Musée de la
Vie wallonne
Sept questions - plus une - sur l'identification d'un musée en Wallonie
Palais des Congrès de Liège, 20 novembre 2001
Philippe Destatte
Directeur de l'Institut Jules Destrée
Namur, le 20 novembre 2001.
La question de l'identité,
ou plutôt de l'identification - concept plus dynamique qui rend bien les
processus que constituent les identités culturelles, sociales, politiques -
est une question complexe partout, et donc aussi, ici, à Liège.
Vous me permettrez une
anecdote personnelle pour préciser ce dont on parle. En 1997, à l'issue de
la conférence de presse que j'avais donnée dans un grand hôtel du Boulevard
de la Sauvenière pour présenter un essai sur l'affirmation politique de la
Wallonie, un journaliste d'une importante télévision dite communautaire
liégeoise m'avait dit à la fois son souhait de m'inviter sur son plateau et
le problème auquel il était confronté. Il lui fallait un critère de
rattachement à Liège ou à sa province, pour pouvoir m'inviter, moi,
l'historien qu'il qualifiait de carolorégien.
Je marquai d'abord mon
étonnement. L'identité politique wallonne dont parlait mon ouvrage portait
sur la Wallonie et, donc, aussi sur Liège et sa province : je ne manquai pas
de lui dire le rôle décisif que les Liégeois - de Julien Delaite, Emile
Jennissen et Léonie de Waha à Fernand et Jean-Maurice Dehousse, à Jean Gol
et Pierre Clerdent, en passant par Georges Truffaut et André Renard -
avaient tenu dans cette histoire.
La question n'était pas là, il faut
vous rattacher, vous à Liège, me dit-il. Spécifiant que c'était
déterminant pour me présenter aux téléspectateurs aussi bien que pour
justifier mon invitation vis-à-vis de son Conseil d'administration.
Amusé et inquiet tout à la
fois, je tentai d'argumenter en m'interrogeant, pour la première fois, sur
mon caractère liégeois. J'avais fait mes études d'historien et de professeur
à l'Université de Liège. Il me répondit: comme beaucoup. C'était
insuffisant. J'avais fait la plus grande partie de mon service militaire à
la Chartreuse. Cela ne lui parlait pas. J'avais habité Liège sept ans, dont
trois après mes études. J'avais enseigné deux ans à l'Athénée de Liège 2,
un an à Vottem et à Soumagne, un an à l'Ecole normale à Fragnée. Tout cela
ne comptait pas. Je finis par lui dire que maman est Liégeoise et que mon
grand-père avait travaillé cinquante ans à l'Assurance liégeoise. C'est là
qu'il me répondit, le visage enfin éclairé :
çà, cela ira. Au fond, vous êtes à
moitié Liégeois.

Un demi Liégeois ! Devant
les caméras, je m'en sortis par une pirouette lors de l'interpellation
qu'il m'adressa. Monsieur Destatte, vous avez de profondes attaches avec Liège ? Je
répondis que j'étais venu y faire mes études car mon grand-père, qui était
Liégeois, m'avait dit que c'était à Liège que vivaient les plus jolies
femmes de Wallonie. Les téléspectatrices étaient ravies. J'avais, quant à
moi, pris un risque mesuré. Mon épouse est namuroise de naissance... Mais
chacun sait que, dans la province de Namur, on ne capte pas la télévision
communautaire liégeoise.
Au delà de ce qui pouvait
constituer un avatar de ce qu'on nomme le sous-régionalisme wallon ou
encore, hors Château, l'esprit principautaire, la démarche m'avait
profondément heurté. En fait, ce questionnement, cette tentative
d'identification me paraissait – et me paraît toujours – aller complètement
à l'encontre non seulement de la dynamique d'affirmation de la Wallonie que
je décrivais dans mon livre mais aussi de la pensée de la plupart des
Liégeois qui en avaient été porteurs. Attention, ici je ne parle pas de
l'objet - Liège ou la Wallonie -, mais du processus.
De cette anecdote, je
voudrais tirer trois des sept questions que je me suis engagé à vous poser
pendant cette petite demi-heure, en guise d'introduction au débat de ce jour
sur la rénovation du Musée de la Vie wallonne : l'identité, l'espace wallon
et le métissage de la société contemporaine.
1. La première question
porte sur la définition de l'identité, concept au centre de mon anecdote.
