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Innovation
et savoir-faire : thèmes et méthodes d’un projet
Exposé introductif de la troisième table ronde |
Sven
Steffens, historien, conseiller à l'Institut
Jules-Destrée |
La troisième table ronde ayant pour objectif d’identifier les thèmes et les
approches méthodologiques les plus en phase avec l’histoire économique de la
Wallonie, je dresserai une liste idéale de pistes à explorer lorsqu’on veut
analyser l’innovation et le savoir-faire. Pour cela, je m’inspire aussi bien
de travaux déjà réalisés à l’étranger qu’en Belgique.
En guise
d’état de la question, il est à noter que le thème de l’innovation a fait
l’objet d’un certain nombre de travaux historiques en Belgique, mais
jusqu’ici principalement sous la forme d’articles [.
Seulement deux monographies, dues à Nicole Caulier-Mathy et à Robert Halleux,
ont été réalisées [.
Ainsi, il n’existe, pour la Belgique, aucune vue d’ensemble de la
problématique, ni sur le plan théorique, ni sur le plan empirique. En outre,
l’attention des historiens belges s’est principalement concentrée sur le
secteur secondaire, laissant les secteurs primaire et tertiaire largement en
friche. On citera cependant les travaux récents menés à bien par
Jean-Jacques Van Mol sur la modernisation de l’agriculture dans l’extrême
sud de la Wallonie [.
Le thème des savoir-faire, quant à lui, est à peine abordé par les
historiens belges, si ce n’est sur le plan de l’histoire de l’enseignement
technique et professionnel étudié par Mark D’hoker et par Dominique
Grootaers [.
En revanche, la sociologie du travail belge (et étrangère) s’y est beaucoup
intéressée [.
Cette dernière discipline ouvre notamment deux perspectives, celle de la
déqualification suite à la division et à la spécialisation du travail ainsi
que celle de l’apparition de qualifications étendues et complexes nouvelles.
Les deux perspectives ne s’excluent pas l’une l’autre étant donné qu’elles
concernent différentes catégories de travailleurs et qu’elles ne touchent
pas nécessairement les mêmes activités.
Un souci
majeur de l’Institut Jules-Destrée est de définir un cadre conceptuel de
l’innovation et du savoir-faire qui dépasse une vision techniciste de
l’activité économique. A titre de point de départ stimulant, il est utile de
rappeler les idées de Joseph Schumpeter qui parle de cinq types
d’innovations ou, comme il l'indique, de cinq types de "nouvelles
combinaisons de moyens de production" : 1° la fabrication d’un bien nouveau
ou la réalisation d’une nouvelle qualité d’un bien, 2° l’introduction d’une
nouvelle méthode de production ou d’une nouvelle méthode de
commercialisation, 3° l’ouverture d’un marché nouveau ou la conquête d’un
marché existant, 4° la découverte ou la conquête d’une nouvelle source de
matières premières ou de produits semi-finis, 5° la réalisation d’une
nouvelle organisation, par exemple, la création ou la destruction d’un
monopole [.
La liste n’est pas limitative, elle pourrait être prolongée. Dans la suite
de cette première idée, il importe de faire apparaître que l’innovation
entretient des rapports nombreux avec les différents domaines d’une société
donnée. En effet, la technique et, partant, l’innovation sont des
constructions éminemment sociales [.
Entre autres facteurs, les mentalités et les idéologies y jouent un rôle
crucial [.
L’évolution de la technique et de l’innovation n’est pas autonome. S’il n’y
avait qu’un seul enseignement à retenir de la littérature, ce serait bien
celui-là.
Avant de
présenter quelques pistes de travail, permettez-moi de vous livrer ma
vision de la nature de l‘innovation et les conséquences qui en découlent
sur le plan méthodologique. Le phénomène appelé innovation est
caractérisé, entre autres, par sa quasi-permanence (ce qui n’exclut en
rien des "pauses" ou des "ratages"). A côté d’un certain nombre
d’innovations qu’il faut considérer comme majeures parce qu’elles
induisent des changements radicaux dans un domaine donné, il existe un
nombre infiniment plus grand d’innovations secondaires, aussi appelées
incrémentales, qui consistent en l’amélioration de ce que les
innovations majeures ont permis de concevoir et de produire. En vue du
travail sur la Wallonie, il ne me paraît ni souhaitable, ni réalisable
de procéder à un inventaire exhaustif de toutes les innovations
secondaires appliquées dans tous les domaines de l’économie.
