Deux remarques préalables
sont nécessaires. D’abord, le thème Le fédéralisme politique suppose
qu’il existe aussi d’autres fédéralismes : fédéralisme culturel, fédéralisme
économique et fédéralisme social, peut-être. En effet, j’appartiens à l’école de
pensée du fondateur du CIFE, Alexandre Marc, qui voit dans le fédéralisme un
modèle global dont les principes fondamentaux peuvent être appliqués partout où
il y a une complexité dans l’organisation – par exemple, dans les structures
d’une entreprise ou d’un syndicat –, partout où il y a des sous-groupes, où il y
a des communautés à la base et où le problème d’unité et de diversité se pose.
La deuxième remarque
préalable est que le fédéralisme, comme toute notion politique, se prête à des
interprétations tout à fait contradictoires, voire même à des confusions
terminologiques. En voici quelques exemples. Il y a quelques années, j’ai allumé
mon poste de télévision et il y avait une interview en langue anglaise de David
Owen, qui était alors Ministre britannique des Affaires étrangères. La question
que le journaliste lui avait posée était la suivante : Pourquoi, vous, les
Britanniques, êtes-vous opposés à l’union politique de l’Europe et pourquoi
voulez-vous seulement une fédération européenne ? Grande surprise chez le
ministre britannique, comme chez moi. Et le ministre britannique de répondre
Mais non ! Nous ne sommes pas des fédéralistes, nous sommes contre une
fédération européenne. – Mais si, – disait le journaliste – vous
êtes pour une fédération et contre une véritable union politique. Pour ce
journaliste, fédéralisme était synonyme de particularisme, de
maintien tout à fait intégral de la souveraineté des Etats membres, donc
synonyme de diversité sans unité.
Inversement, voici un
exemple tout aussi caricatural mais qui montre une vision tout à fait inverse du
fédéralisme. Monsieur Marette, Ministre des PTT du général de Gaulle, écrivait
en 1965, pendant la campagne présidentielle française, que, si Monsieur Lecanuet
ou Monsieur Mitterrand – qui tous les deux s’étaient engagés dans la campagne
électorale en faveur d’une Europe fédérale – étaient élus, voilà ce qui
arriverait à l’Europe : des préfets français seraient nommés en Allemagne, des
préfets allemands en Alsace et en Lorraine – alors qu’il n’existe pas, soit dit
entre parenthèses, de préfets en Allemagne – et des préfets italiens dans les
Alpes-Maritimes. Des professeurs de lycée français seraient nommés à Hambourg et
des juges bavarois présideraient désormais les tribunaux à Clermont-Ferrand et à
Grenoble. Donc, pour ce ministre français, le fédéralisme était synonyme de
centralisme. Il a simplement transmis à l’échelle européenne l’expérience vécue
de la France centralisée de son temps.
Ces deux interprétations
tout à fait monistes, fausses et caricaturales du fédéralisme, on les retrouve
encore aujourd’hui, même dans les Etats fédéraux. Trois exemples. Le premier est
celui du Premier ministre britannique qui s’est opposé avec succès à une phrase
indiquant la finalité fédéraliste de l’entreprise communautaire, inscrite dans
le projet de la présidence luxembourgeoise de préparation du traité de
Maastricht. Il a dit que, si cette phrase restait, la Grande-Bretagne cesserait
de participer à la négociation. Et, pour le Premier ministre britannique, comme
d’ailleurs pour beaucoup d’hommes politiques français, y compris l’actuel
président et l’actuel Premier ministre, le fédéralisme est synonyme de
centralisme, de la disparition de la Grande-Bretagne, de la France et de leur
identité nationale... Autre exemple : j’ai été interviewé récemment par la
BBC
à l’occasion d’une émission sur l’Europe centrale, et le journaliste, quand il a
vu que j’étais fédéraliste, m’a dit : Ah ! Vous êtes pour le fédéralisme
centraliste !. Il était très surpris quand je lui ai dit qu'il s'agissait de
deux termes tout à fait contradictoires.
