Il ne me semble pas
possible d’aborder la question de l’influence du fédéralisme sur le dynamisme de
l’administration sans avoir préalablement évoqué le problème des critères en
regard desquels ce dynamisme doit être apprécié. Bien sûr, il paraît peut-être,
à première vue, très aisé de poser que l’administration soit vouée à oeuvrer à
l’intérêt général. Pourtant, à l’analyse, cette notion se révèle difficile à
manier, surtout s’il en est usé dans son sens commun.
Trois questions
permettent de mesurer la complexité du problème :
-
qu’est-ce que
l’intérêt général ?
-
qui est apte à
distinguer l’intérêt général ?
-
qui est apte à
préférer l’intérêt général ?
Sauf à relever de
l’impensé, l’intérêt général suppose l’existence d’un groupe. On pourrait même
dire que, lorsqu’un groupe s’affirme comme tel, il ne fait rien d’autre que
reconnaître le primat de l’intérêt général du groupe sur l’intérêt particulier.
Il y a donc, j’y reviendrai, une modification d’importance sur le sens même de
l’intérêt général lorsque naît, de manière ascendante ou descendante, une
fédération ou une confédération. Mais, quelle que soit la situation envisagée,
il ne peut être ignoré que l’intérêt général reconnu peut n’être pas tout à fait
général. Ce que la théorie marxiste appela idéologie n’était somme toute rien
d’autre que le discours grâce auquel une classe sociale présentait comme de
l’intérêt de tous ce qui était conforme aux intérêts de certains. Reste que
l’hommage que les idéologues rendent à l’intérêt général – fût-ce hypocritement
– constitue un moteur de l’intérêt général.
Ce serait un détour un
peu long pour un exposé aussi bref que de retracer les étapes historiques qui
ont permis à l’Etat de devenir progressivement le lieu officiel de défense de
l’intérêt général. Qu’il me soit cependant permis de dire que chacune de ces
étapes met en évidence une évolution parallèle entre les formes de pouvoir – qui
vont des balbutiements de la monarchie jusqu’à la démocratie représentative – et
les contenus de l’intérêt général. Ceux-ci commencent par n’être que
l’expression non euphémisée des intérêts de celui qui incarne l’Etat (lequel
affirme déjà volontiers qu’il est au service de son peuple) et des intérêts de
ceux qui ont intérêt à veiller aux intérêts de celui-là. Et l’histoire des
finances publiques et de l’impôt montre que, au fur et à mesure que l’impôt
s’universalise et que l’usage des deniers publics s’universalise lui aussi, les
objectifs proclamés ainsi que les objectifs atteints par l’Etat s’universalisent
eux aussi. Dès la fin du XVIIIème siècle, l’intérêt général devient la raison
d’être de l’Etat et la profession de foi de son administration. Il y a, somme
toute, accroissement simultané du sens du rationnel et du sens de l’universel.
Cela ne signifie
nullement que, de nos jours, la fonction de l’Etat serait avant tout de
satisfaire ou en tous cas de poursuivre l’intérêt général. Cela signifie plutôt
que peu de choses sont aujourd’hui entreprises au nom de l’Etat qui ne sont
justifiées et rationalisées par rapport à l’intérêt général. Il en va par
exemple ainsi chez ceux qui prônent une privatisation de certains services
publics, cette privatisation étant considérée comme de nature à rendre le
service plus efficace et, partant, de mieux rencontrer l’intérêt général.
Si l’on souhaite
identifier la contribution de chaque politique et de chaque action
administrative à l’intérêt général, on ne peut donc se dispenser de rechercher,
au delà des discours et des rationalisations, quels sont ceux (classes,
catégories, sous-groupes, etc.) qui en recueillent effectivement les profits
matériels et symboliques. Ainsi, pour prendre un exemple à l’égard duquel de
pertinentes analyses menées il y a près de trente ans dans le cadre européen
sont restées impuissantes à ébranler l’opinion commune, on peut citer le cas de
la sécurité sociale dont il est communément admis qu’elle redistribue aux
catégories les plus défavorisées des moyens financiers essentiellement prélevés
auprès des mieux rémunérés parmi les salariés, alors que l’examen rigoureux des
transferts auxquels elle donne lieu révèle que ce ne sont pas toujours les plus
défavorisés qui en sont les véritables bénéficiaires. Telle quelle, la sécurité
sociale joue assurément un rôle globalement protecteur, mais elle le fait par
des voies qui ne sont pas nécessairement celles qu’une vision idéale du système
retient volontiers.

