Introduction
1. Le thème du
présent atelier se présente sous forme de question : faut-il une Constitution
pour chaque entité fédérée ? Cette interrogation est bien plus redoutable qu'il
n'y paraît au premier abord. Elle aborde de front l'un des problèmes
fondamentaux de la pensée fédéraliste, à savoir l'articulation d'un double
niveau constitutionnel, une Constitution étant subordonnée à l'autre, tout en
gardant sa nature constitutionnelle, c'est-à-dire sa nature fondamentale et
fondatrice. Ceci est a priori quelque peu difficile à concevoir puisque
l'on considère un même texte à la fois comme suprême et subordonné. Ce paradoxe
nous amène à réfléchir sur le caractère "étatique" des entités fédérées.
La question posée exige
aussi que la notion de Constitution comme loi suprême d'un Etat soit élucidée.
En d'autres termes, nous nous situons au confluent de deux courants majeurs de
la pensée contemporaine en matière de droit public : le constitutionnalisme et
le fédéralisme.
2. Que signifie la
question posée, "faut-il une Constitution pour chaque entité fédérée ?". En
vertu de quoi "faudrait-il" ou "ne faudrait-il pas" ? Le problème n'est
évidemment pas de constater, purement et simplement, que, dans la plupart des
Etats fédéraux, effectivement, les Etats fédérés disposent de Constitution
propre.
La manière dont la
question est posée invite à aller au delà – si possible – de cette simple
constatation statistique, d'en explorer les raisons. Il s'agit donc de relier
cette réalité juridique positive à une théorie plus large et explicative, si
bien qu'on pourrait en déduire, à partir d'expériences isolées, que
l'articulation des ordres constitutionnels représente un élément essentiel d'une
structure fédérale harmonieuse.
Cette démarche n'est pas
sans risque. On sait en effet combien certains insistent sur le caractère
particulier, historiquement déterminé et situé et, dès lors, contingent, de
chaque Etat fédéral. Il n'y aurait pas de fédéralisme; il n'y aurait que des
Etats fédéraux. Sans vouloir dénier la part de vérité contenue dans cette vision
particulariste, il semble nécessaire de tenter de la dépasser, en vue de retirer
d'expériences historiques, certes irréductibles, mais qui se réclament néanmoins
d'une même doctrine, celle du fédéralisme, certains enseignements. Ce n'est pas,
bien évidemment, qu'il y aurait des lois du fédéralisme, des règles mécaniques
et inflexibles. Mais il n'en reste pas moins que, à partir de multiples
expériences concrètes, un dénominateur commun peut être dégagé, une sorte
d'orientation générale de la pensée. Si tel n'était pas le cas, la question à
laquelle nous sommes invité à répondre n'aurait aucun sens. De manière plus
générale, toute réflexion sur le fédéralisme serait a priori vaine et
sans objet. Il était cependant important de définir, d'entrée de jeu, le sens
que nous donnons à la question posée. Reformulée, celle-ci devient : est-il dans
la logique générale d'un Etat fédéral que chaque entité dispose d'une
Constitution propre ? Quelles sont les conditions de cette autonomie
constitutionnelle ? Quelles en sont les conséquences et les limites ?
Avant d'aborder la
problématique particulière du constitutionnalisme dans un Etat fédéral, un
rapide rappel de la notion même de Constitution s'impose.

1. Notions de Constitution : Constitution matérielle et formelle
3. Comme chacun
sait, la notion de Constitution peut s'entendre dans un sens matériel ou dans un
sens formel. Il n'est peut-être pas inutile de le rappeler dans le présent
contexte : la problématique des Constitutions fédérées se pose en effet sous ces
deux angles.
Par Constitution
matérielle, on comprend les règles de base, les principes fondamentaux qui
régissent la vie d'un Etat. Ces règles indiquent notamment quels sont, dans cet
Etat, les fondements et sources du pouvoir, comment ces pouvoirs s'exercent,
quelles bornes leur sont fixées, notamment par la protection des droits
fondamentaux des individus et, le cas échéant, quelles sont les finalités de
l'action politique ? Dans cette acception, le terme "Constitution" indique la
philosophie fondamentale de l'action politique dans un Etat donné et reflète les
valeurs de base de la société ainsi juridiquement organisée.
