L'Etat belge s'est créé
en 1830 par une insurrection, plutôt populaire, et récupérée par la bourgeoisie
d'affaires. Dès le début, vers le milieu du siècle dernier, il y a un Mouvement
flamand qui s'affirme, un Mouvement wallon qui est plutôt le fait
d'intellectuels. Dès le début aussi, les évolutions économiques et sociales sont
très différentes d'une région à l'autre. A partir de là et jusque maintenant, on
va vivre une série d'affrontements, d'oppositions, de points de vue différents,
tantôt à des niveaux politiques, tantôt à des niveaux culturels, tantôt à des
niveaux sociaux, en termes de partage des pouvoirs, en termes de partage des
budgets. Finalement, cette évolution débouche sur le système fédéral qui a été
expliqué.
Je voudrais repartir de
quelques grands axes de l'histoire et des réalités socio-économiques pour
montrer combien le temps est un élément important, pour montrer combien rien
n'est jamais terminé et toujours en devenir, qu'il faut toujours se battre et,
du point de vue de la Wallonie, quels sont les atouts qu'elle a pu conquérir –
parce que je crois qu'il faut utiliser ce mot-là – face à un Etat belge
centraliste, unitaire. Quels sont les atouts qu'elle possède maintenant –
j'allais dire depuis peu –. En effet, les atouts majeurs dont elle dispose, elle
en dispose depuis les dernières élections du mois de mai 1995. Certains atouts
existaient avant mais la complémentarité entre eux est toute récente.

1. La situation en Flandre et en Wallonie
Plantons rapidement la
situation. 1830, un Etat belge se constitue à une époque où c'est le retour des
grandes monarchies et l'indépendance de la Belgique se fait avec la permission
des grandes puissances, réunies d'ailleurs à Londres pour une conférence à ce
sujet ce qui oblige la bourgeoisie de l'époque – francophone aussi bien dans la
partie nord du pays que dans le sud – à créer une monarchie au lieu de créer une
république comme ce fut l'intention première. On supporte un roi à qui on a fixé
un rôle important, mais extrêmement limité puisqu'il ne peut agir que sous le
couvert et la signature d'un ministre; il ne peut rien faire par lui-même. En
contrepartie, il est politiquement et juridiquement inattaquable – irresponsable
au terme juridique du terme. Chose curieuse, qui dénote notre fond républicain,
le Roi est totalement absent dans les institutions régionales et communautaires
créées ces dernières décades. Sa seule implication est de recevoir la prestation
de serment du président du gouvernement wallon et du gouvernement flamand.
Comment en est-on arrivé
là ? Dès le départ, on a une Région flamande fortement ancrée dans le
catholicisme avec un petit clergé qui vient des milieux populaires et
essentiellement rurale avec quelques pôles industriels : le port d'Anvers –
Bruges n'en parlons plus, le déclin est consommé à cette époque-là –, la région
gantoise où il y a une industrie textile, cotonnière, linière. A part cela, on
est en zone rurale.
Par ailleurs, la
Wallonie, la partie sud, va être une des toutes premières sur le continent à
s'engager dans ce qu'on appelle la révolution industrielle : charbon, acier,
chemin de fer.
Pourquoi s'engage-t-elle
dans cette voie ? D'abord parce qu'il y a du charbon, mais pas seulement. On
l'exploite déjà non pas à des fins industrielles, mais à des fins de chauffage
et de petit artisanat. On maîtrise aussi la technique du fer dans la région de
Charleroi comme dans la région de Liège, sur les plateaux, dans la Vallée de
l'Ourthe : fonte au bois dans des bas fourneaux, clouteries et valorisation du
fer. La Wallonie a tous les atouts pour démarrer l'industrialisation avec une
bourgeoisie d'affaires, avec une petite aristocratie terrienne qui bascule tout
de suite dans les affaires et la finance. Tout ce monde-là parle français comme
dans toutes les Cours européennes de l'époque; ce n'était pas extraordinaire de
parler français, c'était la langue de l'élite.
Ainsi, l'extension
formidable de tout le sillon industriel wallon va tirer et va amener la richesse
de la Belgique, qui va durer jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
jusque dans les années 50.

