien de gouvernance mondiale
(tendance 4);
3. Les innovations résillaires :
‑ de l'entreprise au politique : la mise en place de la nouvelle
économie (tendance 5) et
‑ l'élaboration d'un nouveau contrat social (tendance 6) ;
4. Les déséquilibres aggravés de l'Humanité :
‑ l'accélération du vieillissement de la population mondiale
(tendance 7) et
‑ le largage du Tiers-Monde (tendance 8) ;
5. L'Europe, entre processus et projet :
‑ l'unification du continent européen (tendance 9) et
‑ la quête d'une nouvelle vision pour l'Europe (tendance 10).
Ces tendances ont été analysées, d'abord pour les
comprendre, ensuite pour apprécier les tensions qui les portent ou
qu'elles génèrent, de même que les risques ou opportunités de ruptures
ou de bifurcations, et enfin pour tenter de restituer la problématique
de manière intelligible en en conservant toute la complexité. Dans toute
la mesure du possible, un effort a été fait pour conserver aux sources
multiples toute leur visibilité.


De l'ordinateur portable au téléphone avec écran en
passant par les voitures informatisées et les systèmes de navigation
par satellite, les TIC sont au début de leur implantation. L'internet,
qui n'est encore qu'à 20 % de son développement, sera bientôt aussi
présent et indispensable, dans tous les domaines de la vie,
professionnelle ou privée, que ne l'est devenue l'électricité. De
fait, les outils construits et l'évolution des technologies, comme par
exemple la nouvelle application des protocoles de connexion par l'IPv6
(Internet Protocol version 6), sont finalisés. Leur implantation
réelle se fera au fil des prochaines années, puisqu'elles feront appel
à une adaptation tant des points d'accès et des lignes de connexion à
haut débit que du matériel informatique de chaque utilisateur. Les
professionnels du secteur ‑ notamment l'Internet Society ‑ comme les
grandes institutions internationales s'attachent, par des programmes
précis, à réduire une fracture numérique identifiée comme bien réelle
et bien profonde, afin de rencontrer les problèmes liés aux langues,
aux contenus et à l'éducation.

Les progrès
escomptés grâce aux découvertes en matière de biotechnologie
apparaissent aussi importants que rapides. Désormais, l'Etre humain
est devenu la première espèce vivante capable d'influencer ou de
modifier directement sa propre évolution. Ce premier changement global
de paradigme, conçu consciemment, repose sur la convergence des deux
moteurs de la Révolution cognitive, l'informatique et la biologie
génétique. Après s'être développés de façon parallèle pendant plus de
quarante ans, ces moteurs fusionnent pour élaborer une seule
puissance technologique et économique. En dépit des contraintes
morales et culturelles, ces développements ‑ en ce compris le clonage
‑ devraient se poursuivre compte tenu des capacités de résolution ‑ à
terme ‑ des problèmes de nutrition et de santé. Les compagnies privées
sont les principales opératrices de ce déchiffrage et elles sont
porteuses du gigantesque marché potentiel du commerce génétique. La
question éthique que posent de nombreux acteurs et observateurs est
celle de l'articulation entre la science, la technique et la
démocratie.

Au delà des fortes turbulences régulières du marché
des changes, on constate une accélération du rythme des crises, une
augmentation de leur vitesse de transmission et une contamination de
marchés apparemment disjoints. Ces modifications révèlent la nouvelle
liaison entre l'économie réelle et l'économie financière, tout en
confirmant l'interdépendance de l'économie. A partir du début des
années 1990, l'idée a été avancée d'un retour au modèle du système de
Bretton-Woods, qui a organisé les échanges de 1944 à 1971. Les
Etats-Unis sont au premier rang de ces efforts pour assurer un marché
plus stable et plus transparent, notamment par leur lutte contre la
drogue et contre le terrorisme. Le Sommet de Cologne du G7 a créé, en
1999, la Nouvelle Architecture financière internationale (NIFA). Le
Rapport Meltzer (2000), commandé par le Congrès américain, a confirmé
que la réforme des institutions multilatérales était à l'ordre du jour
et qu'elle aurait à modifier profondément de nombreux mécanismes de la
gouvernance financière mondiale. Compte tenu de son poids économique
et de ses contributions financières, l'Europe peut jouer un rôle
significatif dans ce domaine.