De l’autre côté, nous
pouvons trouver la même vision caricaturale chez le Premier ministre bavarois
qui, au nom du fédéralisme, s’oppose à la création d’un Etat fédéral européen.
Pour lui, le fédéralisme signifie que tout le pouvoir doit rester à Munich, plus
rien ne doit rester à Bonn et encore moins à Bruxelles en tant que capitale
européenne. Il y a donc des visions tout à fait contradictoires du fédéralisme.
Le tableau suivant peut
être utile pour comprendre ce qu’est le fédéralisme.
ANARCHIE |
FEDERALISME |
CENTRALISME |
INTEGRATION |
|
DECENTRALISATION |
Pour comprendre le
fédéralisme, il faut d’abord voir qu’il y a deux monismes, comme l’on dit en
philosophie, c’est-à-dire deux principes unilatéraux qui sont l’anarchie et le
centralisme. On trouve l’anarchie, par exemple, dans la société internationale
de l’Europe du XIXème siècle et de la première moitié du XXème siècle, où l'on
trouve des Etats prétendument souverains et égaux, dont certains sont, selon une
formule de Georges Orwell, plus égaux et plus souverains que d’autres. Ils
règlent leurs problèmes par la force, ce qui peut, dans le pire des cas,
signifier la guerre. Mais la force s’exprime également dans la diplomatie. C’est
un modèle de diversité quasi absolue sans unité.
Inversement, on trouve le
modèle du centralisme : il n’existe qu’un seul centre de pouvoir et tous les
centres de décision inférieurs sont considérés comme purement administratifs, et
non point politiques. Il ne peut y avoir qu’une seule culture, une seule
identité, par l’uniformisation d’anciennes cultures ou d’anciennes identités.
Par exemple, l’identité ethnique disparaît au profit d’une unité sans diversité.
L’exemple le plus parfait du centralisme était l’Allemagne nazie qui avait
supprimé les Länder
et le fédéralisme, au profit d’un système où tout le monde dépendait d’un seul
chef. Les Gauleiter et les Kreisleiter étaient responsables devant
Hitler seul, et pas du tout devant la population qui ne les avait d’ailleurs pas
élus.
Voici donc les deux
modèles extrêmes – les deux monismes – et entre les deux se trouve ce que
j’appelle le fédéralisme. D’un côté la diversité sans unité, dans l’anarchie, de
l’autre côté l’unité sans diversité, dans le centralisme. Le fédéralisme, quant
à lui, est synonyme d’unité et diversité. Selon le politologue français Pierre
Duclos, on peut arriver au fédéralisme par deux voies : par agrégation et,
inversement, par ségrégation. On peut aussi utiliser pour agrégation le terme
d’intégration, mais personnellement je n’aime pas trop ce mot parce qu’il a une
connotation un peu trop "uniformisante", même si on l’emploie dans le sens
positif dans l’intégration européenne.
Il existe ainsi une
dynamique d’agrégation, allant de l’intégration zéro dans l’anarchie, jusqu’à
l’intégration parfaite dans le centralisme. La plupart des fédérations
existantes ont été créées par agrégation. Les treize colonies d’Amérique du
Nord, devenues Etats souverains, se sont fédéralisées par agrégation. Les
cantons suisses qui étaient souverains – et qui sont, selon la constitution
helvétique, toujours souverains – se sont d’abord confédérés et ensuite fédérés.
L’autre voie vers la
fédéralisation est celle de la ségrégation, ou décentralisation, qui peut aller
d’une décentralisation zéro dans le centralisme, jusqu’au séparatisme, à
l’indépendance totale, à la souveraineté absolue dans l’anarchie. La voie de la
ségrégation est celle de la Belgique qui est partie d’un Etat centralisé et qui
est arrivée, après l’intermède de l’Etat régionalisé, à la situation actuelle d’Etat
fédéral.