Première différence
Le mouvement flamand va
réagir très vite et sa réaction va être une revendication à la fois
sociale – les travailleurs flamands sont exploités comme le sont les
travailleurs wallons mais pas dans des usines, relativement peu dans des
ateliers, mais surtout comme ouvriers ruraux. La revendication sera aussi
culturelle, en particulier linguistique : en effet, les tribunaux, au début
de l'Etat belge, jugent en français et les gens ne connaissent pas du tout le
français. Le mouvement flamand va être en permanence, et encore aujourd'hui,
basé sur cette approche, sous l'influence permanente des classes moyennes et du
bas clergé qui ont joui et continuent à jouir d'un poids déterminant.
Du côté wallon, le
mouvement est aussi social
– mais parce qu'il y a l'industrialisation, il est social dans les ateliers,
dans les usines – et politique (suffrage universel, des lois sur la
protection des travailleurs, sur les accidents de travail, sur la durée du
travail, sur les congés, etc.). La revendication est donc à la fois sociale et
politique, elle n'est pas culturelle. Et cette différence va conduire à des
affrontements permanents à l'intérieur même de l'Etat belge, toujours dominé par
une bourgeoise francophone opposée au suffrage universel. Celui-ci n'est venu
que fort tard : suffrage universel des hommes, en 1919, mais suffrage universel
des femmes, en 1949 – trente ans plus tard. On n'est pas un pays aussi
progressiste qu'on peut imaginer. Le frein conservateur a toujours été puissant.
Seconde différence
Une autre différence
essentielle est la conception
même de la société. La conception de la société du côté flamand est
germanique. A la limite : ein volk, ein reich, ein fürher. On est d'abord
d'un peuple et ce peuple occupe un territoire et se donne son gouvernement.
Du côté wallon,
l'approche est plus française, style contrat social : c'est la personne,
l'individu qui adhère aux autres, à la société qui se donne son organisation de
la vie publique.
Donc d'une part, une
approche germanique – j'emploie ce mot-là comme image – plus collective à la
fois par le sang, le peuple tandis que, en Wallonie, c'est le contrat social.
D'où, aussi, l'extrême difficulté d'organiser un Etat unitaire, unique, où
chacun puisse s'y retrouver quand il y a ces deux types d'approche.

Troisième différence
La troisième différence,
c'est l'évolution économique. Pendant des années, le niveau de vie
s'accroît rapidement en Wallonie, beaucoup plus lentement en Flandre. Il y a du
chômage en Flandre, pas de chômage au contraire du côté wallon, on absorbe la
main-d'oeuvre des campagnes wallonnes d'abord, flamandes ensuite, on absorbe une
immigration italienne, polonaise et yougoslave dans l'Entre-deux-guerres et en
1946, contrat avec l'Italie pour une immigration massive de travailleurs
italiens en Wallonie – on va fêter le cinquantième anniversaire de cette
immigration italienne –. Et puis après, ce seront des Espagnols, des Turcs, des
Marocains, tout cela jusqu'au milieu des années 60.
La Wallonie n'est donc
pas un peuple qui existe depuis longtemps. Il est formé par l'assimilation
successive de toute une série d'apports venus de l'extérieur que ce soit du
pays, de pays proches ou plus lointains.
On ne rencontre pas du
tout la même situation du côté flamand où il y a très peu d'immigrés, encore
maintenant.
Différence importante à
la fois en termes de revenus et en termes de richesses. On se trouve alors en
1945-50, au lendemain de la Deuxième Guerre. La Wallonie marche bien parce que
la reconstruction de l'après-guerre réanime toutes les industries
traditionnelles de la première révolution industrielle, mais en Flandre, il y a
du chômage. Dans l'Etat belge, le poids flamand devient dominant : 5.500.000
d'habitants contre 3.500.000 du côté wallon et 1.000.000 de Bruxellois (chiffres
actuels, un peu moins à cette époque-là mais la répartition correspond à la
répartition actuelle).
Donc dans le système
démocratique, domination de la Flandre sur la Wallonie avec en plus, une volonté
du côté flamand d'occuper l'Etat et d'avoir les postes les plus importants dans
les ministères, d'avoir les postes de Premier ministre, d'avoir les postes
décisionnels notamment aux Travaux publics, etc. Toute la vie publique est
organisée de manière unitaire, les partis sont uniques : il y a un seul Parti
socialiste, un seul Parti démocrate chrétien, un seul Parti libéral, chacun
regroupant aussi bien Flamands que Wallons ou Bruxellois. Ca va durer jusque
dans les années 60. Epoque où ils vont se séparer.