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Les Traités de Westphalie en 1648 ont permis la
mise en place d'un système mondial basé sur la souveraineté des
Etats-nations, système garanti par le principe de non-ingérence et qui
a fonctionné pendant plusieurs siècles. La mondialisation a instauré
de nouvelles limites à ce système (réchauffement de la planète,
criminalité sur internet, terrorisme, etc.), qui a montré des
déficiences de contrôle supranational ainsi que de nouvelles
vulnérabilités dans un monde devenu hiérarchisé et sans régulation
globale. De plus, de nouveaux acteurs mondiaux ou régionaux (au niveau
mondial) sont apparus, qui ont contesté aux Etats-nations leurs
compétences ‑ voire leur légitimité. Le principe d'ingérence a pris
une dimension concrète lors de plusieurs crises internationales. La
fin de la pleine souveraineté des Etats-nations n'implique toutefois
pas la construction d'un monde sans Etats. Ceux-ci se transforment et
contribuent au développement d'une nouvelle territorialité qui élargit
l'ancienne conception nationale et permet de concevoir un nouveau
système collectif international porteur de légitimité.

La Nouvelle Economie qui se met en place sur un plan
mondial, incarnée par le Silicon Valley system, consiste en
l'informatisation de
l'échange à tous les niveaux. Elle coexiste avec une économie
traditionnelle où domine le modèle stratégique caractérisé par
l'automatisation de la production et de la gestion. La Nouvelle
Economie repose sur la
réorganisation en réseau et la réorientation tant des personnes que
des technologies, en les finançant avec du capital-risque, pour
fournir de nouvelles réponses aux problèmes réels liés à l'innovation
et à la production industrielles. L'informatisation est une condition
nécessaire ‑ mais pas une condition suffisante ‑ pour le décollage de
la productivité de l'entreprise ou du pays. Les ressources humaines,
tout comme la réorganisation des méthodes de management, doivent
nécessairement accompagner le processus de modernisation.
Les
changements identifiés ont la capacité de modifier radicalement la
configuration profonde et l'organisation aussi bien de la vie sociale
que de la vie politique.

Tant les enrayages de la démocratie représentative que
le maintien de régimes autocratiques dans les années 1980 et 1990 ont
provoqué une perte de confiance en l'efficacité de la gestion de
l'Etat par le politique, à quelque niveau qu'il se situe. Cette
évolution conjuguée à la difficulté d'agir sur l'interdépendance à
partir des gouvernements nationaux a affaibli la sphère de l'Etat au
profit de la sphère économique et de la société civile.
C'est ainsi que s'est construit le
concept de nouvelle gouvernance, qui s'est développé à partir des
grandes institutions internationales de coopération au développement.
L'idée de nouveau contrat social suggère la recherche d'une régulation
contractuelle favorisant les échanges et les médiations entre les
trois sphères de la gouvernance (Etat, secteur privé, société civile).
Ces éléments montrent
l'importance de la distinction fondamentale existant entre la
démocratie représentative et la démocratie délibérative, au sein même
du processus de gouvernance. Cette distinction permet à la fois de
préserver toute sa responsabilité au politique et d'apporter une
solution au reproche qui lui est parfois fait de céder au syndrome
NIMTO (Not In My Term of Office - "Pas dans mon mandat").

Le vieillissement de la
population mondiale constitue une problématique essentielle en
prospective. Ce vieillissement est lié à l'allongement de la vie,
parallèlement à la baisse de la fécondité, en corrélation avec le
développement de l'éducation moderne. On le sait, la proportion des
jeunes diminue tandis que la proportion et les effectifs des
personnes âgées augmentent. Le vieillis-sement constitue également,
d'une part, un processus naturel ‑ biologique et physiologique ‑ et,
d'autre part, un processus social. Or, ces processus apparaissent à la
fois comme des réalités et des perceptions dissociables. La situation
de l'Europe dans son ensemble pose la question de la pérennité des
systèmes de retraites. Loin de limiter la problématique aux thèmes de
la retraite et de la dépendance, il s'agit de distinguer nettement
entre les phénomènes de vieillissements biologique, économique, social
et démographique, en réintroduisant la dimension humaine et politique.