Contrairement à ce que mon interlocuteur tentait de rechercher, il n'y a pas
d'identité naturelle, voire ethnique, vérité révélée et immuable, comme
celle que l'on tentait de faire émerger à la fin du XIXème siècle. C'est
ainsi que, parlant d'identité, on se situe dans un processus
d'identification individuel ou collectif, permettant – en tout cas dans nos
sociétés démocratiques – l'affirmation d'identités et d'affiliations
multiples, cohabitantes car non exclusives et diverses. Nous voilà
rassurés : on peut être Liégeois et Wallon à la fois, ainsi que, en même
temps, femme, Turque et Kurde et Liégeoise et Wallonne aussi. Dès lors – et
c'est ma première question – comment rendre compte, dans la rénovation du
Musée de la Vie wallonne, de cette complexité et de cette diversité, de
cette nouvelle coexistence, sinon pro-existence ?
2. La deuxième question
découle de la première et reste liée à "mon histoire médiatique liégeoise".
Liège et la Wallonie coexistent. Mais, si nous voyons bien ce qu'est Liège,
si nous pouvons rapidement obtenir, au moins entre nous, un consensus sur la
réalité d'une nation liégeoise traversant près de dix siècles d'histoire, je
ne me risquerai pas à aborder la question de la nation wallonne et à assumer
la responsabilité d'enflammer durablement cet auditoire, - même si je vois,
dans cette salle, quelques-uns prêts à en découdre… Convenons, cependant,
sans difficulté je pense, que l'identification des habitants de la Wallonie
à une région déterminée d'abord par les langues romanes qui y étaient
parlées est de plusieurs dizaines d'années postérieure à la Révolution belge
et coïncide d'ailleurs assez bien avec la conception du Musée de la Vie
wallonne : l'action de Charles-J. Comhaire vers 1894, le Congrès wallon de
1905, les efforts des Amis de l'Art wallon, association fondée par Jules
Destrée et dont Joseph-Maurice Remouchamps est, en 1912 à Liège, l'une des
chevilles ouvrières. Cette affirmation culturelle, politique et puis sociale
de la Wallonie a pris du temps – près d'un siècle – suivant les balises que
l'on place en amont ou en aval sur le cours de l'histoire institutionnelle,
pour déboucher sur la réalité étatique actuelle : celle d'une entité fédérée
qui s'étend de Mouscron à Welkenraedt et de Wavre à Virton.
L'identification de la Wallonie est donc désormais celle d'un territoire
bien défini et de ses habitants. Comment, aujourd'hui, – et c'est ma
deuxième question – pour un musée situé à Liège, appréhender réellement
l'ensemble de l'espace wallon, en renforçant la vocation régionale du musée
et en l'articulant aux autres institutions wallonnes qui travaillent sur le
même objet actuel ?
3. Notre rapport à
l'histoire est aussi notre rapport à la population. Léon-E. Halkin, Félix
Rousseau, Léopold Genicot, Hervé Hasquin, ces quatre grands historiens
wallons ont chacun évoqué les habitants de l'espace wallon au cours des
temps les plus reculés de l'histoire. Certes, ils l'ont fait avec la
conviction, d'abord exprimée dès 1939 par Léon-E. Halkin, qu'on ne saurait
imaginer une communauté wallonne
historique, agissant comme telle à travers le Moyen Age et l'époque moderne,
que la Wallonie historique est toute jeune
encore même s'il y a des Wallons
depuis un millier d'années ([1]). Nous n'avons cessé de
l'écrire et de le dire : les femmes et les hommes qui peuplent aujourd'hui
l'espace wallon ont des origines multiples, liées aux immigrations
lointaines mais aussi à la situation de "carrefour des cultures" qui
caractérise la Wallonie. Cette Wallonie, qui était déjà diversifié au début
du XXème siècle, l'est bien davantage encore au début du XXIème siècle et
si, comme le dit Didier Mélon sur la RTBF,
Le monde est un village, la Wallonie
est et sera de plus en plus un monde. L'ouvrage collectif Wallons d'ici
et d'ailleurs, dirigé par Paul Delforge, a montré l'importance de
l'empreinte des immigrants sur la société wallonne depuis la Libération.
Comment – et c'est ma
troisième question – le Musée de la Vie wallonne, qui doit semble-t-il
quelque origine à l'exposition d'Ethnographie congolaise qui s'est déroulée
au Conservatoire de Liège au tournant du XXème siècle ([2]), comment le
musée prendra-t-il en compte le métissage de la société contemporaine, le
fait qu'un Wallon est désormais un habitant de la Wallonie, quelles que
soient sa couleur, sa langue, sa religion et sa culture ? Comment , devenu
un musée des histoires et des identités multiples, pourra-t-il jouer son
rôle de reconnaissance mutuelle, d'intégration de toutes les populations à
l'espace territorial wallon ?