L’exhaustivité encyclopédique ne constitue pas un but en soi. En
revanche, il pourrait s’avérer passionnant d’étudier, à titre d’exemple,
ce flux innovant, avec ses accélérations et ses blocages, à l’intérieur
d’un sous-secteur ou à l’intérieur d’une entreprise. Le récent ouvrage
de Robert Halleux concernant les entreprises réunies sous l’enseigne de
Cockerill constitue une contribution importante à une telle démarche [.
Du reste, concernant les innovations majeures pour les différents
secteurs de l’économie wallonne,, un travail préalable à réaliser serait
d’identifier des innovations qui se sont avérées durablement marquantes
sur le plan international, puis de vérifier le degré de leur diffusion
et de leur utilisation au sein des entreprises wallonnes [.
Ce serait, en même temps, un début de réponse à la question de connaître
la réceptivité des entreprises face à l’innovation ainsi qu’un
indicateur de leur capacité d’adaptation. J’ajoute que cette démarche ne
se veut en aucune matière normative; toute innovation n’est pas un
progrès pour l’humanité ou pour une économie régionale, et personne ne
niera les coûts sociaux et environnementaux de la civilisation
technicienne.
La nature de
l’innovation est donc un élément dont il faudra tenir compte. Un deuxième
élément utile aux choix thématiques et méthodologiques à opérer est de
dresser une liste des acteurs de l’innovation, acteurs individuels et
collectifs, organisés ‑ voire institutionnalisés ‑ ou non, connus ou
anonymes, principaux et secondaires, etc. En effet, la typologie des acteurs
constitue en elle-même une étape nécessaire à la structuration de la
recherche. Je les passerai rapidement en revue.

1.
Les inventeurs-concepteurs et les inventeurs-fabricants individuels. Ils
forment une catégorie d’acteurs plus importante aux débuts de la
Révolution industrielle que par la suite, d'autant que, même aux débuts
de la première Révolution industrielle, les inventeurs-concepteurs et
les inventeurs-fabricants ne parvenaient guère seuls à transposer et à
commercialiser leurs inventions. Sans vouloir nier le génie patent – et
souvent patenté – de certains de ces personnages, il faut se garder de
trop se focaliser sur des individus, aussi remarquables soient-ils, car
même des individus de génie agissent dans des contextes historiques
donnés et dépendent des structures de la société dans laquelle ils
vivent. Une piste thématique à citer ici, pour cette première catégorie
d’acteurs et pour la suivante, est celle des brevets d’inventions [.
2. Les
équipes de scientifiques travaillant dans des laboratoires d’entreprises.
Ceci nécessiterait l’identification des entreprises ayant ouvert des
laboratoires. On peut ajouter le personnel des départements de développement
de nouveaux produits.
3. Les
dirigeants d’entreprises, les entrepreneurs individuels, les managers. Le
travail de Ginette Kurgan-van Hentenryk sur la gestion de la Société
générale de Belgique doit être cité comme exemple d’étude innovante [.
L’approche prosopographique serait applicable à d’autres catégories
d’acteurs de l’innovation également.
4.
Etant donné l’importance des transferts de technologie et de qualifications,
il faudrait être attentif aux fabricants, ingénieurs, techniciens, ouvriers
qualifiés étrangers actifs en Wallonie. De même, les fabricants, ingénieurs,
techniciens, ouvriers qualifiés belges actifs à l’étranger peuvent nous
renseigner, pour des périodes données, sur l’état des savoir-faire en
Wallonie [.
Une question particulière se pose : comment évaluer, sous le rapport de la
qualification, l’immigration flamande du XIXème siècle et l’appel aux
travailleurs étrangers du XXème siècle ?
