La
Wallonie, une région en Europe
Synthèse générale
- (1995)
Gilles Gantelet
Directeur général du CIFE
Rhône-Alpes
Il est toujours périlleux
d'établir une synthèse d'exposés et d'échanges aussi nombreux et variés que ceux
de ces derniers jours. Aussi n'aurais-je pas la prétention de reprendre tous les
propos des orateurs et des participants, ni même d'en tirer les conclusions, ce
privilège demeurant celui de MM. Gouzy et Destatte.
Néanmoins, il est utile
de faire un nouveau survol de ces trois jours de colloque, d'en mettre en
évidence les compléments, mais aussi les contradictions, et de poser les jalons
d'un débat plus approfondi. Ne m'en veuillez donc pas si je cède à certaines
provocations, elles ont à mes yeux le principal mérite de faciliter le
questionnement et, partant, d'engager encore plus profondément les réflexions
suscitées par les intervenants précédents.
A. L'exemple belge
A1. La Belgique,
pays des minorités protégées ?
Il a été souligné à de
nombreuses reprises que la Belgique constituait en fait une société complexe qui
avait l'incomparable mérite de protéger ses minorités. Et il est indéniable
qu'elle est un des rares pays européens qui ont pu régler pacifiquement un
conflit opposant plusieurs identités culturelles et nationales sans que ne
s'impose la loi du plus fort – et de la majorité de la population – tant au
détriment de la minorité francophone que de la minorité germanophone, sans doute
l'une des mieux protégées de toute l'Europe.
Pourtant, il est tout
aussi démontrable que la Belgique demeure une société crispée. Crispée sur
quelques bastions à grande force symbolique – comme les communes à facilités,
Comines ou les Fourons –. Crispée sur sa population immigrée qui, bien que
beaucoup plus nombreuse que les 60.000 germanophones, ne dispose d'aucun droit
particulier. S'il est certain que bien peu de pays d'Europe de l'ouest
pratiquent une telle politique de reconnaissance des droits des populations
immigrées, il n'en demeure pas moins que la Belgique ne déroge pas à la règle et
il est légitime de se demander si les germanophones de Belgique ne disposent pas
de tels droits parce qu'ils sont proches de l'Allemagne, parce qu'ils sont
60.000 et facilement identifiables sur un territoire déterminé...

A2. La Belgique,
une société ouverte ?
Dans le même état
d'esprit, on peut aussi remettre en cause l'apparence de la société
particulièrement ouverte qui a été mise en avant par nombre de participants
découvrant les vertus de la Belgique. En effet, la Belgique est aussi très
tournée sur elle-même : d'une certaine façon elle est nombriliste. Peut-être par
l'absence d'identité reconnue et établie, les habitants de la Belgique se
regardent énormément. Ainsi par exemple, certains milieux critiquent sans
discontinuer "l'arrogance française"; mais les francophones se définissent
finalement surtout par rapport à la France et ont avec elle une relation
constante d'attraction / répulsion.
Un autre aspect m'a
particulièrement frappé : tout au long des interventions et des considérations
sur l'identité, personne n'a jamais soulevé l'idée que l'identité vient aussi du
regard des autres, et que l'on est identifié non seulement par ce que l'on est,
mais aussi par la relation que l'on a avec les autres. Or, l'identité wallonne,
l'identité francophone, l'identité flamande ou l'identité belge viennent aussi
de la perception des autres – qu'il s'agisse des autres communautés ou des
autres pays –. C'est à mon sens un élément important qui n'a pas suffisamment
été mis en valeur ici.

A3. Un fédéralisme
salvateur ?
Enfin, il a été démontré
ici que le système en vigueur en Belgique permet la prise en compte de la
complexité, en jouant avec les contradictions et en tenant compte des diverses
appartenances de chaque individu (personne, communauté, territoire, etc.). On
peut même dire que l'on se trouve face à un système prospectif qui cherche sans
cesse des voies nouvelles qui pourraient servir d'exemple en de nombreux "points
chauds" du monde comme en Europe de l'est, en Afrique ou à Jérusalem. Comme tout
bon principe juridique du fédéralisme, le système belge a permis de régler
pacifiquement les conflits, d'affirmer la primauté du droit et d'instaurer la
garantie juridique et normative qui évite la dictature.
Néanmoins, ce système
n'est pas non plus le nec plus ultra : il a également ses limites. Du
seul point de vue de la démocratie, certains intervenants ont considéré que la
proximité représentait une avancée, mais d'autres ont craint la mise en place
d'un système morcelé, moins contrôlé et plus ouvert aux abus et aux
malversations. Il a de toutes façons été démontré que le système fiscal mis en
place dans le cadre de la Belgique fédérale avait de grandes faiblesses et
devrait sans nul doute être révisé.
D'autre part, les
réformes institutionnelles qui ont eu lieu n'ont jamais été soumises à un
référendum. Est-on toujours certain qu'elles correspondaient à l'attente des
citoyens ? On ne le saura jamais. Au contraire, ces difficiles et délicats
problèmes ont toujours été laissés dans les mains des partis politiques et de
quelques organes de presse. De ce jeu partisan et du souci de parvenir à des
accords est né le consensus à la belge, que d'aucuns nomment "consensus mou",
qui préfère sacrifier les Fourons sur l'autel de l'obtention d'un accord plutôt
que de tenir compte de la volonté de la population locale.