L’aptitude à distinguer
l’intérêt général, quant à elle, varie considérablement selon le degré
d’implication dans la sphère de l’officiel. En réalité, le sens de l’intérêt
général est probablement l’une des choses les plus universellement partagées.
Mais l’univers par rapport auquel il se définit va du sous-groupe le plus
restreint (la famille, le clan, le club, etc.) à l’humanité tout entière. La
sphère de l’officiel représente ce groupe intermédiaire dont l’histoire a
consacré la prééminence politique, une prééminence qui en fait le lieu de
définition des cadres sociaux de la perception, de l’entendement et de la
mémoire et aussi le lieu de création des conditions d’une sorte
d’orchestration immédiate des habitus qui est elle-même le fondement
d’une sorte de consensus sur cet ensemble d’évidences partagées qui sont
constitutives du sens commun (1). C’est le
rapport à ce sens commun qui varie selon la position sociale et autorise
certains à user, y compris à leur profit, du discours de l’intérêt général, là
où d’autres ne peuvent lui opposer que des solidarités moins générales et donc
socialement moins gratifiantes. Ces inégalités répètent celles dont témoigne
l’inégal accès à la logique théorique et aux rationalisations qui en découlent.
Des trois questions
posées en tête du présent exposé, la plus ardue porte sans nul doute sur
l’aptitude à préférer l’intérêt général. Comme cela vient d’être dit, il peut
être profitable de se montrer désintéressé. Mais il serait caricatural et
trompeur d’imaginer que l’intérêt général ne serait défendu, en dernière
analyse, que par ceux qui ont un intérêt particulier à son triomphe. Bref, on se
condamne probablement à mal comprendre les caractéristiques du champ
bureaucratique si l’on se contente d’opposer les dévoués aux cyniques.
Si les agents de l’Etat
ont eu au fil de l’histoire un intérêt à la fois de plus en plus marqué et aussi
de plus en plus euphémisé à habiller des atours de l’intérêt général leurs
propres intérêts de fonctionnaires, c’est aussi en raison du fait que bien des
choses les prédisposaient au désintéressement. Que celui-ci soit naïvement
idéaliste, occasionnellement opportun ou cyniquement calculé, cela importe peu
et, en toute hypothèse, serait soumis à la mesure impossible des intentions. Le
fait est que le sens de l’universel a trouvé dans l’administration des
conditions sociales de possibilité à un point tel qu’il pourrait être admis
qu’il représente peut-être le moins mauvais des critères permettant d’apprécier
le dynamisme de celle-ci. Encore devrait-on analyser de quelle manière ceux qui
estiment que l’intérêt général serait mieux servi par le marché que par
l’administration tendent à faire de l’image de celle-ci, telle qu’elle peut être
construite sur le modèle de la concurrence, le critère d’évaluation de son
dynamisme. Et encore faut-il, bien sûr, ne pas taire la manière dont le service
public, même dans les cas de grande efficience, peut quelquefois contribuer à
entretenir une domination bureaucratique d’autant plus subtile qu’elle est en
grande partie occulte.
Une des conditions au
développement du sens de l’universel, c’est l’existence d’un lieu officiel,
d’une instance officielle, autorité en laquelle on croit, c’est-à-dire dont on
reconnaît la légitimité à incarner l’intérêt général. C’est de cette foi diffuse
qu’il est question lorsqu’on évoque "l’identité", sorte d’abstraction réifiée
marquant le sentiment assez peu rationnel sur lequel se fonde l’existence d’un
"peuple". Et il est vrai que la question de l’existence d’un "peuple" est
insoluble par la voie rationnelle de la démocratie. Lorsqu’un célèbre général se
fit le chantre du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il évita
soigneusement la question de savoir comment cerner le "peuple" auquel on
reconnaissait le droit de s’autodéterminer. Chaque mise au suffrage réclame en
effet la définition préalable de ceux qui ont accès aux urnes, ce qui, par une
régression sans fin, rend impossible le traçage démocratique des limites de la
population consultée.

