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La Wallonie est-elle invisible ?
Carte blanche publiée dans Le Soir,
samedi 29 et dimanche 30 mai 1999, p. 2.
Jeudi 3 juin 1999 à Liège
(20h00 - 2, rue Georges Simenon, 4020 Liège),
José Happart et Jacky Morael en débat à ce sujet avec
Théo Hachez (La Revue nouvelle), Michel Godart (Cahiers
marxistes) et José Fontaine (Toudi).
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La solidarité Wallonie-Bruxelles est le refrain qu'entonnent aujourd'hui
en choeur les partis démocratiques de ce côté-ci de la frontière linguistique.
Pourquoi ne pas profiter de ce bel unanimisme retrouvé pour faire le tour du
propriétaire de la "maison institutionnelle" commune aux francophones des deux
Régions, à savoir la Communauté française ?
Les signataires wallons et bruxellois du présent texte ont entamé, depuis plusieurs mois
et à leur niveau, un débat sur ce qu'ils estimaient avoir à faire ensemble et comment.
La perspective des élections du 13 juin est l'occasion de proposer l'état de nos
réflexions à une discussion plus large.

Ravaler une unité de façade ?
Nous savons ce que la Communauté française de Belgique doit au contexte qui
l'a vue naître comme pendant obligé d'une revendication d'autonomie linguistique et
culturelle flamande. Cette circonstance a déterminé, jusque dans sa dénomination, une
institution sous-tendue par un discours toujours belge et unitariste sur la culture, un
discours nostalgique hâtivement recyclé en belgitude. De "la langue ciment des
francophones de Belgique" au "front francophone", les essais de
légitimation de la Communauté, qui se voulaient plus volontaristes, se sont chaque fois
fondés en dernière instance sur une opposition à "la" Flandre ou sur une
France et une langue française "consubstantielles aux droits de l'homme".
Privilégiant le fait régional, la réforme institutionnelle de 1992-1993 a, par contre,
amorcé la redéfinition de la Communauté française sur les bases wallonne et
bruxelloise : une assemblée composée par délégation des parlements régionaux élus
directement, le transfert de l'exercice de certaines de ses compétences et l'entrée de
ministres des deux Régions dans son gouvernement.
Aujourd'hui qu'une nouvelle négociation communautaire se prépare, ce lent dégel de
l'institution francophone, qui la confronte à sa propre diversité, risque d'être
interrompu. A nouveau, la Communauté ne s'affirmerait que par réaction et opposition
d'une certaine Belgique à la Flandre telle qu'elle s'exprime politiquement ou telle qu'on
la caricature. Cette unité de façade est fragile et dommageable. Elle est fragile parce
que réforme de l'Etat ou pas, tout un courant flamand, aujourd'hui politiquement
majoritaire, a décidé d'avancer vers ses objectifs autonomistes en jouant, de façon
plus ou moins légale, sur les marges que lui offre notre fédéralisme de décantation.
La récente assurance vieillesse, exclusivement flamande, est un cas de figure qui risque
de se multiplier et de s'amplifier. Mais indépendamment de l'évolution institutionnelle
belge, cette façade francophone est, en tant que telle, dommageable à la pluralité et
à la visibilité des dynamiques qui émergent à peine dans nos deux Régions.

