Introduction
Evaluation, innovation, prospective
Michel Quévit
Directeur général d’European
Business & Innovation Network (EBN)
Mesdames, Messieurs,
Monsieur le Président,
Cest pour moi une très grande joie de
madresser à vous.
Je le fais pour la première fois depuis dix ans en
nétant pas votre rapporteur général. Si je ne suis plus rapporteur général,
cest parce que jai estimé, étant donné les fonctions qui sont les miennes
maintenant, quil était opportun de prendre un regard un peu extérieur, tout en
restant membre du Comité scientifique du Congrès.
Cest pour cela que je suis très heureux de
vous livrer quelques-unes de mes réflexions sur la démarche de ce congrès, sur ses
objectifs et sur son futur.
Je voudrais aussi remercier Philippe Destatte, qui
a accepté cette tâche difficile dêtre demain votre rapporteur général.
Vous mavez demandé daborder la
thématique de ce congrès.
Elle se résume en trois concepts
évaluation, innovation, prospective que je voudrais resituer dans la démarche de
ces dix années de congrès La Wallonie au futur :
- Doù venons-nous ?
- Où sommes-nous ?
- Où allons-nous ?
Je répondrai peut-être mieux aux deux premières
interrogations. Ce sera à vous, à vos travaux, de définir où nous voulons aller.
Au niveau du comité scientifique, nous avons voulu
faire une évaluation pour trois raisons :
- Nous sommes convaincus quen dix ans la
société a changé.
- Nous sommes aussi convaincus, quaprès dix
ans, il est important de nous réinterroger sur la démarche du congrès La Wallonie au
futur.
- Nous pensons aussi que la Wallonie a fortement
évolué.
Mais il me semble, et permettez-moi de le faire en
tant quancien rapporteur général du congrès La Wallonie au futur, que, si
nous voulons mesurer létape franchie, il est important que je vous rappelle notre
point de départ.
Au départ, en 1987, nous avions fait trois
constats : un constat économique, un constat politique et un constat culturel.

Constat économique
Nous étions, à cette époque-là, en plein
déclin des grands secteurs industriels et en phase de restructuration de léconomie
wallonne. Nous avions en face de nous un nouveau système de développement économique,
basé non plus sur les ressources matérielles mais fondamentalement sur la science, la
technologie, linnovation et la mondialisation des échanges économiques.
La question était "comment la Wallonie va
telle opérer cet ajustement économique au travers de sa politique de
développement ?"
Constat politique
La Wallonie devenait un territoire détat, la
fédéralisation du pays était bien entamée, nous avions un législatif, un exécutif,
un budget, des institutions, une administration et une capacité de décisions. Un nouveau
système dacteurs se mettait en place. Et en jetant un coup dil à cet
auditoire, je peux me rappeler que beaucoup de personnes présentes, nétaient pas,
il y a dix ans, aux prises de ce système dacteurs. Elles le sont aujourd'hui et
assument des décisions et ceci est réjouissant.
La question était "Quels projets pour la
Wallonie ? Quelles institutions pour la Wallonie ? Quelle place de la Wallonie
dans lEurope ?"
Constat culturel
Nous étions convaincus de la nécessité pour la
Wallonie dun projet culturel qui recouvre dailleurs deux réalités
différentes. Dabord, la Wallonie était, à cette époque-là une société
marquée par ses clivages sociaux, ses clivages territoriaux, ses clivages politiques et
idéologiques. Nous étions devant ce que je pourrais appeler limpossible consensus
entre les acteurs, qui conditionnait la mise en uvre dune stratégie de
développement cohérente. A coté de cela, nous avions fait aussi le constat sur le plan
culturel que la Wallonie était privée de sa culture. Le manifeste de la culture wallonne
sétait fait attaquer en tant que manifestation dun repli wallon alors que
cétait tout linverse qui était recherché. Nous pensions, en tout cas en ce
qui me concerne, que la Wallonie souffrait dune identité qui soit une identité
douverture et denracinement. Nous constations aussi en Wallonie une absence de
la production culturelle.
Face à ces trois constats, a germé une idée
centrale derrière un terme un peu barbare : "le nouveau paradigme". Nous
voulions dire une chose très simple : il faut inverser la machine, il faut donner la
priorité à limmatériel. Cela voulait dire donner priorité aux ressources
humaines, à linnovation, à la créativité, à lesprit dinitiative, à
de nouveaux modes de gestion et de fonctionnement des institutions et de la société.
Autour de ce paradigme, nous avions défini trois
grandes idées de base, idées de base sur lesquelles vous allez continuer à travailler
aujourdhui.