Le rapport prospective de l'OCDE Interfuturs
avait émis l'hypothèse, en 1979, qu'un consensus aurait pu se mettre
en place dans les pays développés pour lancer une vaste coopération
économique destinée à prendre en charge une partie du développement
du Tiers-Monde. Cette dynamique – qui aurait constitué une rupture –
ne s'est pas produite. De surcroît, la fin de la Guerre froide a
enlevé leur motivation géopolitique à un certain nombre d'initiatives
étatiques, et en a tari le dynamisme. Ainsi, les politiques de
transferts publics au Tiers-Monde sont tombées à 0,2 % du PIB des pays
riches en 1998 alors que, vingt ans auparavant, elles ne pouvaient pas
être inférieures à 1 %. Les pays en voie de développement sont
aujourd'hui au cœur de l'interdépendance et sont écartés tant des
mécanismes de gestion des institutions financières que des bénéfices
qu'ils pourraient retirer de la mondialisation des échanges. Le
creusement du fossé sanitaire constitue un révélateur meurtrier de
cette tendance. L'état
du système éducatif induit une marginalisation durable de ces pays
alors que, d'ores et déjà, on peut constater que tous les objectifs
fixés par les Nations Unies lors du Sommet du Millénaire ne pourront
pas être atteints.

Depuis 1957, la construction européenne suit un
processus continu d'unification géographique, économique et politique
du continent européen. Ce processus a connu une singulière
accélération à la suite de la chute du Mur de Berlin (1989) et de
l'implosion de l'URSS (1991). En effet, le plus grand élargissement de
l’Union européenne depuis le Traité de Rome est en cours et induit de
profondes mutations. Les douze candidats à l'adhésion font face à
l’acquis communautaire qui leur est imposé et adaptent, à rythme
accéléré, leur politique nationale pour combler les retards de
développement économique et politique qui leurs sont propres. Les
Quinze doivent s'inscrire dans une politique de cohésion économique et
sociale; ils doivent également amortir les effets de la libre
circulation des personnes et des biens. La question des limites
géographiques potentielles de l'Europe fait également l'objet
d'incertitudes géo-politiques graves, notamment à l'égard de la Russie
et de la Turquie.

Au moment où, en janvier 2002, elle atteint l'objectif
principal du Traité de Rome – la mise en place d'un territoire
économique commun –, l'Europe n'est pas parvenue à stabiliser sa
construction politique. Ainsi, les Etats n'ont pu faire de la méthode
communautaire ‑ qui allie centralisme, diplomatie et technocratie ‑
qu'un outil généralement limité au premier pilier (l'Union économique
et monétaire) tandis que la décision démocratique reste limitée sur
les questions internationales (deuxième pilier) et d'affaires
intérieures (troisième pilier).
La légitimité de la Commission européenne s'est fondée davantage sur
les résultats de son action judiciaire ou administrative que sur les
plans politique, parlementaire et démocratique.
L’axe central de la refondation de l'Union repose aujourd’hui
sur le principe de gouvernance, tel qu'illustré par un Livre blanc,
prônant l'ouverture et la
transparence des institutions, la plus large participation des
citoyens à tous les stades de l'élaboration de la décision politique,
la responsabilité accrue des institutions et des Etats membres,
l'efficacité des politiques définies par des objectifs clairs et
évaluables, la cohérence et la compréhension des politiques. La
volonté de relance, sinon de réponse à l'essoufflement des
institutions européennes s'appuie sur les deux axes forts que
constituent la dimension sociétale et la subsidiarité active, appuyant
l'action politique sur les territoires.