Il n'est nullement
nécessaire que la Constitution, comme schéma fondateur de l'Etat et armature
juridique de son existence, soit écrite, ni, a fortiori, qu'étant écrite,
elle soit, par sa procédure d'adoption ou de modification, soumise à des règles
particulières. Les exemples de Constitutions coutumières ou entièrement souples,
c'est-à-dire qui ne connaissent pour leur révision d'autre procédure que celle
commune à toute loi, sont toutefois devenues, dans le contexte actuel,
extrêmement rares. Le cas du Royaume-Uni en est sans doute l'exemple le plus
connu.
Aussi donne-t-on souvent,
dans la doctrine contemporaine, un autre sens au terme Constitution, un sens
formel. Dans cette acception, la Constitution est un document écrit, visant à
fonder l'existence juridique de l'Etat, qui est soustrait à la procédure
législative ordinaire et exige donc pour son établissement et sa révision des
formalités particulières. Ce dernier sens est devenu le plus usuel, tant il est
vrai qu'à peu près tous les Etats se sont ralliés à cette conception du
constitutionnalisme. Dans celle-ci, la Constitution se distingue de la loi, non
seulement par l'importance de son contenu, mais aussi par ses modalités
d'adoption et de modification. C'est l'importance même des dispositions
constitutionnelles qui conduit à soustraire leur modification à la majorité
ordinaire. Les dispositions constitutionnelles se présentent donc comme des
dispositions à long terme, protégées contre les changements aléatoires de
majorité. Elles sont donc, en un sens, une entrave à l'expression de la
majorité. La démocratie n'est pas réductible à la simple loi de la majorité. La
notion de Constitution formelle en témoigne, puisqu'elle est elle-même, dans sa
conception fondamentale, une technique de nature anti-majoritaire.
4. Lorsqu'on
resitue le phénomène constitutionnel dans un Etat fédéral, il s'indique de bien
distinguer les deux notions de Constitution qui viennent d'être évoquées. Ces
deux notions présentent de toute évidence de larges zones de recoupements, mais
ceux-ci ne sont pas complets. Dans les pays qui connaissent une Constitution
formelle, c'est-à-dire dans la quasi-totalité des Etats, des lois (parfois à
statut spécial) contiennent aussi des dispositions constitutionnelles au sens
matériel du terme et la coutume constitutionnelle joue un rôle parfois
important. Il suffit de penser, par exemple, au cas de la Belgique : certaines
lois dites "spéciales", voire des lois ordinaires ont pour objet de définir les
compétences des différentes entités – ce qui est bien constitutionnel par
l'objet –. La coutume constitutionnelle continue à jouer, dans certains
secteurs, comme par exemple en ce qui touche les pouvoirs du roi, un rôle tout à
fait considérable.
A l'inverse, on trouve
dans beaucoup de Constitutions formelles – et également dans la Constitution
belge – certaines dispositions dépourvues de contenu constitutionnel matériel.
Encore que l'importance d'une disposition soit chose bien relative, ces
dispositions ne se sont glissées dans la Constitution qu'au hasard de l'histoire
ou du fait de conditions politiques et juridiques très particulières.

2. Rôles d'une Constitution fédérale dans un Etat fédéral
5. Dans un Etat
fédéral, la Constitution remplit, à côté de ses fonctions classiques, communes à
tout texte constitutionnel, une fonction supplémentaire, celle de situer les
relations entre l'Etat global et les entités fédérées. D'habitude, le problème
est posé en termes plus restreints, en indiquant que la Constitution fédérale
doit préciser les partages de compétence entre Fédération et éléments fédérés.
Nous estimons toutefois que le débat est plus large et ne concerne pas
uniquement les compétences, mais la place même des entités fédérées dans le
système constitutionnel.
La Constitution d'un Etat
fédéral est donc, par nature, plus complexe que celle d'un Etat unitaire. On ne
concevrait pas un Etat fédéral sans Constitution formelle, c'est-à-dire
juridiquement supérieure aux lois. Par essence, le fédéralisme exige qu'un degré
de la hiérarchie des normes, celui qui sépare la Constitution de la loi soit
clairement établi sur le plan des concepts et sanctionné sur le plan
juridictionnel. Un Etat unitaire peut renoncer à distinguer entre Constitution
et loi ou – tout en distinguant – ne pas sanctionner juridiquement cette
hiérarchie. Tels ont été le cas, d'une part, du Royaume-Uni ou, d'autre part,
pendant longtemps, de la France ou de la Belgique. Par contre, l'Etat fédéral
exige de distinguer nettement entre Constitution et loi et de confier à un
organe juridictionnel indépendant le contrôle de la conformité des lois à la
Constitution, du moins en ce qui concerne les aspects de celle-ci qui touchent
au fonctionnement du système fédéral.