C’est parce que
l’autorité officielle perd de sa légitimité, de son "officialité",
qu’apparaissent des déplacements de pouvoirs ascendants ou descendants qui
restructurent les institutions. L’Etat né à la Renaissance a connu ainsi, sous
de multiples formes, des altérations de ses limites et de ses composantes qui
résultent de conflits et de luttes dont les enjeux se sont synthétisés dans la
reconnaissance de pôles politiques nouveaux. Il ne s’agit, en définitive, de
rien d’autre que d’affirmer les nouvelles bornes d’une certaine généralité
d’intérêt, soit en se découvrant un univers plus vaste, soit en se reconstituant
un univers plus restreint. Les groupes sociaux dont les intérêts propres sont de
moins en moins en convergence avec les intérêts que l’Etat identifie à l’intérêt
général et qui ont les moyens politiques de se défendre dénient à l’Etat toute
capacité à exprimer l’intérêt général et luttent en conséquence pour l’avènement
de nouveaux pôles de pouvoir.
Dans le cas de la
Belgique, on ne peut écarter l’hypothèse que c’est lorsqu’une certaine
bourgeoisie a cessé d’exercer dans l’ensemble du pays une égale domination et
qu’elle a été progressivement remplacée dans ce rôle par des catégories sociales
différentes selon les régions que les revendications au fédéralisme sont
apparues. Les justifications linguistiques et territoriales ont masqué les
divergences sociales et, par conséquent, les convergences objectives entre les
intérêts particuliers des groupes sociaux dominants et le contenu de l’intérêt
général dont les nouvelles entités fédérées devaient être le lieu officiel
d’expression. Contrairement à la Flandre, la Wallonie a connu l’ascension d’une
petite-bourgeoise facilement attirée par les emplois qu’offre le service public.
C’est peut-être en partie pour cette raison que la Flandre, où le pouvoir
politique est davantage délégué qu’occupé par les classes sociales dominantes,
s’affirme plus volontiers comme une nation, tandis que la Wallonie dont les
lieux de pouvoir sont de plus en plus maîtrisés par des membres de catégories
sociales à l’aise dans le champ bureaucratique, reste selon certains en quête
d’une "identité".
Il serait donc erroné de
penser que le fédéralisme peut constituer, en soi, l’occasion d’un dynamisme
nouveau au sein de l’administration. Chaque cas mérite d’être apprécié sur la
base de mesures dont la méthodologie reste à mettre au point. Devraient bien sûr
entrer en ligne de compte l’évolution de la charge fiscale, de la dette
publique, de l’efficacité des services publics, mais aussi – mesure bien plus
complexe encore – l’évolution des transferts redistributifs qu’opère
l’affectation des dépenses publiques. Les montants dépensés au titre de l’aide
ou de l’expansion économique profitent dans quelle mesure aux catégories
sociales frappées par le chômage dont elles sont la cible proclamée ? Ceux
dépensés au titre de la résorption du chômage ne donnent-ils pas continûment du
travail à un même sous-groupe qui n’est pas de ceux les plus menacés ?
L’accroissement de la sous-traitance, des audits et de la consultance ne
représente-t-il pas un apport significatif pour un secteur déterminé dont il
transforme par ailleurs les modes d’action (cfr l’université) ? Tels sont les
types de questions dont il semble bien que l’on ne puisse faire l’économie.
Toute administration vit
dans le paradoxe. D’une part, elle symbolise la poursuite de l’intérêt général
au point de susciter en son sein une véritable logique du désintéressement.
D’autre part, elle n’existe souvent que par ses manquements les plus graves :
détournements, corruptions, trafics, privilèges, etc. Mais la force avec
laquelle les manquements sont dénoncés ou même simplement soupçonnés témoigne de
la force des attentes en matière d’intérêt général. L’enseignement qu’il faut en
retenir, c’est qu’il serait vain de miser sur une éducation civique pour
accroître le dynamisme de l’administration. Il s’agit plutôt d’être réaliste et
d’oeuvrer à créer les conditions d’un travail administratif au sein duquel le
fonctionnaire à intérêt à être désintéressé (2).
En concluant de cette
façon, il ne m’échappe pas que ma propre position professionnelle et sociale
explique l’intérêt que je peux moi-même avoir à plaider pour le
désintéressement.

Notes
(1)
Pierre BOURDIEU, Raisons pratiques, Seuil, 1994, p. 126.
(2) Mon exposé doit beaucoup au travail de Pierre Bourdieu;
il serait erroné et orgueilleux de laisser croire qu’il lui est fidèle.
Jean Jadin, Le
fédéralisme apporte-t-il un dynamisme administratif nouveau ?, dans
La Wallonie, une région en Europe,
CIFE-IJD, 1997