A cause d'une décision du
pouvoir central et des structures financières, soudain, la Wallonie va rater la
seconde révolution industrielle (l'industrie pétrolière, la mécanique, le
montage automobile en particulier, les transports, les autoroutes). Au
contraire, on va voir en Flandre, à partir des années 50, une industrialisation
provoquée par les pouvoirs publics, au travers de zones industrielles et de
parcs industriels portuaires. Anvers en est l'exemple type. Du côté wallon, on
se dit que le développement du port d'Anvers est le débouché normal des produits
wallons vers la grande exportation. Mais, en réalité, on ne développe pas un
port, on développe une zone industrielle portuaire. Viennent s'y installer des
usines de montages automobiles, des raffineries de pétrole, un peu plus tard de
la pétrochimie, c'est à dire la seconde révolution industrielle, celle-là qui
est née dans les années 30, après la grande crise, et qui s'est développée dans
l'immédiat après-guerre. Côté wallon rien du tout.
Il y a en Belgique six
usines de montages automobiles importantes de différentes marques, elles sont
toutes en Flandre : il y en a deux à Anvers, une à Genk, une à Gand, une à
Vilvorde et une à Bruxelles. La dernière venue s'était installée en Wallonie, à
Seneffe, c'était British Leyland, elle a disparu.
L'écart en faveur de la
Wallonie jusque dans les années 50 va basculer en faveur de la Flandre. Des
Wallons, en tout cas toute une frange importante d'intellectuels, de professeurs
d'université, de syndicalistes surtout se rendent compte, lors de la crise des
charbonnages à la fin des années 50 qu'il faut diversifier nos produits. Par la
suite, on parlera de reconversion.
D'une part, la Flandre
jusqu'en 1940 est en retard de développement économique et ensuite en expansion
considérable. D'autre part du côté wallon, une expansion considérable et ensuite
un déclin qui s'amorce à partir de la fin des années 50. La Wallonie perd tous
les charbonnages. Elle perd une grande partie de son industrie mécanique – parce
qu'elle fabriquait des produits à destination de ces industries de bases :
charbon, acier, chemin de fer. Les chemins de fer sont aussi en déclin, c'est
l'expansion de la route et des autoroutes. La Wallonie reçoit de plein fouet le
choc de ce changement technologique, avec un Etat belge qui ne se soucie pas de
ce déclin, avec un mouvement wallon qui commence mais s'est engagé dans des
combats défensifs par nécessité de maintenir quelque chose pour la Wallonie. Le
poids flamand est dominant dans l'Etat et particulièrement par son parti
dominant, le CVP, Parti démocrate chrétien flamand, qui est, en quelque sorte,
tout puissant et qui a la main mise sur son frère wallon.

Quatrième différence
Différence encore dans
les structures économico-géographiques. La Flandre, c'est une série de petites
villes où il y a un artisanat, du commerce, des professions libérales et des
petites et moyennes entreprises à côté de campagnes à peu près vides.
La Wallonie, c'est un
sillon industriel, une conurbation urbaine où habitats et industries sont
intimement mêlés. On peut aller de la frontière française jusque la frontière
allemande, en étant à 90% dans des rues, pas sur des routes, pas sur des
autoroutes, pas dans la campagne, mais dans des rues. C'est une grande
conurbation urbaine. Au sud, il y a une Ardenne rurale, terrain peu riche, peu
d'élevage, beaucoup de forêts et, au nord, une zone vers Bruxelles dont les
activités sont essentiellement drainées sur Bruxelles. Par exemple, on n'y
trouve aucune école supérieure au delà de l'école secondaire. Tout est à
Bruxelles.
Structure
économico-géographique très différente, structure socio-géographique aussi. Cela
va avoir de l'importance, par exemple quand il s'agit de réorganiser les chemins
de fer, actuellement nous avons un réseau "inter-city" qui ne correspond pas à
nos besoins. On ferme toutes les lignes en Wallonie, sauf les grands axes. On
calcule un point d'arrêt en fonction du nombre de voyageurs qui montent : dans
une ville il en monte suffisamment, dans une conurbation urbaine, c'est étalé
sur plusieurs arrêts et chacun seul est insuffisant au regard des critères
retenus, dès lors on ferme beaucoup de gares.