Projet de société global
Il faut pour la Wallonie un projet de société
global, c'est à dire qu'il faut considérer la Wallonie non pas comme un territoire
dEtat, non pas par la petite lorgnette de linstitutionnel, mais en tant que
société. Il faut décloisonner les politiques, et cest pour cela que nous avons
consacré nos travaux , à la fois sur un projet économique, sur une stratégie pour
lemploi, sur un projet scientifique et technologique, sur un projet éducatif, sur
un projet culturel, sur un projet de qualité de vie et de bien-être social et sur un
projet institutionnel. Ensuite, nous voulions définir des axes prioritaires daction
et les transformer en propositions des réformes mais nous voulions surtout faire en sorte
que sétablissent entre les structures, des interfaces entre lécole et
lentreprise, entre luniversité et lentreprise, entre les institutions
culturelles et lécole, etc.

Réforme des structures et des modes
d'organisation
Nous étions convaincus que, si nous voulions que
la Wallonie réponde aux exigences de ce nouveau paradigme, il fallait fondamentalement
réformer nos structures, et nos modes dorganisation, les ouvrir à
linnovation, à la responsabilisation, à lautonomie, à la créativité, à
lesprit dinitiative. Nous étions convaincus que cette démarche devait
traverser à la fois lentreprise, lécole, les institutions,
ladministration, luniversité etc.
Association du projet culturel au projet
économique
Nous étions persuadés quil nous fallait
associer, à ce projet économique, un projet culturel. Il fallait dépasser les clivages,
rechercher dun consensus au niveau wallon autour dun projet de société mais
aussi, à travers le projet culturel, réintégrer la production culturelle, le cinéma,
le théâtre, la littérature, lhistoire, dans le projet de développement de la
Wallonie.
Voilà, me semble-t-il doù nous venons.
Nous devons, maintenant, nous réinterroger sur la
validité de la démarche.
Le contexte de la société et de
lEurope qui nous entoure a profondément changé. Je voudrais épingler
quelques nouveaux enjeux et quelques ruptures qui se sont établis par rapport à la
situation dil y a dix ans.
Dabord le chômage persiste et la
prédominance de la problématique de lemploi qui reste cruciale. Nous avions
peut-être trop cru, il y a dix ans, quen faisant de linnovation
technologique, nous allions créer inévitablement des emplois. Nous devons sans remettre
en question cette démarche, constater que la dualisation de la société reste forte.
Ensuite, léconomie s'est globalisée et le
marché unique européen a été créé. Il y a dix ans, nous étions au balbutiement de
la globalisation de léconomie, on nosait même pas utiliser le terme,
maintenant il suffit douvrir la télévision et le journal pour rencontrer cette
réalité. La fluctuation de mouvements financiers à lhorizon de lEurope, la
nouvelle concentration économique avec les phénomènes de délocalisation, ainsi que le
difficile positionnement des petites et moyennes entreprises dans la concurrence globale
sont des réalités.
Troisième enjeu, lélargissement de
lespace européen, les nouveaux pays de lEurope centrale et orientale et tout
ce qui tourne autour de lagenda 2000 devient une réalité. Dans ma fonction,
jai, tous les jours, des sollicitations de création de centres dentreprises,
dinnovation, en Pologne, en Lettonie, en Tchéquie, en Slovaquie, en Ukraine et
même en Turquie. Je constate, en tout cas, quon se trouve dans ces pays en
présence dune population jeune, nombreuse, techniquement bien formée et qui est en
train de sorganiser et de se structurer dans une volonté dentrée dans
lUnion Européenne. Cest une réalité qui nous interpelle. Allons nous être
un frein ou un moteur de cet élargissement.
Quatrième enjeu, je le signale bien quil
soit embryonnaire, on nen parlait pas beaucoup il y a dix ans. Il s'agit de
lémergence, partout en Europe dentreprises innovantes, dentreprises qui
intègrent une innovation; dentrepreneurs, de jeunes ou de chercheurs qui prennent
le goût du risque. Tous les ans dans le réseau que janime, nous créons 250 spin-off
académiques, 200 spin-off industriels, 1500 entreprises. Il s'agit de projets
dentreprises créés, innovants.
Cinquième enjeu : lémergence de
nouvelles régions économiques dynamiques. Cest un phénomène frappant, la
compétitivité européenne ne traverse plus les échanges des états, elle traverse les
échanges des régions. Quotidiennement, des régions sorganisent autour dun
fort consensus territorial, autour dun système dorganisation en réseau de
leurs entreprises, autour de stratégies et de programmes daction. Des régions qui
étaient, hier, stagnantes et déclinantes deviennent des régions en développement. Et
ce phénomène ne fera que samplifier.
Dernier enjeu, non des moindres, lémergence
de la citoyenneté de la société civile. Ce débat-là nétait pas présent dans
nos débats antérieurs, et pour cause, cest un phénomène qui a pris une
expression nouvelle. Dans la vie quotidienne, la recherche dune éthique sociale et
politique prend une importance grandissante.