Quatre questions
complémentaires viennent ensuite à l'esprit, qui découlent des mutations
décrites :
4. Celle du temps d'abord.
C'est sans concession que, lors du colloque de Péronne sur l'avenir des
musées d'histoire, en 1996, Marie-Hélène Joly, de l'Inspection générale des
Musées de France, avait constaté que, dans presque tous les musées
d'histoire consacrés à l'histoire d'un territoire, le temps semblait s'être
arrêté : les présentations permanentes s’interrompent, à la fin du siècle
dernier (XIXe), avant la Première Guerre mondiale ou juste avant la Seconde
Guerre mondiale, soulignait-elle. Le lien avec la réalité
d’aujourd’hui est systématiquement coupé, alors qu’il est le seul moyen pour
le public d’effectuer le travail d’appropriation indispensable à
l’élaboration d’un sens. Tous ces musées ont pu se révéler adaptés entre
1880 et 1940, mais ils ont perdu le contact avec la vie contemporaine et ne
constituent plus des outils d’interprétation du présent et de la réalité
([3]).
La chronologie correspond aux constats faits concernant le Musée de la Vie
wallonne et sur lesquels je ne vais pas revenir. De son côté, le Musée de
l'Amérique française à Québec décline son ambition :
éclairer à la fois le présent et l'avenir de chaque Québécois,
individuellement et collectivement ([4]). Je m'interroge non pas sur la question de
savoir comment concevoir un nouveau musée pour cent ans, mais plutôt
comment créer un concept mobile, renouvelable, évolutif et donc, durable
?
5. Tout naturellement, ma
cinquième question portera sur la fonction, et donc sur les objectifs du
musée. Après enquête, le muséologue Serge Renimel relevait que
la discrétion ou la confusion sur les
véritables buts [des musées],
la cécité, implicite ou délibérée, sur l’audience future sont la
constante la mieux partagée dès qu’il s’agit d’en créer ou d’en rénover
([5]).
Les problèmes sont en effet multiples et l'on fera ici appel aux typologies
relatives aux musées, articulant vulgarisation et recherche, centre de
réflexion scientifique de l'histoire et fonction de vecteur de la mémoire,
collection de reliques et médiatisation, relation au patrimoine, lieu de
réflexion ? La chance qui est aujourd'hui donnée au Musée de la Vie wallonne
est de repartir du questionnement. Il faut savoir faire abstraction de la
collection pour aborder résolument la question des objectifs : que
voulons-nous dire ? Quelles sont les questions que veut poser le musée? La
vraie problématique, en fait, sera de savoir comment dessiner une
institution qui soit apte à interroger la société passée, présente, et
future, à la fois révélatrice et, – pour reprendre l'image de Marie-Hélène
Joly – caisses de résonance des malaises et des interrogations de la
société ([6]).
6. La qualité d'un
questionnement, non figé, évolutif, dynamique ouvre sur le contenu. Il ne
saurait être qu'universel, même ou surtout dans ses aspects locaux. C'est
toute la leçon de Léon-E. Halkin que nous devons avoir à l'esprit.
Universel, parce que – nous restons dans l'un des fondements de l'identité –
ce qui se passe ici peut se passer ailleurs. L'intérêt réel du Mémorial de
Caen réside dans le fait qu'il n'est pas simplement le musée du débarquement
de Normandie, mais que, grâce à l'appui scientifique et aux conseils du
Centre d'Histoire du Temps présent, il est devenu un des grands musées
portant sur la Seconde Guerre mondiale ([7]). Ainsi la
sixième question est celle du contenu. Pour le Musée de la Vie wallonne,
elle est de savoir comment élargir sa perspective et de se demander si ses
maîtres mots actuels que sont folklore, ethnographie, traditions populaires,
sont encore suffisamment pertinents et adéquats pour assumer une ambition
sociétale, totalisante, systémique, holistique ? C'est en tout cas cet
élargissement de perspective qu'a su réaliser le Musée de la Civilisation à
Québec.
7. Le responsable du Pôle
recherche de l'Institut Jules-Destrée, Paul Delforge, était à la Haus der
Geschichte de Bonn voici quelques jours. Il peut témoigner de la
démarche endogène, bottom up, des responsables de ce musée qui, avant de
construire son programme, réalisent des évaluations ex-ante auprès du
public ([8]).