La raison de cette place
éminente dévolue à la notion de Constitution dans une structure fédérale est
aisée à comprendre. Le fédéralisme implique une égalité juridique de principe
des normes de l'Etat fédéral et des entités fédérées, chacune dans leur domaine
de compétence. Il exige donc que la "loi" soit dépouillée de sa toute-puissance,
car cette dernière ruinerait l'idée même d'un partage de compétences qui est au
coeur de l'idée fédérale. Un Etat unitaire peut se contenter d'un contrôle
juridictionnel du règlement par rapport à la loi. D'une part, ce contrôle est
consubstantiel à l'idée de séparation des pouvoirs. D'autre part, les décisions
des entités décentralisées ont valeur de règlement et le domaine même où les
entités décentralisées peuvent agir est défini par la loi. Au contraire, dans un
Etat fédéral, il y a pluralité de législateurs, au sens plein du terme. Il y a
donc à la fois égalité des normes (des différents législateurs) et, pour cette
même raison, nécessairement hiérarchie des normes (soumission des différents
législateurs à une règle commune : la Constitution fédérale). Egalité et
hiérarchie ne sont en rien opposées. Elles sont comme les deux faces d'une même
pièce : l'une implique l'autre.
6. La hiérarchie
des normes indispensable à la survie d'un Etat fédéral est parfois exprimée de
manière explicite dans la Constitution. Tel est normalement le cas des Etats
fédéraux nés par association à partir d'Etats antérieurement indépendants. Dans
ces cas, la suprématie – nouvelle – de la Constitution fédérale ne va pas de soi
et est exprimée en termes exprès. Ainsi, l'article VI (2) de la Constitution
américaine énonce : This Constitution, and the laws of the United States
which shall be made in pursuance thereof; and all the treaties made, or which
shall be made, under the authority of the United States, shall be the supreme
law of the land; and the judges in every State shall be bound thereby, any thing
in the Constitution or the laws of any State to the contrary notwithstanding.
La même idée transparaît dans l'article 31 de la Constitution allemande qui
porte de manière lapidaire : Bundesrecht bricht Landesrecht.
On trouve parfois en
Belgique l'opinion que cette hiérarchie des normes n'y existerait pas. A notre
avis, il s'agit d'une erreur fondamentale. Dans un fédéralisme centrifuge tel
celui de la Belgique, la clause de suprématie fédérale n'est pas exprimée, car
elle va de soi. La Constitution était, à l'origine, celle d'un Etat unitaire. En
se transformant en Constitution d'un Etat fédéral, elle continue à présupposer
sa suprématie. Elle reste, par la force des choses, la source de tout pouvoir, y
compris des compétences attribuées aux entités fédérées, comme l'énonce
d'ailleurs l'article 33 de la Constitution belge : Tous les pouvoirs émanent
de la Nation. Ils sont exercés de la manière établie par la Constitution.
L'importance vitale de la
Constitution dans un Etat fédéral explique que, d'habitude, les composantes de
la Fédération soient parties prenantes dans le processus même de révision de la
Constitution. C'est cette dernière, en effet, qui détermine la compétence de
distribuer les compétences ("Kompetenz-Kompetenz"). Non seulement le
fédéralisme postule l'existence d'une Constitution formelle où cette "Kompetenz-Kompetenz"
est soustraite à la loi, mais aussi que la clé ultime du système soit
conjointement aux mains de la Fédération et des entités fédérées. C'est, au plus
haut niveau, l'idée de "shared rule". Ce n'est pas dire, évidemment, que,
sauf dans des cas tout à fait particuliers, les entités fédérées doivent être
unanimes pour modifier le système constitutionnel. Cette exigence peut exister
dans des cas limites, pour garantir, par exemple, l'intégrité territoriale des
Etats, comme le fait l'article IV, section (3) (1) de la Constitution
américaine. Toutefois la règle de l'unanimité ne peut régir toute modification
de la Constitution fédérale. Cette dernière en perdrait son caractère à
proprement parler constitutionnel et serait ramenée au rang d'un traité à
contenu confédéral. Cela étant posé, il n'en reste pas moins que l'intervention
des composantes lors de la révision constitutionnelle apparaît comme une
manifestation importante du principe de participation, propre au fédéralisme.