Voilà toute une série denjeux qui nous
concernent et que nous devons intégrer dans notre projet de société.
Mais il y a aussi une autre question nous
interpelle, à laquelle il est plus difficile de répondre : à partir de ce nouveau
paradigme, pouvons-nous dire aujourdhui que la Wallonie est devenue ou est en
train de devenir une société innovante ? C'est, je crois, la question centrale
des travaux de ce Congrès.
Encore faut-il bien définir ce quon entend
par innovation, et je me permettrai de mappuyer sur ce que je découvre tous les
jours dans la pratique du Réseau européen des centres dentreprises et d'innovation
que jai lhonneur danimer.

Quest-ce qu'innover ?
Première constatation, innover ce nest pas
faire un nouveau produit, innover ce nest pas intégrer de nouvelles machines,
innover cest, avant tout, une démarche à trois composantes que nous pourrions
dailleurs utiliser pour requestionner la société wallonne.
Tout d'abord, l'innovation est un processus global.
Une entreprise qui innove est une entreprise qui accepte que tous les aspects de sa
société soient atteints. Innover ce nest pas de linnovation technologique,
innover c'est questionner son marché, poser le problème du financement, poser le
problème de sa stratégie, poser le problème des technologies existantes et le faire de
manière intégrée. Cest une démarche temporelle.
Ensuite, innover ce nest pas quelque chose
quon acquiert dun coup de baguette magique, innover cest un processus
dapprentissage qui demande fondamentalement un changement de mentalité, des
ruptures dans nos filiations antérieures. Innover demande davoir une démarche
pédagogique.
Enfin, linnovation est une démarche
organisationnelle. Dès lors que vous innovez, vous entrez en coopération avec
dautres acteurs, vous entrez dans la mise en réseaux, dans les partenariats, et, au
niveau d'une société, dans la problématique du consensus. Il faut être attentif au
concept de consensus, il ne s'agit pas du consensus mou et raboteur, homogénéisant, mais
daccepter, avec des intérêts différents, divergents, de trouver un intérêt ou
un dénominateur commun. Si je parle de cette démarche dorganisation, cest
parce que nous savons bien, quune entreprise isolée est une entreprise morte. Nous
devons donc nous poser la question de savoir si une région isolée, qui ne sait pas
contractualiser avec toutes les composantes de sa population, qui ne sait pas se mettre en
réseau européen, qui ne sait pas créer des partenariats dans son système
dacteurs, nest pas aussi une région morte ?
Donc la question centrale qui vous est posée, vous
aurez à y répondre, est de savoir si la Wallonie est, depuis dix ans, traversée de part
en part par cette dynamique nouvelle.
Pour y voir clair, je me suis permis une analyse
des acquis de nos congrès et aussi de leurs points faibles. Ce sont des réflexions
personnelles, elles sont partielles, elles ne sont certainement pas exhaustives, mais je
voudrais les faire aux trois niveaux de notre démarche.
Dabord, au niveau du projet de société,
les acquis de La Wallonie au futur sont triples :
- le discours sur la prédominance de
limmatériel, du capital humain, des ressources humaines est un discours qui est
devenu dominant.
- l'idée d'avoir une vision globale du devenir de la
société wallonne a été intégrée par les politiques et les décideurs wallons.
- louverture à lEurope. Il suffit de voir
le travail que la Wallonie fait et a fait à travers des échanges, notamment des
échanges trans-régionaux.
Au niveau du projet de société, les grandes
orientations de notre congrès sont entrées dans le débat politique. Prenons l'exemple
de la formation en alternance, du rôle des PME dans le développement économique, de
limportance d'une identité culturelle positive en Wallonie.
Mais si nos orientations sont certes entrées dans
le débat politique, notre point faible cest que nos propositions de réformes ne
sont cest une opinion personnelle suffisamment ancrées dans les
politiques concrètes. Et je voudrais pointer quelques exemples :
- L'éducation, nous avons parlé du pilotage, de
l'importance de la pédagogie mais qua-t-on fait au niveau de léducation et
des problèmes ? Si je regarde les interfaces entre luniversité et le monde
économique, ils se sont développés, mais ils sont quand même restés très
embryonnaires. Comparons avec luniversité de Birmingham qui était dans un contexte
difficile et où en cinq ans on a créé cent spin-off académiques. Le même
scénario a eu lieu à Nancy et dans dautres pays dEurope. Combien de spin-off
académiques avons-nous, combien de chercheurs ont pris le risque de faire ce pas ?
- Le plan culturel : on a un grand débat sur
lidentité de la Wallonie, mais où sont les structures dencadrement de la
production culturelle, où est le lien entre la production des artistes et la production
de la culture ? Là, je dois reconnaître que nous ne sommes nulle part.