Si l’on regarde
l’histoire de l’Europe occidentale depuis la deuxième Guerre mondiale jusqu’à
nos jours, on constate que les deux voies de fédéralisation ont coexisté. Existe
l’intégration européenne, qui a essayé de surmonter l’anarchie de la société
internationale en Europe et qui est arrivée dans une zone pré-fédéraliste ou
partiellement fédéraliste. L’Union européenne aujourd’hui navigue – ou flotte
selon les circonstances – entre deux positions limites : l’une étant déjà dans
le fédéralisme et l’autre restant encore dans l’anarchie. On peut dire que
l’intégration économique a atteint un certain degré de fédéralisme, alors que
l’union politique – la fameuse Politique étrangère et de sécurité commune – est
restée dans l’impuissance, puisque les décisions s’y prennent presque totalement
à l’unanimité. Le processus de décision de l’union politique actuelle est
accompagné d’un tel nombre de mesures qui permettent à chaque Etat qui s’oppose
à une action commune d’y mettre son veto, qu’on ne peut pas parler vraiment de
supranationalité dans ce domaine; c’est de l’intergouvernementalisme pur et
simple. Mais, il y a eu quand même, si l’on regarde les succès incontestables de
l’intégration économique communautaire, une évolution de l’Europe occidentale
vers une zone pré-fédéraliste ou partiellement fédéraliste.
Parallèlement, nous avons
assisté au processus de décentralisation à l’intérieur de nos Etats. C’est le
cas de l’Italie, qui s’était dénommée dans sa constitution d’après-guerre "Etat
de travail et de régions", et qui s’est régionalisée beaucoup plus tard. Il y a
deux formes de régions en Italie : les régions ordinaires et cinq régions à
statut spécial dont l’autonomie est plus forte. C’est aussi le cas de l’Espagne
qui, sous Franco, était un Etat ultra-centralisé et qui est devenu un Etat
régionalisé, voire presque fédéral. C’est de même le cas de la France qui, après
des siècles de jacobinisme et de système très centralisé fondé sur le principe
de la République une et indivisible, a commencé un effort de décentralisation
important sous le président Mitterrand en 1982, par la loi de décentralisation.
Cette loi ne va pas aussi loin que le fédéralisme, celui-ci étant actuellement
rejeté comme un danger de démembrement. Cependant, on voit qu’en France cette
première décentralisation – timide mais qui sur certains points reste tout de
même importante – n’est aujourd’hui contestée par personne. Même les dirigeants
du RPR qui étaient très profondément opposés à cela – M. Chirac parlait alors de
démembrement de la France – ne touchent plus à cette décentralisation.
Il y a eu également au
Royaume-Uni une tentative d’instaurer des assemblées élues en Ecosse et au Pays
de Galles, mais cette tentative, soumise à référendum, a échoué. Aujourd’hui, le
Parti travailliste parle à nouveau de décentralisation, mais le régime
conservateur a supprimé une partie de l’autonomie des pouvoirs locaux. Ces
derniers étaient, par exemple, compétents en matière d’éducation.
En conclusion, on peut
dire que d’une manière générale, dans l’Europe communautaire, il y avait au
moins dans plusieurs Etats, des efforts de décentralisation, même s’ils ne vont
pas, comme dans le cadre de la Belgique, jusqu’à la fédéralisation.
Sur cette dynamique, on
peut maintenant inscrire les différentes formes d’intégration ou de
décentralisation. En partant de l’anarchie, on trouve tout d’abord les
organisations internationales, puis les confédérations. Il y a ensuite les
fédérations ou les Etats fédéraux, puis les Etats régionalisés et, enfin, les
Etats décentralisés. Comment peut-on caractériser ces différentes structures par
rapport au modèle fédéraliste, par rapport à l’anarchie et par rapport au
centralisme ?
Je veux d’abord préciser,
pour ne pas créer un malentendu, que ces modèles ne sont pas pour moi des
modèles purs, mais des modèles dans le sens du sociologue allemand Max Weber.
Celui-ci parlait du type idéal, qui n’est jamais atteint de façon pure dans la
réalité. L’anarchie pure n’existe pas. L’action des grandes puissances et des
organisations internationales, par exemple, essaie toujours d’imposer un ordre.