Quant aux modalités de cette participation à l'oeuvre constitutionnelle, elles
sont très diverses selon que l'on envisage le cas des Etats-Unis ou de la Suisse
– où le rôle des Etats ou cantons est déterminant – ou que l'on considère, par
exemple, le cas allemand où l'intervention des Länder est beaucoup plus
atténuée.
Des Etats qui se disent
fédéraux, tels la Belgique, ignorent formellement toute participation au
processus de révision constitutionnelle. Cette entorse aux principes
généralement reconnus trouve son explication dans l'histoire. Le mécanisme de
révision originaire, celui d'un Etat unitaire, n'a pas, jusqu'à présent, pu être
adapté à la nouvelle structure de l'Etat. En revanche, et de manière paradoxale,
les lois dites "spéciales" qui jouent un rôle capital dans la définition des
structures et des compétences des entités fédérées et qui, pour une large part,
appartiennent à la Constitution matérielle, tiennent compte du dualisme
fondamental du pays. Elles exigent en effet, outre une majorité globale des 2/3
dans les deux assemblées, Chambre et Sénat, un quorum de présence et une
majorité dans chacun des groupes linguistiques composant ces assemblées.

3. Place des Constitutions fédérées dans un Etat fédéral
7. Si un Etat
fédéral implique nécessairement une Constitution écrite, rigide et soumise à un
contrôle juridictionnel, "loi suprême du pays", exige-t-il aussi que chaque
entité dispose de sa propre Constitution, au sens matériel et formel du terme ?
La réponse à cette question doit être nuancée. Elle nous semble dépendre très
largement de la manière dont l'Etat fédéral s'est historiquement constitué.
Dans les fédérations
formées par association d'Etats antérieurement indépendants, leur pouvoir
constitutionnel ne fait aucun doute. Ce pouvoir est la conséquence directe du
caractère "étatique" des entités fédérées, caractère souligné avec force par la
doctrine américaine, allemande et suisse. Les entités fédérées ne dérivent en
rien de la Fédération : elles préexistent à cette dernière. Elles détiennent
donc, de concert et en parallèle avec l'Etat fédéral, un pouvoir originaire. Ce
dernier s'exprime notamment par leur compétence constitutionnelle à la fois sur
le plan matériel et formel. Sur le plan matériel, elles peuvent, sous réserve
des limites imposées par la Constitution fédérale et dont il sera question plus
loin, déterminer la manière dont les pouvoirs étatiques seront exercés ou encore
définir les droits fondamentaux de leurs ressortissants. Sur le plan formel, ce
sont les Constitutions étatiques et elles seules qui définissent la manière dont
elles seront révisées.
Ce sont dans ces
fédérations que l'on retrouve à l'état le plus pur le phénomène du double ordre
constitutionnel. La collectivité publique, composante de l'Etat fédéral à la
formation duquel elle a participé et continue à participer, garde son caractère
étatique ("Staatlichkeit") qui s'exprime par l'élaboration de sa propre
Constitution. Elle se démarque ainsi nettement de l'entité décentralisée dont la
Constitution (au sens matériel du terme) est entièrement l'oeuvre d'un autre
pouvoir (le législateur national) et est, par hypothèse, uniforme à travers tout
le pays. L'Etat fédéré, détenteur d'un pouvoir originaire, quoique limité,
s'auto-organise, se dote d'une constitution propre et ce de manière autonome. Le
fédéralisme ne se résume pas en ce que les entités fédérées fassent la loi, au
sens plein du terme, dans leur domaine de compétence, ce qui exclut en principe
tout contrôle d'opportunité de la part des institutions fédérales. Il exige
aussi que ces entités participent, le plus souvent par le biais d'une seconde
chambre, à l'élaboration de la politique et des règles communes et, au plus haut
niveau, à la révision de la Constitution fédérale (principe de participation).
Il postule enfin que ces entités, de par leur mouvement propre, puissent se
fixer des règles (Constitution matérielle) et des bornes (Constitution formelle)
à elles-mêmes. En d'autres termes, elles ne font pas seulement la loi; elles
doivent aussi être aptes, dans leur ordre juridique propre, à élaborer des
règles supérieures à la loi.