Ce type d'approche a
pénalisé et pénalise encore la Wallonie parce que les chemins de fer dépendent
toujours du pouvoir fédéral.
Structure démographique
différente. En Flandre, le taux de natalité pendant une première période est
fort élevée, puis stationnaire, tandis que, en Wallonie, la dénatalité se marque
d'abord très fort, suivie ensuite une stabilisation et même une légère
croissance. L'industrialisation aussi l'immigration des gens qui ont perdu leurs
racines de départ et qui doivent s'intégrer dans une société nouvelle – ont
provoqué naturellement une déchristianisation forte du côté francophone et qui
n'existe pas en Flandre ou viendra beaucoup plus tard.
2. Le fédéralisme
La revendication du
fédéralisme de la part du mouvement wallon a toujours existé en opposition avec
un mouvement flamand virulent, soutenu par ses ailes politiques tous partis
confondus. Du coté wallon, les choses sont beaucoup plus floues. Des
intellectuels sont bien présents – notamment Jules Destrée, sa Lettre au Roi,
mais aussi le Congrès wallon et des revues ou périodiques wallons comme Terre
wallonne. Ces mouvements touchent peu de monde, essentiellement des
individualités dans des milieux sociaux et politiques divers.
Deux événements majeurs
vont cristalliser le mouvement wallon et le transformer en mouvement populaire.

La question royale
Pendant la guerre, le roi
Léopold III a eu un différend fondamental avec son gouvernement qui est parti à
Londres tandis qu'il restait en Belgique. Son attitude n'a pas été très claire
vis-à-vis de l'occupant allemand. Il a été amené en exil en Allemagne, il
n'était donc pas là au moment de la libération et, surtout, il a laissé un
testament politique virulent contre ses ministres de 1940 qui avaient poursuivi
la lutte en Grande-Bretagne, qui avaient, là, créé et soutenu l'armée belge et
avaient participé à l'effort de guerre – surtout avec la puissance économique et
industrielle du Congo belge, à l'époque une colonie de la Belgique, avec des
richesses en cuivre, cobalt, uranium et autres métaux non-ferreux.
En 1950, on a procédé à
une consultation populaire – un référendum non décisionnel – pour voir si le roi
devait revenir ou non. Du côté flamand, c'est un assez large "oui" et du côté
wallon, c'est un assez large "non" mais les rapports de population sont tels que
52% de la population est en faveur du retour du roi. Un gouvernement essaie de
faire revenir le roi Léopold en 1950. Tout de suite, du côté wallon, la grève et
une situation quasi insurrectionnelle. Toutes les usines sont en grève, tous les
services publics sont arrêtés, la circulation était entravée, les trains ne
roulent plus. Cette grève n'a eu lieu qu'en Wallonie, sauf quelques pôles dans
les zones industrielles en Flandre, Anvers – les dockers d'Anvers par exemple –
et dans la région de Gand parce qu'elle est industrielle. Ce problème se pose
plus en termes sociaux que politiques. Finalement on convainc le roi Léopold III
d'abdiquer, on prend son fils comme successeur.

La loi unique
En 1960, deuxième
événement important : le gouvernement prend une série de mesures de type
budgétaire, restrictions budgétaires importantes. Une loi unique rassemble
toutes les mesures d'économie. C'est le gouvernement lui-même qui la baptise
"Loi unique". C'est maladroit, parce qu'il coalise ainsi toutes les oppositions.
Ainsi, 10 ans après 1950, on se trouve de nouveau dans une situation quasi
insurrectionnelle. Les dirigeants syndicaux ne savent trop comment en sortir.
Les mouvements ont lieu essentiellement du côté wallon – sauf les services
publics flamands qui eux participent à la grève, mais pas les entreprises
privées dans l'ensemble –. On ne sait trop comment s'en sortir jusqu'à cette
idée de génie d'un leader syndical, André Renard : fédéralisme et réforme de
structures à caractère socio-économique. André Renard lance aussi le
mouvement populaire wallon que va populariser la Wallonie progressiste. Il y a
une prise de conscience populaire dont on peut trouver les origines déjà
plusieurs décennies avant mais qui s'est concrétisée au travers de ces deux
événements.
L'affrontement entre les communautés flamande et wallonne
Les années 60-70 vont
être des années d'affrontements entre les deux communautés, entre les Wallons et
les Flamands.