Mais, ce qui caractérise à la fois les organisations internationales et les
confédérations, c’est leur impuissance à surmonter l’anarchie, surtout face à
des problèmes qui dépassent la simple coopération intergouvernementale. Ou alors
s’impose l’hégémonie du plus fort. La confédération germanique de 1815 était
caractérisée par une lutte entre la Prusse et l’Autriche et s’est soldée par
l’hégémonie prussienne. L’OTAN ne fonctionne que si les Etats-Unis le veulent.
Tous ceux, au sein de l’Union européenne, qui souhaitent sauvegarder leur
souveraineté nationale au nom de la protection face à l’hégémonie allemande,
devraient réfléchir, car s’il y a un danger d’hégémonie allemande à l’intérieur
de l’Union européenne, il ne vient pas de la mauvaise foi ou de la volonté de
tel ou tel homme politique allemand, mais il vient simplement de cette règle
qu’au sein d’une organisation intergouvernementale, rien ne fonctionne si le
plus fort ne s’impose pas aux autres. C’est donc, à l’intérieur d’une
organisation ou d’une confédération, toujours la puissance qui domine les
relations, malgré toutes les règles qui peuvent être adoptées.

Même si, dans une
confédération, il y a une règle de l’unanimité, les vaincus dans un vote
considèrent souvent la décision comme une simple recommandation, si la décision
ne leur est pas imposée par la coercition. Par exemple, les Etats-Unis pendant
leur phase confédérale, de 1777 à 1787, avaient la règle de la majorité pour
leurs décisions. Il fallait que neuf Etats sur treize soient d’accord pour
qu’une décision soit prise. Mais ceux qui étaient mis en minorité, en général,
ne considéraient pas cette délibération comme une véritable décision. Ils
prenaient celle-ci, comme aujourd’hui les Etats membres des Nations Unies, comme
une simple recommandation. Et s’ils ne voulaient pas l’appliquer, ils ne
l’appliquaient pas.
En conclusion, dans les
relations internationales ou dans le système confédéral, ou bien on reste dans
l’anarchie, ou bien c’est l’hégémonie du plus fort qui s’impose.
Passons à l’Etat fédéral.
Dans ce cas, c’est une constitution fédérale qui garantit l’égalité entre tous
les Etats. On ne peut pas dire que l’Allemagne est dirigée par la Bavière, ou
que les Etats-Unis d’Amérique sont gouvernés par le Texas ou l’Etat de New York.
D’autre part, il faut admettre que tous les Etats fédéraux existants ont sans
exception connu une évolution de centralisation du pouvoir; à l’exception
peut-être de la Belgique, parce qu’elle n’a pas encore une très longue
expérience d’Etat fédéral et parce que, précisément, c’est une fédération par
ségrégation. Mais tous les autres se sont centralisés, même la Suisse, bien
qu'elle soit peut-être la plus proche du point idéal d’un parfait équilibre
entre unité et diversité.
À titre d’exemple, en
Allemagne fédérale, il y a trois sortes de compétences : les compétences
exclusives de la fédération (les Affaires étrangères, la Défense, la monnaie),
les compétences exclusives des Länder
(l’Education, la Culture, la police), et entre les deux, se trouvent les
compétences concurrentes (l’Economie, l’Agriculture,...). Dans le domaine des
compétences concurrentes, on trouve la règle suivante : tant qu’il n’y a pas un
intérêt fédéral, les Länder restent compétents; mais, dès l’apparition
d’un intérêt fédéral, le droit fédéral prime le droit des Etats membres. Et dans
ce domaine des compétences concurrentes, l’Allemagne s’est centralisée parce
qu'on a toujours fini par démontrer un intérêt fédéral.