- La faiblesse de lesprit dinitiative. Je
constate, comparé à dautres régions, que lesprit dinitiative en
Wallonie est resté faible. Et je crois que, sil est resté faible, cest parce
quil nest pas assez entré dans nos écoles, dans nos formations.
Ensuite, analysons nos acquis et nos faiblesses au
niveau de lorganisation et de la mise en uvre des politiques.
Les acquis sont la volonté de concertation au
niveau wallon volonté de concertation des acteurs décisionnels, politiques,
économiques, culturels. Des structures, des lieux de concertations ont été mis en
place, que ce soit au niveau du conseil économique et social de Wallonie ou par la
création de lobservatoire wallon. La recherche dun consensus social
sest faite. La Wallonie a pris conscience, en tout cas au niveau de ses
entrepreneurs, et des organisations syndicales, quil était important dessayer
davoir une vision commune sur son devenir mais il y a, dans ce domaine aussi, des
points faibles. Jen citerai quatre :
- les politiques alors que nous voulions un
projet global, un décloisonnement des politiques - sont restées trop cloisonnées, elles
sont encore trop souvent les chasses gardées des ministres et des administrations;
- la démarche des politiques est restée trop
centrée sur le court terme. Il y a un grand décalage entre le discours du politique et
les actions. Les projets sont dispersés, on ne raisonne pas en terme de programme
daction. Qui dit programme, dit objectif, budget, maîtrise du temps, et, bien sûr,
démarche intégrée;
- si le consensus wallon est en marche, il me semble
quil reste encore trop souvent freiné par le clientélisme politique, qui souvent,
reste le vecteur central de la décision;
- enfin, je pense aussi et le
ministre-président du gouvernement wallon la dit aux Fêtes de Wallonie que
les grands clivages qui traversaient la Wallonie ne sont pas totalement dépassés, que ce
soit des clivages sous régionaux ou des clivages idéologiques.
Enfin, nous devons aussi avoir le courage de poser
le problème de la démarche La Wallonie au futur. J'y vois une série de
points forts mais aussi de points faibles. Ainsi comme points forts, notons :
- tout d'abord la démarche interdisciplinaire, on
la voulue, et on a bien fait de la faire;
- ensuite la volonté de construire un consensus entre
les décideurs
- enfin, le pluralisme, nous avons souhaité avoir une
vision non cloisonnée des politiques, il faut continuer, il faut avoir la volonté de
construire un consensus entre les décideurs.
Ce dernier point fort induit un de nos points
faibles : on nous reproche parfois davoir eu une approche trop élitiste, trop top-down
du haut vers le bas et pas bottom-up du bas vers le haut. Cela
a été un choix, déterminé par les constats que jai mentionné au début de mon
exposé. Nous pensions, au moment où le déclin industriel devait être maîtrisé, où
la Wallonie comme territoire détat se dotait dinstitutions, quil était
important davoir un projet culturel. Il nous semblait important dagir en
priorité vers les décideurs plutôt que vers la société civile. Il faudra voir comment
le débat de la société civile qui reste marginale dans nos travaux puisse
sintégrer.

Deuxième point faible, nos propositions
dactions sont restées trop générales. Je faisais le reproche au monde politique
de ne pas traduire assez ses idées dans des programmes dactions. Je pense que nous
aurions dû, nous-mêmes, nous situer au niveau de la mise en place dun programme
dactions. Plutôt quun grand projet idéal de la Wallonie sur 50 ans, je
préfère un programme dactions sur 6 ans, mais qui engage tous les acteurs,
contractuellement.
Autre faiblesse de notre démarche : la
frilosité avec laquelle nous sommes intervenus auprès des détracteurs décisionnels.
Nous avons peut-être cru trop naturellement quil nous suffisait dobtenir de
temps en temps des assises, de publier 2500 pages de réflexions et de propositions pour
croire que le monde des décideurs auquel nous nous adressions allait changer. Là aussi,
nous sommes interpellés pour savoir comment faire pour quil change.
Enfin, je terminerai en disant qu'il y a ce débat,
cet enjeu de la société civile que nous devons essayer de mettre au centre de notre
réflexion.
Voilà quelques-unes des réflexions que je voulais
faire en terme de balisage de nos travaux.
Jaurais quatre vux à faire :
- Soyez autocritiques, plus que je ne lai été.
- Soyez prospectifs.
- Soyez innovant.
- Et surtout, soyez interpellant.
Ce congrès, si je le compare à celui de 1987 est
une innovation. Pour la première fois dans lhistoire de la Wallonie, des décideurs
politiques, économiques, sociaux acceptent de venir ici, non pas pour assister à nos
travaux, mais comme acteurs, comme participants, pour être interpellés. Je crois que le
succès de cette interpellation dépendra de vos travaux, bon courage, et bonne chance.
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