Les Flamands font des
marches sur Bruxelles, l'épiscopat – évêques flamands et évêques wallons – qui
forme le Conseil d'administration de l'Université à cette époque ne parvient pas
à se mettre d'accord sur l'expansion normale (vu le nombre d'étudiants) de
l'Université de Louvain francophone, à Louvain (Leuven), ville située en
territoire flamand. Du coup, les Flamands utilisent politiquement ce désaccord
sur l'expansion pour exclure l'Université catholique de Louvain francophone de
la ville de Louvain où elle était depuis 1425. On partage la bibliothèque. Du
côté wallon, on voulait la laisser commune et avec une gestion commune; les
Flamands n'en veulent pas. Du coup, les livres se terminant par un numéro pair
vont d'un côté et les numéros impairs vont de l'autre coté; c'est ainsi qu'a été
partagée la bibliothèque de l'Université de Louvain.
Beaucoup d'autres
événements de ce genre surviennent dans ces dix années. Les partis uniques
éclatent en deux ailes, flamande et wallonne. Enfin, en 1970, une première
révision de la Constitution reconnaît qu'il y a trois Communautés, flamande,
wallonne (on l'appellera française) et germanophone, et trois Régions : la
Région flamande, la Région de Bruxelles et la Région wallonne; mais sans mettre
de limites à ces Régions. Et tout de suite, en 1971, une loi attribue aux
Communautés des compétences dans les matières culturelles.
En 1971, on crée donc les
Conseils culturels : la vieille revendication flamande d'autonomie culturelle
obtient satisfaction immédiatement et on crée, pour nous, un Conseil culturel
français puisque nous sommes d'expression française. Nous n'en sommes cependant
pas demandeurs, nous sommes demandeurs sur le plan économique. La situation se
dégrade en Wallonie, on voit l'emploi s'effilocher, les entreprises disparaître,
le niveau de vie baisser; le chômage va venir quelques années après, en 1975,
lorsque la crise s'aggrave parce que toute la sidérurgie est touchée, toute la
verrerie est touchée, toute l'industrie mécanique est touchée. On est dans une
situation comme celle que connaissent d'ailleurs toutes les zones de première
industrialisation, le Nord de la France ou la Lorraine ou la Sarre ou les zones
de vieille industrialisation au Royaume-Uni.

Nous allons devoir
attendre dix ans encore, jusque 1980, pour voir la première loi qui va donner à
la Région wallonne des compétences en matière économique et d'aménagement du
territoire, et lui donner un premier gouvernement wallon. Ces compétences
resteront extrêmement limitées parce que, en 1980, on a voulu que les choses
soient réversibles. Les classes dirigeantes belges, francophones comprises,
étaient très méfiantes vis-à-vis de la régionalisation, craignant le chaos. Peu
de compétences, relativement éparpillées de sorte qu'elles restaient encadrées
par le pouvoir qu'on appelait encore national à l'époque, pas encore
d'administration séparée, le retour en arrière était possible. De toute manière,
on n'avait pas réglé la question de Bruxelles. On n'avait pas défini les limites
de Bruxelles. On avait défini les limites des autres et a contrario, par
le vide somme toute, Bruxelles c'était plus ou moins défini mais n'avait pas de
pouvoirs. Il a fallu de nouveau que les Wallons se fâchent et que les
Francophones se battent pour obtenir enfin un statut pour Bruxelles.
En 1988, on va, en effet,
beaucoup plus loin dans la régionalisation. On crée la Région de Bruxelles, mais
les Wallons n'ont toujours pas leur Parlement autonome. Ce sont les
parlementaires nationaux, élus dans nos arrondissements, qui forment un
Parlement wallon mais ils sont d'abord des parlementaires nationaux et,
accessoirement, des parlementaires de la Région. Il a fallu de nouvelles
revendications pour arriver enfin, en 1993, à un système fédéral qui n'entrera
d'ailleurs pleinement en vigueur qu'avec les élections de 1995.
Voilà toute l'histoire.
C'est une évolution qui a pris des dizaines d'années. Des mouvements comme le
mouvement wallon, ou comme le mouvement flamand, ont dû sans cesse la relancer,
rarement d'accord entre eux. Actuellement ni les Flamands, ni nous les Wallons
ne sont satisfaits : nous voudrions aller plus loin encore dans les compétences
régionales. Il y a encore un certain nombre de compétences qui doivent venir
compléter l'ensemble.