Pour les Etats-Unis, le
degré de centralisation se mesure simplement par des chiffres. En 1929, à la
veille de la crise mondiale, 80 % des dépenses publiques étaient locales et 20 %
seulement étaient des dépenses fédérales. Aujourd’hui, c’est l’inverse : 70 %
des dépenses publiques américaines sont fédérales et 30 % restent locales. Donc,
si on peut toujours dire que les Etats-Unis se trouvent dans une zone à
caractère fédéral, ils se sont centralisés par le new deal de Roosevelt,
par la Deuxième Guerre mondiale, par leur rôle de puissance mondiale, par la
guerre de Corée, la guerre du Vietnam, par la conquête de l’espace, etc. Tout
cela les a amenés à une centralisation.
Puis, suivant dans notre
tableau la dynamique fédéraliste d’agrégation, nous passons à l’Etat
régionalisé. Qu’est-ce qui distingue un Etat fédéral d’un Etat régionalisé,
comme par exemple l’Italie ? Essentiellement trois choses :
Premièrement, un Etat
fédéral connaît une autonomie constituante des Etats membres. Ils n’ont pas un
statut qui leur a été généreusement offert par le pouvoir central, comme c’est
le cas des régions italiennes ou des régions françaises. En Espagne, on se
trouve à ce niveau à mi-chemin parce que les communautés autonomes espagnoles
ont eu le droit de négocier leur statut en partie avec l’Etat central. Mais, il
n’y a pas en Espagne non plus une pleine autonomie constituante. Voilà la
première différence entre un Etat fédéral et un Etat régionalisé.

La deuxième différence,
c’est que, dans l’Etat fédéral, il y a un contrôle de légalité mais pas de
contrôle d’opportunité. Le président des Etats-Unis, le Chancelier allemand ou
le Conseil fédéral suisse ne peuvent pas annuler une décision d’un Etat membre
par simple opportunité, alors que cette tutelle existe en Italie. Si Rome
considère la décision d’un Conseil régional inopportune et contraire à l’intérêt
national, elle peut annuler cette décision. Par contre, le président des
Etats-Unis peut envoyer des troupes dans un Etat s’il y a violation de la
Constitution américaine. Par exemple, en 1970, on avait interdit l’accès d’une
école d’un Etat du Sud aux enfants noirs et le gouverneur de cet Etat avait
approuvé l’action de cette école. A ce moment-là, le président américain a pu
envoyer la garde nationale parce que, là, il y a eu effectivement violation de
la Constitution américaine.
La troisième différence
qui existe entre un Etat fédéral et un Etat régionalisé, c’est que, dans l’Etat
fédéral, il y a participation des Etats membres à la législation fédérale grâce
à une Chambre qui les représente, le Sénat aux Etats-Unis par exemple. Le Sénat
américain – soit dit en passant – n’a été composé de sénateurs élus au suffrage
universel qu’au XXème siècle. Dans le passé, les sénateurs étaient délégués par
les Etats, comme le sont encore aujourd’hui les membres du Bundesrat
allemand. Ces derniers sont en général les premiers ministres d’un Land
et quelques autres ministres. Ils sont donc, bien sûr, élus chez eux en tant que
députés de la Diète ou du Landtag du Land, mais pas en tant que
membres du Bundesrat. Donc, il y a une participation des collectivités
composantes à la législation fédérale.
Il y a parfois aussi
participation au pouvoir exécutif et judiciaire. Par exemple, la composition du
Conseil fédéral suisse obéit à une règle coutumière – ce qui veut dire qu’elle
n’est pas écrite dans la Constitution bien qu’observée – selon laquelle tous les
grands partis politiques et les différentes communautés ethniques, à l’exception
des rhéto-romanches, y sont représentés. En général, les Suisses allemands,
romands et italiens constituent les sept membres de ce collectif très
hétérogène. Il est intéressant de noter qu’à cet égard, la Commission européenne
ressemble un peu au Conseil fédéral suisse par son hétérogénéité et par son
souci de refléter au maximum la diversité du peuple fédéral.