Chacun conviendra que la recherche et le contrôle constant de la qualité
constituent de nos jours une nécessité réelle. Cette attention pose la
question de la légitimité : le Musée de la Vie wallonne est-il encore
légitime alors que la société wallonne a profondément changé depuis l'époque
des fondateurs ? A côté de cette recherche de légitimité, qui est, selon
Jean Davallon, affaire d'opinion et de pouvoirs, le professeur à
l'Université Jean Monnet de Saint-Etienne relève que la
validation appelle des modalités de
contrôle de l'activité scientifique au moyen d'une réflexion méthodologique
([9]).
Cette démarche est fondamentale, compte tenu des efforts multiples de
disqualification de la recherche dès lors qu'elle porte, en Wallonie, sur un
objet régional. Des processus de contrôle de qualité sont à mettre en place
et l'on doit se réjouir de l'initiative de la constitution d'un comité
scientifique pour accompagner la présente démarche. Encore faudra-t-il se
demander s'il a lui-même une légitimité – dans le sens soulevé par Jean
Davallon – pour l'espace, le temps et l'objet considéré. Ce conseil devra,
lui aussi, – n'en doutons pas – faire appel à des processus modernes de
pilotage et d'évaluation.
8. La huitième question que
je poserai, et qui s'ajoute en toute logique aux sept autres, constituera ma
question subsidiaire. Celle que l'on déteste dans les concours, celle
qui fâche toujours et que, dès lors, on se plaît à considérer comme idiote.

L'observateur que je suis
ne peut que relever, avec à la fois admiration et incompréhension, les
multiples efforts qui sont fait depuis si longtemps à Liège, par les
particuliers, les ONG, la Ville de Liège, la Province de Liège,
l'Université même, pour tenter de maintenir, de sauvegarder, de rénover les
institutions wallonnes importantes qui ont été jadis fondées par les
militants wallons : le Musée de la Vie wallonne, le Musée de l'Art wallon,
le Fonds d'Histoire du Mouvement wallon. Ces efforts, considérables, qui
nous réunissent régulièrement, et aujourd'hui encore, ne m'enlèvent pas de
l'esprit un sentiment d'érosion, d'affaissement progressif, malgré le
dynamisme des conservateurs et au moment même où, dans tous les autres
domaines de la société, la Wallonie devient concrètement plus présente.
Tout en saluant l'action
des pouvoirs locaux, des collectivités territoriales – comme on dit en
France – et croyez bien qu'il n'y a chez moi aucun sens péjoratif dans ce
terme, je me demande toutefois, c'est donc ma question, si l'heure n'est pas
venue pour la Région wallonne et la Communauté française de prendre
davantage en charge ce qui relève avant tout de l'intérêt régional wallon.
L'ambition du projet qui se
dessine - ou peut se dessiner - ici est particulièrement grande. C'est
peut-être, dans un deuxième temps, à cela qu'il faudrait songer : associer
les institutions que j'ai citées, et d'autres, – je pense à tout l'ensemble
du pôle Musée de la Métallurgie, Centre d'Histoire des Sciences et des
Techniques, Société de langue et de littératures wallonnes, Université, et
peut-être sa Maison de la Wallonie - dans un ensemble scientifique,
archivistique et muséal wallon, localisé à Liège, avec une réelle vocation
wallonne et un réel rayonnement régional. La maturité de la Région wallonne,
une certaine décrispation avec la Communauté française, la redéfinition du
rôle des provinces, tous ces facteurs pourraient et devraient, à l'avenir,
agir positivement et surtout de façon complémentaire.
C'est en tout cas, mon plus
ferme espoir, de scientifique, de Wallon et, probablement, de demi-Liégeois.
Notes
([3])
Joly Marie-Hélène, Les musées
d’histoire, dans Des musées
d’histoire pour l’avenir, p. 70, Paris, Noêsis, 1998.
([4])
Le Musée de l'Amérique française : http///www.mcq.org/maf/maf.html.
([5])
Renimel Serge, Une délectation de l’histoire pour tous,
dans Des musées d’histoire pour
l’avenir, p. 201, Paris, Noêsis, 1998.
([6])
Marie-Hélène JOLY, op.cit., p. 58.
([7])
M-H JOLY, op. cit., p. 61.
([8])
Hermann SCHäFER, L'offre, la demande
et la clientèle, dans Des musées
d'histoire pour l'avenir…, p. 129-139.
([9])
Jean DAVALLON, Conclusion du colloque, dans
Des musées d'histoire pour l'avenir…,
p. 354.
