Le
Pen, l'Europe et nous |
Article
publié dans L'Echo, 25.04.2002, p. 2.
Jean-Maurice DEHOUSSE
Député européen |
MPE/A/2002/03bis/vd.
23.04.2002.
Voici 21 ans, François MITTERRAND ouvrait une nouvelle page de
l'histoire politique de la France: celle de l'alternance, réclamée, espérée, voulue
enfin après plus de deux décennies. La deuxième page du chapitre de la Cinquième
République.
Cette page s'est refermée dimanche soir, lorsque sont tombés
sur les téléviseurs les chiffres du premier tour des élections présidentielles.
La secousse politique créée par le premier tour a de nombreuses
causes dont les absentéismes, les sondages trompeurs qui les ont encouragés, les
dispersions déraisonnables, la banalisation de l'extrême-droite par presque tous les
partis démocratiques, mais aussi les déceptions, qu'elles soient justes ou injustes,
provoquées par les gouvernements successifs de la République.
Le nouveau chapitre de l'histoire politique de la France qui
s'ouvre débute sous de sombres auspices. Quand le candidat de l'extrême-droite arrive en
tête à Lille, rien ne garantit en réalité que le deuxième tour sera facile, et les
sondages vite faits à ce sujet et aussitôt jetés aux téléspectateurs ne sont pas plus
solides que les précédents. Rien n'annonce non plus des élections législatives
commodes. Et en espérant que tout se passe le moins mal possible, seuls les sots
peuvent croire qu'un changement ordinaire pourra régler le lendemain les problèmes qui
ont envahi la vie quotidienne partout en Europe sans que personne arrive à les résoudre.
Car, comme ces problèmes, les événements qui secouent Paris et
la France concernent d'autant plus l'Europe qu'ils s'inscrivent dans un glissement
progressif vers la droite qui ne s'explique pas seulement par la dure loi de l'alternance,
laquelle fait partie de la démocratie.
En Autriche, en Espagne, en Italie, au Danemark, au Portugal, et
aujourd'hui en France, des gouvernements de gauche ont été successivement remplacés par
des gouvernements de droite. Je n'oublie pas les succès de Tony BLAIR en
Grande-Bretagne mais je ne confonds pas non plus Tony BLAIR avec la gauche, puisqu'il
trouve normal de signer un pacte avec BERLUSCONI. Nous ne pouvons oublier non plus
que, pendant que le succès du Front National jetait une ombre sur l'Elysée, les
socialistes allemands, qui auront eux aussi en septembre une échéance électorale
capitale, subissaient une nette défaite dans un Land
(une région) important.
Comment croire dès lors que nous ne serions pas directement
concernés en Wallonie ou à Bruxelles, même si nous sommes parvenus à faire reculer
l'extrême-droite alors qu'elle augmente partout en Europe, et d'abord en Flandre?
Tous les Socialistes doivent se préparer à faire face, et
au-delà des socialistes tous les démocrates. Jean-Marie LE PEN vient de rappeler
que la démocratie se mérite chaque jour.

Lionel JOSPIN paie cruellement aujourd'hui le venin craché sur
lui non seulement par ses adversaires mais aussi par ses alliés. Il a aussi montré
clairement ce qui arrive aux candidats socialistes qui portent des programmes qui ne le
sont pas, ou plus.
Nul ne met en cause la probité exemplaire de Lionel Jospin. De
ce point de vue, aucun des adversaires directs du Premier Ministre français ne pourrait
ni ne peut soutenir la comparaison. Mais les électeurs français n'ont pas cru
devoir décerner un prix de vertu en choisissant le prochain Président de la République,
ainsi qu'en témoigne la première place de Jacques Chirac.
Porté à la tête d'une coalition passagère née d'une folie
chiraquienne, celle de la dissolution anticipée du parlement, le Premier Ministre a
probablement servi au mieux pendant cinq ans les intérêts du peuple français, comme il
l'a dit lui-même dimanche soir.
Ce qu'il n'a pas dit, parce que la dimension européenne n'est
pas omniprésente dans les réflexions des leaders politiques nationaux, c'est qu'il
avait, pendant les mêmes cinq années, servi non seulement de point d'appui mais de
référence aux socialistes européens. Sans le gouvernement français de Lionel
JOSPIN, sans le Parti Socialiste Français au sein du Parti des Socialistes Européens, la
dévastation organisée des services publics à travers toute l'Europe aurait été plus
sauvage encore.
Aussi bien, pour cette raison et pour d'autres, Lionel JOSPIN
s'est-il entendu reprocher pendant cinq ans par la grande majorité des dirigeants
socialistes européens, de rester trop attaché à un socialisme trop archaïque.
C'est ce que ses opposants de la droite parlementaire n'ont pas arrêté de
répéter aussi durant la récente campagne, pendant que ses détracteurs de gauche et
au-delà répétaient à l'envi le contraire.
La confusion fatalement engendrée par ces reproches
contradictoires a été portée à son comble lorsque le candidat JOSPIN a candidement
déclaré à la cantonade que "son programme n'était pas socialiste",
confondant ainsi complètement le premier tour avec le second.