On peut encore citer
d’autres formes de participation au pouvoir exécutif et judiciaire. Par exemple,
le Sénat américain doit approuver les nominations des membres de l’exécutif et
de la Cour Suprême faites par le président. Il y a également participation au
pouvoir judiciaire en Allemagne, car la moitié des juges de la Cour
constitutionnelle et des différentes cours fédérales sont nommés par le
Bundesrat, donc par la Chambre qui représente les Länder. L’autre
moitié est nommée par le Bundestag.
Enfin, j'aborderai les
principes fondamentaux du fédéralisme et du modèle du fédéralisme. Quels sont
ces principes fondamentaux ? Il y a tout d’abord l’autonomie, qui comporte le
droit à l’autodétermination. Le juriste français Guy Héraud parle d’auto-affirmation,
d’auto-définition, d’auto-organisation, d’auto-gestion. Chaque communauté doit
avoir d’abord le droit de dire qu’elle existe, de définir ses limites, puis de
déterminer le contenu de son autonomie en se donnant une Constitution ou un
statut, et ensuite d’être capable de s’autogérer. Cela comporte évidemment une
autonomie financière, mal respectée aujourd’hui aux Etats-Unis. Par contre, si
je prends l’exemple de la Suisse, 40 % des dépenses publiques sont fédérales et
60 % sont locales, réparties pour moitié entre les municipalités et les cantons.
En général, une municipalité suisse a un budget qui est dix fois plus grand que
le budget d’une commune ou d’une municipalité française comparable.
Qui dit autonomie pose la
question de la solution des conflits et de l’unité entre ces autonomies. Deux
principes y répondent : celui du contractualisme et celui de la subsidiarité.
Qu’est ce que le
contractualisme ? C’est vouloir que les conflits ne soient plus résolus par la
force, comme dans l’anarchie ou les confédérations, mais par des règles
constitutionnelles et législatives adoptées par tous et acceptées par tous. Pour
bien illustrer ce que je veux dire par contractualisme, prenons des exemples
dans trois cadres : un cadre anarchique, un cadre centraliste et un cadre
fédéral. Je prends tout d’abord le cadre anarchique de l’Europe du XIXème siècle
et de la première moitié du XXème siècle. Les conflits entre la France et
l’Allemagne se résolvaient par la force. C’était la solution du vainqueur
imposée au vaincu. Le vaincu rêvait de la revanche et cela recommençait. On a
essayé d’établir des nouveaux équilibres après chaque guerre. Mais à chaque fois
ils tournaient au déséquilibre et une nouvelle guerre était déjà programmée.
Une deuxième forme de
solution de conflits apparaît dans le cadre centraliste que l’on retrouve dans
la France d’après-guerre. Je prends l’exemple des relations avec la minorité
alsacienne germanophone. Officiellement, dans la vision de la République une et
indivisible, il n’y a pas de relations de type minoritaire, il n’y a que des
Français. Et il fallait donc faire de cette minorité ethnique des bons Français.
A quoi cela a-t-il mené ? La solution centraliste est une forme très efficace de
solution des conflits mais elle présente des problèmes. Un alsacien, qui a à peu
près quarante ans, m’a raconté un jour que, quand il était à l’école primaire,
lui et ses camarades étaient punis quand ils parlaient leur dialecte pendant la
récréation, parce que c’était considéré comme un signe de manque de culture. Et
l’instituteur était certainement plein de bonne foi. Il pensait que si ces
jeunes paysans devaient être cultivés, ils ne devaient parler que français car
c’était la voie vers le progrès économique et social. Mais, le résultat de cette
forme de solution de conflit, je l’ai vécu en prenant le train de nuit de Nice à
Strasbourg. J’avais un wagon-lit, la porte était ouverte. Au début, j’ai entendu
trois dames alsaciennes dans le couloir parler leur patois. Je suis sorti de mon
compartiment et dès qu’elles m’ont vu, elles ont arrêté de parler patois et
elles ont continué la conversation en français. C’était le résultat de cette
politique scolaire : elles avaient visiblement honte de leur identité. Je suis
rentré quelques instants plus tard dans mon compartiment et automatiquement
elles ont continué leur conversation en alsacien. J'ai alors fait une
expérience. Dix fois, je suis sorti et rentré, et ça a fonctionné chaque fois,
elles ont changé de langue. Il y avait une espèce d’automatisme dans leur
esprit. En conclusion, la solution centraliste est une forme efficace de
solution de conflits mais une forme qui n’est pas tout à fait conforme au
respect des diversités, à l’esprit même qui doit dominer une civilisation
européenne.