Néanmoins, et je termine
par là, nous avons les atouts majeurs qui font que nous sommes capables, en
Wallonie, de mener des politiques qui vont permettre un redéploiement
économique, une reconversion industrielle, une reprise de l'emploi et un
redémarrage du développement.
Quels sont ces atouts ?
D'abord, un Parlement wallon élu au suffrage universel et dont les
parlementaires n'ont à s'occuper que de la seule Wallonie. Ils sont aussi
délégués au Parlement de la Communauté française, principalement pour les
matières culturelles et pour l'enseignement.
Il ne suffit pas d'avoir
un gouvernement et un Parlement, il faut encore qu'il y ait des matières sur
lesquelles agir, des compétences. Elles se situent essentiellement au niveau de
l'aménagement du territoire et des travaux publics, au niveau économique –
l'aide aux entreprises, l'emploi, la formation professionnelle, le tourisme
notamment – et au niveau de l'environnement et de la protection de la nature.
La Belgique est désormais
organisée dans un système fédéral par blocs de compétences. Le décret,
c'est-à-dire la loi votée au Parlement wallon, a la même valeur qu'une loi
fédérale mais chacun doit légiférer dans son domaine. Nous sommes sortis
complètement d'une tutelle d'un pouvoir national. Il y a des systèmes fédéraux,
a fortiori des systèmes décentralisés comme en France, où il existe des
Régions avec des Assemblées régionales élues et une espèce de gouvernement mais
ils ne peuvent pas légiférer, ils appliquent les lois nationales. En Allemagne
aussi, la loi fédérale prime sur les lois des Länder. Nous sommes dans un
système de séparation et je crois que c'est très important pour nous, c'est un
atout.

Il y a aussi un
verrouillage constitutionnel d'un certain nombre de garanties. Par exemple, on
ne peut modifier les lois spéciales de régionalisation qu'avec une double
majorité : 2/3 sur l'ensemble des votants, Flamands et Wallons, et 50% dans
chaque groupe linguistique. La Constitution ne peut être révisée qu'au 2/3 des
voix. Ce verrouillage des lois spéciales et de la Constitution est très
important. Il est très important parce qu'il nous donne du répit. Nous ne devons
plus nous battre pour agrandir ce qui s'y trouve en terme de protection des
francophones de la périphérie bruxelloise, de facilités linguistiques et sur
toute une série de revendications flamandes. Il suffit de dire, la Constitution.
La Constitution assure actuellement une protection, à moins d'une révolution.
C'est toujours possible, pourquoi pas ? On se trouve alors dans une autre
dimension, à laquelle il faut cependant se préparer.
En conclusion finale :
l'économie wallonne structurellement peu diversifiée est potentiellement menacée
depuis les années cinquante. Sa situation se dégrade lentement d'abord et
gravement à partir de 1975. Première loi de régionalisation en 1960. En 1986, le
déclin est stabilisé, l'emploi reste stable, il ne diminue plus après les
lourdes pertes de 1974 à 1986.
Nous voyons encore des
fermetures d'entreprises, nous voyons encore des délocalisations mais, en terme
d'emplois, au bout de l'année, il n'y a pas de perte parce que ces emplois
perdus ont été compensés par des emplois nouveaux, et nous voyons des
entreprises nouvelles se créer dans de nombreux secteurs. Des mesures ont été
prises pour faire naître des entreprises, faire naître des entrepreneurs à
partir des grandes entreprises, à partir de PME, à partir des pouvoirs locaux, à
partir des communes, chacun s'y met et c'est ça l'important.
Je crois, finalement – et
c'est ma conclusion – que l'on n'assure le développement que par soi-même : il
ne faut pas croire que les autres viennent vous aider, ils viennent s'ils y ont
intérêt. On assure son développement par soi-même et, pour assurer son
développement, il faut croire à ce qu'on est comme peuple, il faut croire à ce
qu'on est comme citoyens, ensemble. Il faut croire à son propre Etat wallon et
donc avoir une identification de chacun, de chaque institution à ce projet
wallon commun.
Yves de Wasseige, La
Wallonie : les atouts d'une autonomie, dans
La Wallonie, une région en Europe, CIFE-IJD, 1997