Exprimer nos pluralités
Nous pensons en effet que, pour autant qu'elle soit indispensable et désirée, une
solidarité réelle entre la Wallonie et Bruxelles passe par l'abandon du
"façadisme" d'une culture belgicaine épuisée. La survie de la Communauté
apparaît désormais liée à sa capacité d'abriter les complémentarités des deux
Régions et non à la volonté d'imposer à tous des pratiques uniformes inspirées par un
discours francophone crispé, fut-il régulièrement cautionné par de nombreux médias
écrits et audiovisuels. Le lien qui se formerait alors entre les deux entités
recueillerait leur dialogue permanent sur leurs différences et leurs continuités; sans
reconduire les évidences et les pesanteurs structurelles de la Belgique unitaire. Le
fédéralisme n'a de sens que s'il offre la possibilité aux Wallons et aux Bruxellois
d'inventer un avenir différent en provoquant des échanges inédits entre leurs
affirmations plurielles et évolutives.
Tout un travail commun à partir des compétences des Régions et des Communautés
(française et germanophone) vient d'ailleurs d'être entamé, de façon mi-volontaire (à
l'exemple de l'introduction d'internet dans les écoles), mi-forcée (comme l'a montré la
nécessité d'assurer, plutôt mal que bien, l'emploi des puéricultrices dans les
crèches, à la suite d'une volonté flamande de scission). Ces premiers efforts de
coopération sont à clarifier et à systématiser dans un projet à la mesure du défi
auquel nous avons à faire face : rendre la Wallonie et Bruxelles capables d'agir sur
elles-mêmes. S'appuyant notamment sur les institutions culturelles qui leurs sont
propres, des Bruxellois de toutes origines cherchent ainsi à se réapproprier un espace
urbain multiculturel hors des contraintes d'affrontement communautaires. En Wallonie,
malgré le manque d'outils institutionnels qui permettraient l'articulation des politiques
culturelles, sociales et économiques, certaines réussites (comme le Musée de la
photographie à Charleroi, la Maison de la poésie à Namur,...) et de nombreux projets en
voie de réalisation (la cité des sciences du Crachet dans le Borinage, les Mémoires
audiovisuelles de Wallonie,...) laissent espérer la mise en oeuvre de dynamiques
nouvelles.
Restent de nombreux exemples de blocage : les programmes d'histoire persistent à faire
l'impasse sur la Wallonie; la promotion de nos films englobe encore aujourd'hui tous les
cinéastes dans la catégorie restrictive du "réalisme magique"; le théâtre
continue à être moins subventionné en Wallonie qu'à Bruxelles; on laisse entendre, au
mépris de la vérité, que le prochain Fonds régional du cinéma serait réservé aux
cinéastes wallons;... Sur le plan culturel, la Communauté pose en fait encore trop
souvent la "Belgique francophone" comme la seule voie d'accès à l'universel,
comme la seule garante de notre multiculturalité. Le soutien que cette institution
apporte aux oeuvres de Wallonie tient alors, quand il existe, de la concession ou de la
récupération. Si la Communauté empêche la visibilité de la Région, alors elle n'a
pas lieu d'être ; si le passage par Bruxelles devient un obstacle au désenclavement de
la Wallonie, alors l'alliance se fait censure. Une censure de plus dont les producteurs
culturels et artistes, coincés entre les logiques du marché et celles des pouvoirs
publics, se seraient au fond bien passés.

Rendre le débat possible
C'est en partant de nos expériences de citoyens que ces problèmes prennent tout leur
sens. Nous refusons en effet de voir la Wallonie et Bruxelles se faire instrumentaliser au
gré des intérêts des partis. Pour nous, le cadre des politiques culturelles ne peut pas
être défini uniquement en fonction de conjonctures politiques changeantes. Au-delà des
tactiques à mettre en oeuvre face aux revendications de certains Flamands, nous appelons
les Wallons et les Bruxellois - c'est-à-dire les habitants de Wallonie et de Bruxelles -
à dépasser leur "position d'attente stratégique" pour s'investir dans les
espaces politiques régionaux qu'ils ont revendiqués et obtenus. Si elle veut être
partie prenante à ce processus, la Communauté doit renoncer à une homogénéité de
façade et prendre radicalement en compte la diversité de ses habitants et de ses
composantes régionales. Aux Régions, il appartient de s'inscrire dans cette dynamique.
François André, Jean-Jacques Andrien, Jacques Bauduin, Donat Carlier, France Debray, Philippe Destatte,
Yves de Wasseige, Jacques Dubois, José
Fontaine, Pierre Gillis, Michel Godard, Théo Hachez, Majo Hansotte,
Chantal Hartman, Thierry Haumont, Jean-Marie Klinkenberg, Joëlle Kwaschin,
Michèle Libon,
Jean Louvet, Paul Meyer, Denise Van Dam, Luc Vandendorpe, Marie-Denise Zachary.
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