Comment aussi expliquer que l'on ait méconnu au PS français
la loi non écrite selon laquelle, sous la Cinquième République, aucun Premier Ministre
en fonction n'a jamais été directement élu Président, Georges POMPIDOU ayant connu les
avatars de l'exil intérieur avant d'accéder à la présidence de Jacques CHIRAC ayant
dû lui-même passer par l'épisode BALLADUR?
De même, comment le Gouvernement a-t-il pu fixer le
calendrier électoral de telle façon que le premier tour aurait lieu en pleine période
de vacances scolaires pour une partie appréciable des électeurs?
Il est possible, voire probable, que le Premier Ministre
sortant ne soit pas le seul responsable de ces erreurs, mais à défaut de les commettre
toutes, il les a toutes laissé commettre.

On comprend dès lors qu'il ait éprouvé le besoin de
"tirer la leçon" des résultats de dimanche. Mais on mesure du même coup
l'imprudence de ceux qui confondent la présidence d'un Parti avec la création d'une
monarchie intérieure (quand ce n'est pas un empire) et qui sont donc amenés à ajouter
à l'amertume de la défaite la nécessité de choisir un nouveau leader en pleine
bataille.
Les responsabilités de Lionel JOSPIN sont lourdes mais celles
des autres candidats ne le sont pas moins.
Dimanche soir, Jean-Marie LE PEN n'a trouvé qu'un seul allié,
qui n'est pas même un appui: Bruno MEGRET, son ennemi le plus intime et probablement le
plus exécré.
ous les autres candidats ont fait haro sur le Front National.
Aucun d'eux ou de ceux qui les représentaient ne trouvait de mot assez dur,
d'injure assez furieuse. Au cours des trois derniers mois, tous ou presque avaient
été pour Jean-Marie LE PEN des alliés objectifs.
LAGUILLER d'abord, qui déclare vomir LE PEN mais s'en nourrit
comme il se nourrit d'elle, et qui prêche la même violence sous les atours de la
ménagère du samedi. Les autres Trotskistes aussi, qui ont seriné pendant des
mois, à l'unisson, que Jospin et Chirac, c'était bonnet blanc et blanc bonnet.
Robert HUE, lui, avait commencé à comprendre mais que n'eût-on
pas dit de bien aujourd'hui du vieux parti de THOREZ et de MARCHAIS s'il avait prêché
l'entente face au péril commun, et dissimulé sous le manteau d'un JOSPIN candidat au
deuxième tour les 3% de misère dont il est allé s'affubler?
CHEVENEMENT n'a pas fait mieux, lui qui a ouvert sa campagne le 4
septembre en renvoyant JOSPIN et CHIRAC dos à dos, du haut de sa grandeur.
Ne disons rien des autres petits irresponsables, qui, en prenant
tous quelque chose à JOSPIN, ont ouvert la porte à la peste brune. Dans l'étrange
pays qu'est aujourd'hui la France politique, les chasseurs sont même devenus des
rabatteurs.
Quant aux Verts, ils ont donné le spectacle d'un parti
fratricide en sacrifiant LIPIETZ et en chargeant MAMERE de sauver non pas l'honneur mais
le tiroir-caisse, ce qu'il a du reste fait ... en servant du même coup de marche-pied à
LE PEN.
On comprend que tous ces gens-là aient voulu poigner dans leurs
jupes pour rejoindre les manifestants de la Bastille, dont presque tous cherchaient dans
la nuit à s'absoudre du pêché qu'ils avaient commis le matin.
Malgré les apparences, la droite n'est pas mieux lotie.
Elle a oublié, en jouant au football avec la sécurité, qu'à ce petit jeu-là
c'est toujours l'extrême droite qui marque le goal.
Quant à CHIRAC, qui a gagné une forte option sur la
prolongation de son immunité, il doit commencer à se dire que tout ne sera pas rose,
effectivement. Pour un peu, on regrettera la cohabitation
Si les épreuves suivantes se déroulent comme il l'espère, il
tiendra beaucoup de cartes en mains, et à la limite presque toutes. Mais presque tous les
scénarios sont mauvais. Une Chambre aux ordres, comme après le 13 mai? On a
vu ce que cela a donné. JUPPE bis? Un rassemblement des morceaux de
rassemblements passés ?
Non; même s'il a donné dimanche soir l'impression de tomber
d'un film sur les élections présidentielles de 1924 (avec BRIALY et CASSEL, bien
entendu, puisqu'ARDITI était à l'antenne), CHEVENEMENT a trouvé la bonne expression: il
faut refonder la République.
Vaste programme que celui-là. Pas évident à réussir
avec CHIRAC. Alors, avec les petits RAFFARIN qui vont se faire clôner avant et
après les législatives, bonne chance!
On ne sait pas d'avance si les cent jours qui viennent compteront
dans l'Histoire, une Histoire dans laquelle tout le monde est entré à reculons.
Mais on sait déjà qu'ils compteront pour tous les Français, et aussi pour
l'Europe. Donc deux fois pour nous.
"Il n'y a pas deux manières d'aborder l'avenir: il faut le
construire ou le subir". Pourvu que quelqu'un y pense sérieusement, au Parti
Socialiste français
ou ailleurs.