A4. La Wallonie,
une région en Europe ?
Ces contradictions que
l'on peut mettre ainsi en lumière touchent également la tentative de définition
de l'identité wallonne, qu'il s'agisse de sa réalité ou de sa place en Europe.
La Wallonie nous a été
présentée généralement à son avantage, et il est vrai qu'elle n'en manque pas.
Pourtant, de nombreuses questions subsistent. D'abord sur son identité propre.
En effet, la Wallonie est aussi plurielle. Qu'il s'agisse de sa géographie, de
son histoire, de son peuplement, il n'est guère possible de la définir par ce
biais.
Quant à ses compétences,
assurément, les nouvelles institutions wallonnes disposent de pouvoirs étendus :
on a même vu que les ministres régionaux de Wallonie peuvent, dans certains cas,
représenter la Belgique au niveau européen; ou encore qu'en matière de
coopération interrégionale, la Région n'a pas à rendre de comptes au
gouvernement fédéral, au contraire de son voisin français qui, dans le même
cadre, multiplie les échelons administratifs contradictoires.
Cependant, là aussi, on
peut trouver à redire face au tableau parfois idyllique qui nous a été dressé.
Ainsi, à l'instar de nombreuses autres régions européennes, la Wallonie n'est
pas véritablement représentée au niveau européen et dans le cadre du Comité des
Régions. Elle va certes coopérer avec des régions françaises ou allemandes, mais
elle ne parvient pas à trouver un accord avec la Région flamande pour assurer la
continuité d'une autoroute pour relier directement Tournai. Enfin, et ce n'est
pas véritablement de son fait, elle se trouve limitée dans ses ambitions par la
faiblesse de ses voisins français, dont les régions n'ont souvent pas de
compétence pour engager plus en avant la coopération transfrontalière...

B. Quelques
réflexions sur ces antithèses et quelques pistes pour ouvrir le débat
Si j'ai semé ces quelques
doutes, ce n'est pas par pessimisme exacerbé, ou par jalousie de la part d'un
ressortissant d'un pays trop centralisé. Au contraire, il semble important de ne
pas se satisfaire de solutions toutes faites qui feraient de l'exemple belge et
de l'exemple wallon un modèle préétabli qui apporterait une solution à toutes
nos préoccupations, notamment en matière de protection des minorités. Ce n'est
peut-être qu'en en connaissant les limites qu'il est possible d'améliorer cet
exemple, et sans doute de s'en inspirer pour partie.
Dans un second temps,
j'évoquerai quelques réflexions qui me sont venues au fil du déroulement de ce
colloque et qui permettront peut-être de poser quelques jalons pour les
conclusions finales.
B1. La question du
point de vue
J'aimerais tout d'abord
insister sur la question du point de vue : nombre d'exemples récents ont pu
démontrer que l'on est toujours un peu minoritaire. J'ai déjà pu citer le cas de
la population immigrée. Mais il faut aussi parler des anciennes minorités
devenues majorités, comme en Slovaquie où les Slovaques, sitôt obtenue leur
indépendance, ne peuvent accepter l'idée d'une minorité hongroise en leur sein.
Comme les Flamands de Bruxelles qui se trouvent en très grande minorité par
rapport au nombre total de Bruxellois, alors qu'ils sont majoritaires dans le
pays...

B2. La question du
vocabulaire
Il me semble tout aussi
nécessaire de ne pas s'abriter derrière les mots. On a beaucoup parlé de
Wallonie, d'Etat, de Constitution. Mais il faut bien voir que certaines
situations n'ont pas de vocabulaire adéquat pour se réaliser. Ainsi en est-il de
la Suisse, qui protège son véritable fédéralisme sous le vocable de
"confédération" – créant ainsi de nombreuses confusions dans l'esprit de
certains observateurs –, et dont les Etats fédérés s'appellent tout simplement
"cantons". Ainsi en est-il également des Communautés autonomes espagnoles, dont
certaines bénéficient de régimes bien plus avantageux que celui de la Région
wallonne. En clair, il ne suffit pas de donner une appellation pour qu'elle
modifie substantiellement la situation.
De même, en ce qui
concerne le bilinguisme, qui aurait aux dires de certains intervenants et
participants les plus grandes vertus. Il convient là encore de partir des
réalités : s'il existe des personnes bilingues, il n'est pas encore de société
réellement bilingue. Ne serait-ce que parce que chaque locuteur fait le choix
d'une langue lorsqu'il doit s'exprimer. Dans tous les cas, et ce en dépit des
efforts pour maintenir un régime administratif bilingue, une langue finit par
prédominer. Je ne veux pas dire par là qu'il n'est pas heureux de permettre
l'accès aux différents services administratifs, politiques, judiciaires dans les
deux langues – bien que cela peut aussi poser des problèmes en termes d'emploi
et de recrutement des locuteurs bilingues –, mais il est important à mon sens de
garder à l'esprit qu'il ne suffit pas de scander le mot magique "bilinguisme"
pour résoudre d'un coup de baguette magique tous les problèmes.