Le rapport
analyse la transition bien identifiée des paradigmes sociétaux, de la
Révolution cognitive actuelle à la Révolution de l'esprit. Il rappelle
que le monde actuel
s'inscrit toujours dans la mutation entre société industrielle et
société cognitive, entamée voici plusieurs dizaines d'années et encore
en cours sur le long terme. Cette mutation restructure tous les
domaines de la société, à partir d'un changement de paradigme
techno-économique dans lequel l'informatique sous toutes ses formes et
la génétique jouent ou joueront un rôle décisif. D'autres technologies
émergent qui pourraient accroître l'action de ces premiers moteurs ou
même prendre leur relais, au cours des prochaines décennies, telles
par exemple les nanotechnologies et les technologies des nouveaux
matériaux.
Les cinquante dernières
années du XXème siècle ont été économiquement les plus dynamiques de
l'histoire. Dans le monde actuel, interdépendant et en rapide
changement, la séparation entre les affaires nationales et les affaires
internationales s'est érodée pour laisser la place à une aire de
responsabilités fragmentées. Ainsi, l'interdépendance se marque par des
tendances apparemment antinomiques mais en réalité complémentaires :
mondialisation et localisation, fragmentation et intégration, micro et
macro décisions, renforcement des sphères d'autorité et multiplication
des acteurs stratégiques. Il s'agit également d'une réduction des
contraintes géographiques, par la multiplication de nouvelles
connexions entre les peuples, les organisations, les économies et les
écosystèmes. Par son accélération exponentielle, la globalisation se
révèle être un processus social, dont la part économique n'est pas la
plus importante, et qui puise sa valeur dans le fait que des systèmes se
connectent qui ne l'étaient pas précédemment ‑ par exemple dans le
domaine de la culture et de l'environnement.
Dans
ce passage d'une logique d'économie fermée à celle d'une économie
ouverte, deux tendances sont considérées comme marquantes. D'une part,
la recherche et la construction d'un nouveau système de régulation
économique et financier face aux risques liés à la croissance et à la
globalisation des marchés; d'autre part, la redéfinition du rôle des
Etats-nations et donc la mise en place d'un système post-westphalien.
Plus un système se complexifie, c'est-à-dire plus
l'interdépendance entre ses parties augmente, et plus cette
interdépendance doit être accompagnée d'une capacité de régulation.
L'analyse de la gouvernance, dans le cadre de la tendance 6 étudiant
l'élaboration d'un nouveau contrat social, a montré que de nouveaux
types d'interactions et de dialogues entre les acteurs étaient
possibles, et mêmes souhaitables.
L'avenir de l'Europe est en effet dans ces mots
clefs issus de l'analyse des tendances lourdes que constituent la quête
d'une nouvelle vision pour l'Europe et l'unification progressive du
continent européen : fonctionnement démocratique des institutions,
besoin de légitimité des politiques, principes de subsidiarité active,
gouvernance multi-niveaux, interdépendance institutionnelle, Europe des
réseaux et des alliances, solidarité dans l'élargissement, coopération
transnationale. Ces différentes idées maîtresses s'appliquent non
seulement à la dimension institutionnelle et organisationnelle, qui
semble intéresser davantage les observateurs, y compris les
prospectivistes, mais surtout au contenu même des politiques menées ou à
mener (concurrence, recherche, entreprises, transports, politiques
sociales, …).
Enfin, si le XXème siècle a marqué le triomphe de la
laïcité, de la science et du rationalisme, cette idée entre en
compétition avec une tendance qui s'est développée à la fin du XXème
siècle et qui envisage la résurgence de la religion, du mysticisme et de
la spiritualité. Cette montée des valeurs spirituelles pourrait
déboucher, dans les prochaines années, sur la Révolution de l'esprit.
Cette nouvelle mutation introduirait la succession des sociétés de
l'information vers l'Age de l'esprit (Spiritual Age).
Ce Premier Rapport Prospective a permis de jeter un
regard nouveau sur l'outil que constitue la prospective. L'exercice qui
consiste à analyser les temps longs, les tendances du monde pour les
confronter ensuite avec l'analyse des acteurs locaux apparaît
particulièrement stimulant. La confrontation avec les données plus
traditionnelles du terrain wallon ne pourra s'avérer que très profitable
et probablement efficace. Le travail exaltant qui s'annonce consistera à
passer du monde "perçu" au monde "actionné", c'est-à-dire de mesurer
comment les acteurs se positionnent par rapport aux processus eux-mêmes.
La tâche sera ardue, mais elle contribuera, elle aussi, à dégager une
vision de ce destin collectif souhaité pour la société wallonne.