5. Les
ingénieurs et autres techniciens; les "concepteurs" de l’organisation la
plus rationnelle et efficiente possible de la production et du travail (du
taylorisme jusqu’au toyotisme) et ceux qui, comme cadres, comme
contre-maîtres, comme chefs de bureau, supervisent l’application des
nouveaux concepts. Ceci inclut la question de la formation des ingénieurs
ainsi que de leur trajectoire professionnelle collective [.
6. Les
explorateurs de nouveaux marchés, les commerciaux, publicitaires, etc., qui
inventent de nouvelles méthodes de communication et de commercialisation. Je
voudrais citer ici le cas particulier de la sous-traitance et sa place dans
l’histoire de l’innovation [.
Il s’agit en l’occurrence d’une organisation pré-scientifique mais
apparemment fort efficace, économiquement parlant, s’entend. Au XIXème
siècle, la sous-traitance a favorisé non pas de nouvelles techniques de
production mais une division du travail poussée entre diverses catégories de
travailleurs, les uns comme semi-indépendants, employant à leur tour une
main-d’œuvre familiale et parfois extra-familiale, les autres comme salariés
isolés. Qu’en est-il, depuis lors et aujourd’hui, de la sous-traitance ? –
De manière plus générale, je tiens à signaler que l’innovation en matière de
commerce et de publicité n’est pas l’apanage des seules grandes entreprises,
les petits commerçants se sont montrés eux aussi inventifs, comme Serge
Jaumain l’a bien noté pour la Belgique [
–. Enfin, il semble évident que les stratégies commerciales sont d’une
importance capitale pour le succès économique, qu’elles constituent donc une
piste à privilégier comme l’a suggéré Michel Oris [.
Dans cette même optique, il serait utile de mesurer la part respective des
produits semi-finis et des produits finis à (plus) haute valeur ajoutée à
l’exportation.
7.
Essentielle, évidemment, serait une analyse de l’attitude du monde de la
finance à l’égard de l’innovation.
8.
L’évolution de la qualification de la main-d’œuvre employée et ouvrière peut
être envisagée sous deux angles : D’une part, la main-d’œuvre employée et
ouvrière confrontée avec de nouvelles techniques et avec de nouvelles formes
d’organisation du travail est forcée de s’adapter mais ne le fait pas
toujours aisément – ce qui n’est pas un jugement de valeur ! Voici un
exemple ancien pris au hasard, à savoir les techniques du cristal moulu,
cité par Natalis Briavoinne, en 1838 :
Tout le monde connaît le cristal et le
demi-cristal moulé; mais deux améliorations sont venues dans ces dernières
années lui donner de grands avantages. Il ne s’obtenait d’abord que par
l’insufflation. On lui a depuis substitué deux méthodes : la première est le
piston, la seconde la presse. Le piston a été inventé en France par un
ouvrier valétudinaire qui éprouvait la nécessité de se soustraire à la
fatigue de l’insufflation. Cette découverte fut très largement récompensé
par le gouvernement français. La presse a été pratiquée d’abord par les
Américains et importée depuis six ans environ en Europe. Ces deux procédés
se trouvent à Namur comme au Val-St-Lambert; mais les ouvriers, sans doute
par esprit d’habitude, recourent plus généralement à l’insufflation qu’au
piston. La presse au contraire est pour eux d’un très grand usage; elle
permet d’exécuter des pièces que la taille elle-même ne pourrait fournir [.
Comment
expliquer l’attitude sélective des ouvriers verriers ? S’agit-il d’une
résistance aveugle due à l’esprit de routine présumé des ouvriers ou est-ce
une logique sociale à l’œuvre qui s’oppose à l’une des nouvelles méthodes de
travail ?
D’autre part,
il ne faudrait pas sous-estimer la contribution des employés et ouvriers à
la réalisation d’innovations, via l’adaptation des procédés aux conditions
de production locales et via des innovations incrémentales. Je cite un
exemple fourni par le même Natalis Briavoinne : Les porcelaines qui,
avant 1789, étaient le partage exclusif de l’opulence, ont été
successivement ramenées à des prix qui les mettent à la portée de presque
toutes les fortunes, par suite des seuls progrès des ouvriers. […] [.