B3. La question de
l'articulation et de l'équilibre
Enfin, il m'apparaît
essentiel d'insister sur la complexité de la démocratie. Les différents débats,
notamment au sein des groupes de travail, permettaient de se rendre compte de la
difficulté de restreindre la démocratie au seul droit de vote, surtout à la
formule "un homme, une voix". En effet, si cette formule est la plus égalitaire,
elle ne permettra jamais de respecter les minorités. S'il s'agit au contraire,
selon la belle formule de Gandhi, de donner au plus faible les mêmes
opportunités qu'au plus fort, la notion d'équilibre, de pouvoirs et de
contre-pouvoirs devient fondamentale pour le bon fonctionnement de la
démocratie.
A cet égard, il me tient
à coeur de rappeler que si le fédéralisme se caractérise par l'autonomie, il
l'est tout autant par la participation – par le biais d'un Sénat géographique
par exemple –, la coopération – entre les différents niveaux – et la primauté du
droit et du pacte fédéral reconnu par tous. Ce n'est qu'à ces conditions qu'un
système de type fédéral peut fonctionner au bénéfice de toutes ses composantes,
sans quoi il retombe vite dans le piège des systèmes totalitaires.

B4. L'idée de la
"solution à tous nos problèmes"
Enfin, et à titre
peut-être plus personnel, j'aimerais insister sur le danger qu'il y aurait à
considérer comme fil directeur de ce colloque l'idée que le fédéralisme
représente la solution idéale. En effet, il existe de nombreuses conditions pour
qu'un tel système réussisse, et pour qu'il s'approche au plus près des idéaux
démocratiques qui doivent nous animer.
D'abord, il est important
de ne pas retirer de ce colloque l'idée que d'autres ont la solution à nos
problèmes : on est avant tout par soi-même et ce ne sont jamais les autres qui
vont régler nos conflits et pallier nos impuissances et nos échecs. Point n'est
besoin à cet égard d'insister sur la tragique impuissance de l'occident en
ex-Yougoslavie pour comprendre que les acteurs principaux de l'évolution
pacifique des conflits latents ne peuvent être que les intéressés eux-mêmes.
Comme l'a démontré la réconciliation franco-allemande, ce n'est qu'entre
adversaires qu'on fait la paix, pas entre alliés.
Ensuite, au delà de ce
constat qui peut sembler pessimiste, il est tout aussi important de souligner
que l'on est défini aussi par la relation que l'on a avec les autres. C'est en
partageant et en échangeant, comme nous l'avons fait ces derniers jours, que
l'on s'enrichit. En ce sens, le cadre de l'Union européenne, voire du Conseil de
l'Europe et de l'Assemblée des Régions d'Europe, est un atout formidable, en
facilitant les contacts et les échanges, en ayant instauré le règlement des
habituels conflits entre nations par la négociation, la culture de l'accord et
la soumission volontaire à des normes communes.
D'autre part, il s'avère
particulièrement important de respecter la diversité et de ne pas craindre la
complexité. Le philosophe français Proudhon aimait à faire la comparaison à la
pile, dont la tension vitale n'existe qu'entre les deux pôles contraires. Selon
lui, il en allait de même avec les affaires humaines : la vitalité et la liberté
ne peuvent naître que de ce choc permanent entre des idées opposées. Le défi
auquel il nous appelle est de taille : savoir faire coïncider unité et
diversité, intérêt général et intérêt particulier réclame des efforts constants,
face aux simplifications outrancières des mouvements totalitaires.
Enfin, au delà des
solutions toutes faites, le fédéralisme est surtout une attitude : une attitude
ouverte qui se tourne vers la prospective, qui recherche toujours la voie la
plus pacifique de régler les conflits, et qui ne craint pas de considérer la
solidarité comme une responsabilité impérieuse. Ce n'est certainement pas le
fédéralisme qui va apporter la solution aux problèmes des minorités, c'est la
volonté de vivre ensemble. Une fois cette volonté acquise, la méthode
fédéraliste s'avère certainement la plus adaptée pour garantir les valeurs
fondamentales qui la dépassent : les Droits de l'Homme, que je préfère appeler
Droits de la personne, car cette conception ajoute aux habituels droits
individuels – politiques, sociaux et économiques – des droits communautaires –
culturels, nationaux, religieux, etc. –.

Conclusion
En définitive, je crois
qu'il ressort de ce colloque l'idée que l'enjeu ne saurait être seulement
institutionnel, il doit être aussi spirituel.
Et je me permettrai de
conclure par une citation de Jean Monnet qui résume parfaitement selon moi ce
qui s'est dit pendant ces quatre jours :
Rien n'est possible sans les hommes, rien n'est durable sans les institutions.
Gilles Gantelet,
Synthèse générale, dans La
Wallonie, une région en Europe, CIFE-IJD, 1997