Troisième cadre de
solution de conflits : la Suisse. Là, les conflits sont permanents. Demandez à
un Suisse allemand ce qu’il pense d’un Suisse romand. Vous aurez droit à
l’arsenal de tous les clichés de préjugés qui existent en Allemagne au sujet de
la France. Ou inversement, les Suisses francophones vous diront des Suisses
allemands "Ce sont des gens lourds, qui sont disciplinés, qui ne pensent qu’à
leur travail, qui n’ont pas de sens de l’humour, qui mangent trop gras, etc."
Puis, les deux groupes sont sans doute d’accord pour dire ce qu’ils pensent des
Suisses italiens : ce sont des gens très légers, qui ne respectent pas les
limitations de vitesse, qui klaxonnent tout le temps. Comme on le voit, les
préjugés et les tensions existent. On l’a bien vu au moment du référendum sur
l’espace économique européen. Cependant, ces conflits ne mettent pas en cause
l’unité. Ces conflits sont réglés par la Constitution, acceptés par tous, réglés
par une législation à laquelle tous participent. Par conséquent, on voit que le
fédéralisme ne supprime pas les tensions, il ne supprime pas les polarités, mais
il les soumet à des règles.
Voilà ce qu’est le
contractualisme, que Proudhon appelle aussi mutualisme, la solution des conflits
par les intéressés eux-mêmes, pas par un pouvoir central loin des problèmes à
régler, pas par le laisser aller qui finalement fait que le gouvernement le plus
fort l’emporte.
Autre principe : celui de
la subsidiarité, que l’on trouve dans le traité de Maastricht, mais où il est
écrit et interprété à mon avis d’une manière un peu unilatérale. Qu’est-ce que
le principe de subsidiarité ? Cela vient du mot latin subsidiare, qui
signifie aider, et cela veut dire que toute collectivité supérieure – ou
collectivité englobante – ne doit intervenir que dans le cas où la collectivité
englobée est dépassée. En d’autres termes, il s’agit là d’un principe qu’un
juriste, Guy Héraud, que j’ai déjà mentionné, appelle le principe d’exacte
adéquation des pouvoirs, c’est-à-dire que le pouvoir local doit régler les
problèmes locaux, le pouvoir régional doit régler des problèmes de dimension
régionale, le pouvoir national doit régler des problèmes de dimension nationale,
le pouvoir européen doit régler des problèmes de dimension continentale, le
pouvoir mondial doit régler des problèmes de dimension mondiale. On peut, en
appliquant le principe de subsidiarité, soit plaider la cause de la
décentralisation, soit plaider la cause d’une certaine centralisation des
pouvoirs.
J’arrive au dernier
principe qui est celui que les Pères fondateurs américains avaient appelé
Checks and Balances. Cela veut dire qu’aucun pouvoir ne doit exister sans au
moins un contre-pouvoir qui le contrôle et qui l’équilibre. Il y a un système de
contrôle mutuel et un système d’équilibre entre les différents pouvoirs. Aucun
pouvoir ne doit avoir le monopole. Alexandre Marc, le fondateur du CIFE et mon
maître, dit toujours que dans une structure fédéraliste, le pouvoir est
partout, même au centre. Mais le pouvoir central ne doit pas s’imaginer avoir
droit à une sorte de supériorité. Le pouvoir central doit se limiter à régler
des problèmes de dimension centrale. Voilà le principe de
Checks and Balances, et j’en terminerai ici.
Ferdinand Kinsky, Le
fédéralisme politique, dans
La Wallonie, une région en Europe, CIFE-IJD, 1997