9. Les
"intermédiaires" de l’innovation, à savoir les personnes, les groupes et les
réseaux, ainsi que les supports matériels qui assurent la circulation, la
diffusion et la transmission des idées, des concepts, des procédés, des
savoirs nouveaux : Les spécialistes que l’on fait venir de l’étranger, les
personnes qui pratiquent l’espionnage industriel, les éditeurs et rédacteurs
de publications scientifiques et techniques, les académies des sciences et
autres cercles préoccupés par la circulation de savoirs pratiques, les
divers types d’écoles dispensant des cours en relation avec les techniques
industrielles, commerciales et organisationnelles. Il serait profitable
d’étudier, par exemple, le contenu des cours et le profil des curriculums,
mais aussi le nombre et le profil de leurs diplômés. Les expositions
industrielles nationales, internationales et universelles qui se sont tenues
en Belgique pourraient être étudiées en tant que vitrine de l’innovation. Il
est à noter que des délégations ouvrières belges ont été envoyées par les
pouvoirs publics visiter de telles expositions.
Il faudra
également être attentif aux problèmes de circulation, de diffusion et de
réception de l’information innovante ! Ainsi, d’après Malte Helfer, auteur
d’un article récent sur les innovations techniques dans les charbonnages de
plusieurs bassins houillers européens, les charbonnages wallons auraient
souffert, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, d’un manque certain en matière
d’échange d’informations technologiques [.
La piste est à creuser.
10. On
ne peut oublier les instances responsables de la politique économique, leur
vision de la possibilité de maintenir des structures économiques et
techniques anciennes et leur vision de la nécessité du changement
structurel [.
Ceci dans le cadre de la politique économique nationale, régionale et
européenne.
11.
Enfin, les écrits sur l’innovation contemporaine rappellent utilement
l’importance d’un acteur anonyme, c’est-à-dire le marché. En effet,
l’acceptation ou le rejet d’innovations dépendent pour une grande part des
aspirations des consommateurs à disposer de produits et de services
nouveaux.
12.
Est-ce possible d’intégrer les pistes pré-citées dans une vision globale ?
Autrement dit, comment faire pour ne pas se limiter à une simple
juxtaposition d’analyses du rôle et de l’apport des différents acteurs ? Une
approche récente consiste à reconstituer ce qui est alors appelé le "système
national (ou régional) d’innovation" [.
Ces travaux, dus à des économistes, sont d’autant plus stimulants pour les
historiens qu’ils incluent la dimension historique.
13. Une
dernière approche – il s’agit, en réalité, d’approches multiples –, utilisée
surtout en sciences économiques et moins en histoire de l’innovation, est
celle de l’économie de l’innovation. Sont analysés les facteurs explicatifs
permettant de comprendre pourquoi et sous quelles conditions des entreprises
innovent. Si cette démarche semble applicable à la Wallonie actuelle, elle
est sans doute plus difficile à manier au fur et à mesure que l’on remonte
le courant du temps. Néanmoins, un concept particulier que je retiens est
celui de la dépendance de sentier (path dependence, en anglais) qui postule
que les choix en matière d’innovation ne se font pas de manière purement
logique, mais en partie en fonction de préférences qui dépendent de
particularités socio-culturelles locales [.
Une fois qu’un choix a donné lieu à telle configuration technologique
dominante, celle-ci développe une dynamique propre qui influe sur
l’orientation générale d’une économie locale, régionale ou nationale. Est-ce
que l’industrie lourde, longtemps dominante en Wallonie, aurait entravé la
reconversion régionale ou serait-ce une explication trop simple ?
Ce rapide
survol a sciemment négligé des questions liées au cadre spatial et
temporel des thèmes proposés. De même, il n’a pas visé l’exhaustivité
sur le plan méthodologique. S’il peut donner, comme je l’espère, une
impulsion structurée à la discussion, il aura déjà rendu service.

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Notes |