8. Dans la
Constitution d'un Etat fédéral constitué par voie d'association, cette
compétence constitutionnelle des entités fédérées n'a pas besoin d'être
reconnue. Elle est en quelque sorte naturelle, puisqu'elle préexiste à la
Constitution fédérale. Tout ce que cette dernière peut faire et fait, c'est de
limiter cette compétence originelle.
On le remarque : cette
manière de concevoir le statut d'autonomie organique des Etats fédérés est
parallèle à celle qui est en règle appliquée en vue d'opérer le partage des
compétences entre Fédération et entités fédérées. La même idée règne ici et là,
à savoir que ce qui n'est pas réglé explicitement par l'autorité fédérale reste
libre et à la disposition des entités fédérées. En matière de compétences, il
est de principe, dans les fédérations constituées par voie d'association, que le
résidu de la compétence revienne aux entités fédérées. La même idée prévaut au
niveau organisationnel : à défaut de clause contraire dans la Constitution
fédérale, c'est l'autonomie des entités fédérées qui est la règle. En ce sens,
une Constitution fédérale de ce type n'est pas constitutive du pouvoir des Etats
fédérés, mais uniquement limitative de ce pouvoir.

9. La Constitution
fédérale a donc vocation à limiter par le haut; elle ne sert pas de soubassement
aux Constitutions fédérées. Elle s'impose par sa suprématie. A cet égard, la
nature de la règle de l'entité fédérée importe peu : elle peut être de nature
réglementaire, légale ou constitutionnelle. Cette hiérarchie des normes, interne
à l'entité fédérée, n'est relevante qu'à son égard; elle ne l'est pas en regard
du droit fédéral, qui, dans son ensemble et, quelle que soit la place de la
règle en cause dans la hiérarchie des normes fédérales, prime le droit fédéré.
Ceci est clairement exprimé par la clause de suprématie de la Constitution
américaine qui oblige les juges des Etats fédérés à donner priorité à la
Constitution et aux lois fédérales – qui bien entendu sont faites dans le
respect des partages de compétences – sur toute norme fédérée, cette dernière
fut-elle de nature constitutionnelle.
Ainsi, peut-on imaginer,
aux Etats-Unis, qu'en matière de droits et libertés, une Constitution fédérée
étende les garanties ou offre des droits plus étendus que ne le fait la
Constitution fédérale. Le cas échéant, la non-conformité d'une loi d'Etat par
rapport à la Constitution de cet Etat sera sanctionnée, sur base de la
hiérarchie des normes propre à cet Etat, par la Cour suprême de cet Etat. Mais,
à l'inverse, serait inconstitutionnel le texte de la Constitution d'un Etat
fédéré qui irait à l'encontre de la législation fédérale et cette contrariété
serait sanctionnée par les organes judiciaires fédéraux.
10. De nombreuses
Constitutions fédérales imposent en outre certaines restrictions spécifiques à
l'autonomie constitutionnelle des entités fédérées. Aux Etats-Unis, l'article
IV, section 4 prévoit que The United States shall guarantee to every State in
this Union a republican form of government [...]. En Suisse, l'article 6,
alinéa 2 de la Constitution impose que les cantons assurent l'exercice des
droits politiques d'après les formes républicaines, représentatives ou
démocratiques. En Allemagne, l'article 28 de la Constitution stipule : 1.
L'ordre constitutionnel des Länder doit être conforme aux principes d'un
Etat de droit républicain, démocratique et social au sens de la loi
fondamentale. Dans les Länder, les arrondissements et les communes, le
peuple doit avoir une représentation issue d'élections au suffrage universel
direct, libre, égal et secret [...]. 3. La Fédération garantit la
conformité de l'ordre constitutionnel des Länder avec les droits
fondamentaux et avec les dispositions des alinéas 1 et 2.
11. Quant à
l'exercice effectif de cette autonomie constitutionnelle, les choses varient
très largement selon les Etats fédéraux concernés et les appréciations portées
par la doctrine sont fort divergentes. Aux Etats-Unis, par exemple, les tenants
du New Federalism essayent de revigorer le fédéralisme américain – avec
tantôt des visées conservatrices, tantôt des visées libérales – et ils font un
grand cas du renouveau du constitutionnalisme au niveau des Etats fédérés. Pour
d'autres, au contraire, l'homogénéité du peuple américain est devenue telle que
l'effort consistant à développer des Constitutions fédérées porteuses de valeurs
propres à tel ou tel Etat porte nécessairement à faux. En général, il semble
qu'on puisse dire que dans le cadre de fédéralismes centripètes et unificateurs,
l'importance des Constitutions fédérées est, comme les autres manifestations de
l'autonomie fédérée, sur son déclin.
