Lettre personnelle à celui qui
vota Front national ou Agir |
Vernissage de l'exposition organisée
dans le cadre du 50ème anniversaire
de la libération
Le
Vent de la Liberté
Welkenraedt
- 15 juillet 1994
Intervention de
Philippe Destatte historien, directeur de l'Institut Jules Destrée
|
Texte reproduit en Carte blanche du journal Le
Soir, p. 2, 19 août 1994
La démocratie et la liberté ont permis que
votre choix électoral puisse se porter, ce 12 juin, sur une liste fasciste présentée en
Wallonie à loccasion des élections européennes. Ensemble, les partis Front national et Agir ont obtenu près de 10 % des
suffrages : respectivement 7,2 % et 2,2 %.
Sous ma plume dhistorien, ce mot de fasciste ne constitue pas une insulte puisque
jai souvent écrit ou expliqué que, avec dautres, je pensais que le fascisme
nétait pas une parenthèse de lhistoire, limitée à
lEntre-Deux-Guerres, mais quil avait pu constituer une idéologie
non-conformiste, véritablement révolutionnaire, dont le projet a été, dans certains
pays, une force de rupture.
Vous avez voté pour un parti fasciste,
comme 168.000 autres électeurs en Wallonie, et je nignore pas que vous participez
ainsi au soutien dun mouvement qui, en Europe, va du Mouvement social italien ou du Front
national français à ces autres fascismes qui se prénomment Républicains en Allemagne, Parti libéral démocrate en Russie, ou Vlaamse Blok en Flandre.
Vous avez voté pour un parti fasciste et
pourtant, en tant quélecteur, vous ne vous sentez pas nécessairement solidaire
dAlessandra Mussolini, de Vladimir Jirinovski ou encore de Jean-Marie Le Pen. De
même, vous ne pensez probablement pas devoir assumer les nostalgies révisionnistes ou
négationnistes des idéologues de la Nouvelle Droite française ou de tous ceux qui osent
contester la tragique réalité des chambres à gaz et affectionnent le port des aigles
déchues de lhitlérisme.
Vous avez voté pour un parti fasciste parce
que vous vivez la pauvreté en direct ou que vous la côtoyez au quotidien et que, dans un
cas comme dans lautre, cette société malade dont nous faisons partie vous
révolte. La promiscuité de la misère, le dépérissement de lhabitat industriel,
linsécurité que lune et lautre engendrent, aggravent votre
ressentiment contre le pouvoir démocratique en place.

Vous avez voté pour un parti fasciste parce
que, à cette désespérance, sajoutent lapparente indifférence des pouvoirs
publics, lincompréhension administrative et la détérioration des conditions de
vie par le chômage et, pire, par lexclusion.
Vous avez voté pour un parti fasciste parce
que le regard que vous posez sur les responsables politiques et économiques ne peut vous
rassurer : le manque dimagination face à la crise est manifeste, les
entreprises fuient leurs responsabilités sociales, le déficit de représentation des
partis est flagrant, quils participent à la majorité ou à lopposition.
Vous avez voté pour un parti fasciste à
cause des affaires judiciaires qui frappent le monde politique et financier qui a trop
joué avec largent. Même si, souvent et jusquici, lapparence des images
livrées par les médias lemporte sur les faits, le citoyen démuni que vous êtes
jette un regard affolé sur le système politique qui a permis de tels débordements, et
le renie dans sa totalité.
Ignorez-vous que, traditionnellement, le jeu
du fascisme consiste précisément à marginaliser toutes les formations politiques et à
les amalgamer en les considérant comme responsables de tous les maux, permettant au
fascisme dapparaître comme le seul recours et de se démarquer comme différent ?
Ainsi, cest de la société elle-même
que vous vous éloignez.
Cet éloignement est une fuite, une fuite
devant la peur, une peur de vous-même devant lavenir.
Nos sociétés, lorsquelles ne se
maîtrisent plus, lorsquelles ont le sentiment que les enjeux ont échappé à ceux
quelles avaient chargés de les piloter, connaissent régulièrement ces malheurs et
ces effrois. Pourtant, elles peuvent trouver dans la démocratie la force de surmonter
leurs angoisses, et non utiliser cette peur - comme le fait le fascisme - en sacrifiant la
liberté et le respect dautrui.
Mais la démocratie nest pas
naturelle, cest, dit René Remond, le produit de lhistoire, une construction
de la raison, maintenue par la volonté.
Comme dautres et avec dautres,
les habitants de Wallonie ont montré leur attachement fondamental à la démocratie et
leur capacité à la défendre.

Dans les années trente, les Wallons se sont
dressés contre le rexisme et contre la montée du nazisme en Allemagne et du fascisme en
Italie. Nombreux sont ceux qui, de toutes tendances philosophiques et politiques, ont pris
la parole ou la plume avant de prendre les armes contre les forces qui menaçaient nos
libertés démocratiques. Ils sappelaient Jean Rey, Marcel Thiry, Elie Baussart,
Maurice Bologne, lAbbé Mahieu, Arille Carlier, Georges Truffaut, Luc Javaux,
Fernand Massart, Léon-E. Halkin, François Bovesse, Edouard Gérard et ... tant
dautres !
Nombreux sont ceux qui, chasseurs ardennais,
résistants, soldats engagés dans les armées alliées, ont sacrifié leur vie et
reposent aux côtés de centaines de milliers de soldats du monde entier venus, voici
cinquante ans, libérer lEurope du fléau fasciste.
Ce même fléau fasciste qui a, lors des
dernières élections, recueilli votre suffrage.
Il ne doit pas y avoir de fatalisme dans ce
choix, comme il ne doit pas y avoir de démission de la part des entrepreneurs et des
responsables politiques face à la dégradation économique et sociale de notre société.
Réfléchissez bien aujourdhui à ces
années où la Wallonie a montré son attachement à la démocratie et mené un combat
victorieux contre le fascisme. Peut-être lui retirerez-vous votre soutien ?
Sinon, souvenez-vous de ces mots de Jean Rey
dans LAction wallonne du 15 septembre
1938 :
Le
peuple de Wallonie, actuellement mieux éclairé quen 1936 sur la pensée véritable
et les mobiles réels de la tourbe rexiste, saura montrer, avec toute la clarté requise,
[...] sa colère et son mépris, et il se
débarrassera dune engeance née dans léquivoque et nourrie aujourdhui
dans la trahison.