La Belgique est un
exemple typique de fédéralisme dissociatif. Dans ce genre d'hypothèse, la
question de l'autonomie constitutionnelle des entités fédérées se pose de
manière radicalement différente. Il n'y a pas pouvoir originaire des entités
fédérées, pour la bonne et simple raison que celles-ci sont la création d'un
Etat anciennement unitaire. La source du pouvoir ne peut donc être que la
Constitution de l'Etat devenu fédéral. Ce dernier, créant les entités fédérées,
les a façonnées lui-même, par des actes qui lui sont propres et le plus souvent
à son image. De ce point de vue, il y a un certain rapprochement entre ce type
de fédéralisme et la décentralisation. La différence subsiste néanmoins, en ce
sens que les règles organisatrices des entités fédérées se situent au niveau
constitutionnel ou quasi constitutionnel de l'ordre juridique fédéral.
L'article 39 de la
Constitution belge (ex-article 107 quater, 2ème alinéa) est révélateur à cet
égard : La loi attribue aux organes régionaux qu'elle crée et qui sont
composés de mandataires élus, la compétence de régler les matières qu'elle
détermine, à l'exception de celles visées aux articles 30 et 127 à 129, dans le
ressort et selon le mode qu'elle établit. Cette loi doit être adoptée à la
majorité prévue à l'article 4, dernier alinéa. Ainsi donc, c'est la loi qui
crée les organes régionaux et détermine leur mode de fonctionnement; c'est elle
aussi qui détermine leurs compétences ainsi que l'aire géographique sur laquelle
celles-ci s'exercent.
De même, en ce qui
concerne les organes communautaires, c'est la loi qui fixe la composition et le
fonctionnement des trois Conseils (art. 115 § 1er et 118 § 1er de la
Constitution) ainsi que la composition et le fonctionnement des trois
gouvernements (art. 121 § 1er et 123 § 1er de la Constitution). La Constitution
elle-même contient les règles de base relatives à ces Conseils et gouvernements,
le fait, par exemple, que les Conseils soient composés de mandataires élus (art.
116 § 1er de la Constitution), que les membres des Conseils soient élus pour
cinq ans (art. 117, alinéa 1 de la Constitution), etc.
Il s'agit donc d'un
phénomène descendant où la Constitution et les lois prises en vertu de celle-ci
créent les organes fédérés et en règlent la composition et le fonctionnement.
Dans cette optique, il n'y a naturellement aucune place pour une quelconque
autonomie organisationnelle des entités fédérées.

12. Tel était le
cas en Belgique, sauf minimes exceptions où la loi elle-même laissait aux
Communautés et Régions de minces espaces de latitude, jusqu'à l'importante
réforme de 1993. Cette dernière a introduit, sous le vocable d'autonomie
constitutive, la possibilité pour la loi spéciale de désigner certaines matières
relatives à l'élection, à la composition et au fonctionnement de certains
Conseils ainsi qu'à la composition et au fonctionnement de certains
gouvernements, matières qui seront dévolues à la compétence des législateurs
fédérés concernés (art. 118 § 2 et 123 § 2 de la Constitution). Ces législateurs
doivent eux-mêmes statuer à majorité spéciale, à savoir la majorité des deux
tiers des suffrages exprimés, à condition que la majorité des membres du Conseil
concerné soit présente (mêmes dispositions).
Sans entrer dans des
détails techniques propres à la situation belge, ces dispositions appellent un
certain nombre de réflexions.
En premier lieu, il
convient de souligner que le fondement de cette autonomie organisationnelle
limitée reste la Constitution belge, devenue la Constitution d'un Etat fédéral.
Ceci paraît inéluctable dans le cadre du schéma dévolutif de la Belgique, sauf à
supposer une véritable rupture de la continuité constitutionnelle qui
équivaudrait, sur le plan juridique, à une révolution. Il n'y a pas, de la part
des Communautés et Régions, pouvoir originaire qu'il s'agirait de limiter par le
haut, mais concession en leur faveur d'une autonomie constitutive limitée. La
différence, importante en théorie, ne doit sans doute pas être exagérée en
pratique et sur le plan politique. En effet, quel que soit le contexte où l'on
se situe, la Constitution fédérale est suprême et peut être modifiée de manière
telle à réduire l'autonomie organique des entités fédérées. Le point essentiel
semble donc bien être l'importance de la participation des entités fédérées au
processus même de révision de la Constitution.
En second lieu, il y a
lieu de noter que ce n'est pas la Constitution elle-même qui délimite le
périmètre de l'autonomie organique de certaines entités fédérées. Elle habilite,
dans le cadre général qu'elle fixe, la loi spéciale à le faire. Le procédé est
donc plus souple. Les cas où l'autonomie constitutive est accordée sont repris à
l'article 35 § 2 de la loi spéciale du 8 août 1980. Certains auteurs en ont
conclu que l'autonomie ainsi concédée pourrait être arbitrairement retirée par
une modification à la loi spéciale. Cette prise de position paraît quelque peu
outrancière. Elle semble ignorer que, au point de vue de la participation des
entités fédérées, la loi spéciale est plus protectrice que la Constitution,
puisqu'elle exige la majorité dans les deux groupes linguistiques de la Chambre
et du Sénat. La participation ainsi conçue est, toutefois, non pas une
participation des entités fédérées et de chacune d'entre elles, mais une
participation, via les assemblées fédérales, des deux grands blocs de population
du pays, francophone et néerlandophone. Ceci n'a cependant rien d'étonnant
puisque cette caractéristique se retrouve dans bien d'autres traits du
fédéralisme belge.
Le troisième point qui
mérite l'attention est que le texte constitutionnel ne permet pas d'octroyer
l'autonomie constitutive à toutes les entités fédérées, mais uniquement à trois
d'entre elles : la Communauté française, la Région wallonne et la Communauté
flamande. Pour des raisons qui n'ont guère été explicitées, la Région de
Bruxelles-capitale et la Communauté germanophone ne peuvent être dotées de
l'autonomie constitutive. Cette solution a été fort critiquée en doctrine.
Contentons-nous de relever ici qu'elle accentue le caractère asymétrique du
fédéralisme belge où se détachent des entités fédérées majeures (la Communauté
flamande, la Région wallonne et, en retrait, la Communauté française) et des
entités moins importantes, sinon mineures (la Région de Bruxelles-capitale et la
Communauté germanophone). Cette constatation n'est d'ailleurs pas sans rapport
avec la remarque qui a été faite précédemment au sujet du dualisme fondamental
des structures belges.
Le quatrième point sur
lequel nous voudrions insister est le suivant : non seulement la Constitution
belge permet, via l'intervention d'une loi spéciale, l'équivalent d'une
Constitution matérielle au niveau de certaines entités fédérées, elle détermine
aussi le mécanisme qui fera de cet embryon constitutionnel une Constitution
formelle. Les décrets communautaires et régionaux portant sur ces matières
devront être votés à la majorité des deux tiers, la majorité des membres étant
présente. Les entités fédérées ne peuvent donc fixer elles-mêmes, comme il
serait normal dans une structure fédérale, de quelle manière les matières
qu'elles considèrent comme importantes seront protégées contre la loi de la
majorité. Cette procédure, ainsi que les cas où elle doit s'appliquer, sont
fixés d'en haut, à savoir au niveau de la Constitution fédérale. Il y a donc
fusion et même confusion entre les notions de Constitution formelle et
matérielle et surtout confusion des points de vue. Ce n'est évidemment pas parce
que, du point de vue des autorités fédérales, certaines matières ne sont pas
d'une importance telle qu'elles méritent un traitement uniforme et qu'elles
peuvent donc être réglée au niveau des entités fédérées que, ipso facto,
ces matières doivent être considérées, au niveau fédéré, comme d'une importance
telle qu'elles méritent un traitement constitutionnel. Il n'y a même aucun lien
entre les deux idées. Ainsi, certains auteurs ont-ils déjà fait remarquer que la
majorité des deux tiers était exigée au sein des Conseils pour des questions
sans grand intérêt, n'exigeant aucune majorité spéciale au niveau de l'Etat
fédéral.
13. Un aspect
fondamental de l'autonomie constitutionnelle des Etats fédérés touche à la
problématique des droits et libertés. En règle, les Etats fédérés peuvent en
créer de nouveaux ou étendre le champ d'application ou la garantie de ceux déjà
prévus dans la Constitution fédérale. Ils ne peuvent évidemment les restreindre,
mais peuvent se montrer plus protecteurs.
En Belgique, la
Constitution prévoit un catalogue de droits fondamentaux dont tous les Belges et
d'ailleurs en principe les étrangers jouissent. Ceci est conforme à la vocation
d'une Constitution fédérale. Un décret communautaire ou régional violant ces
dispositions serait entaché d'un excès de compétence et soumis à la censure de
la Cour d'arbitrage. La problématique est cependant beaucoup plus complexe. En
effet, quand la Constitution confie, comme elle le fait fréquemment, la
réglementation d'un droit ou d'une liberté à la loi, il s'agit, en principe, de
la seule loi fédérale, sauf si le législateur spécial a lui-même permis une
intervention du décret (art. 19 § 2 de la loi spéciale du 8 août 1980). Dans
certains cas, la Constitution elle-même met sur le même pied lois et règles
législatives fédérées. Par exemple, elle appelle la loi, le décret et
l'ordonnance à garantir la protection du droit au respect de la vie privée
(alors que les exceptions à ce droit ne peuvent être déterminées que par la
loi !) (art. 22 de la Constitution). C'est aussi la loi, le décret et
l'ordonnance qui garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes,
les droits économiques, sociaux et culturels et déterminent les conditions de
leur exercice (art. 23 de la Constitution.). De même, l'organisation, la
reconnaissance ou le subventionnement de l'enseignement par la Communauté sont
réglés par la loi ou le décret ou l'ordonnance (art. 32 de la Constitution).
A priori, rien
n'interdit aux Communautés et Régions de créer, dans leur sphère de compétence,
de nouveaux droits qu'elles pourraient considérer comme fondamentaux. Ceci
serait toutefois une appréciation de portée purement morale ou politique. En
effet, n'ayant pas le pouvoir de se doter d'une Constitution formelle ni celui
de déterminer les matières qui devraient y être incluses, elles ne peuvent
soustraire ces normes – considérées comme importantes – à la règle de la
majorité ordinaire.

Conclusions
14. Dans les
lignes qui précèdent, nous avons essayé de resituer le phénomène constitutionnel
dans un Etat fédéral. Fédéralisme et constitutionnalisme ont partie liée. En
tant que technique supplémentaire de séparation des pouvoirs et des fonctions,
le premier implique le second.
Une Constitution fédérale
possède donc nécessairement une structure et un poids particulier. Sa fonction
au sommet de la hiérarchie des normes appelle un contrôle juridictionnel
constant. Cependant, ce rôle éminent de la Constitution fédérale n'empêche pas –
mais plutôt postule – que des textes équivalents, à la fois originaires et
subordonnés, régissent l'organisation et le fonctionnement des entités fédérées.
Par leur Constitution propre, celles-ci marquent leur autonomie et leur
caractère étatique. Ainsi, l'architecture constitutionnelle d'un Etat fédéral se
présente à un double niveau.
Dans un fédéralisme
dévolutif, tel celui qui régit l'évolution de la Belgique, cette indépendance
relative et cette interconnexion des ordres constitutionnels ne se réalise pas
de manière spontanée. L'autonomie organisationnelle des entités fédérées reste
enracinée dans la Constitution fédérale qui joue une double fonction à la fois
d'organisation et de limitation. La réforme introduite en 1993, sous le nom
d'autonomie constitutive, vise à atténuer cet hiatus, dû aux cheminements
historiques différents qui ont conduit à l'adoption d'une structure fédérale.
Cette réforme est un
premier pas; elle est encore bien maladroite. Une réflexion critique plus
approfondie que celle à laquelle nous avons pu nous livrer s'imposera à son
sujet, grâce au recul du temps et à la lumière des expériences faites. Réflexion
à laquelle la Belgique fédérale et ses composantes n'échapperont pas. Réflexion
à laquelle les organisateurs du présent colloque – qu'ils en soient félicités –
ont donné une première et vigoureuse impulsion.
Jean-Claude Scholsem,
Faut-il une constitution pour chaque entité fédérée ? Réflexions sur le
phénomène constitutionnel dans un Etat fédéral, dans
La Wallonie, une région en Europe,
CIFE-IJD, 1997