Christian Panier
Directeur à la Fondation Roi Baudouin
Nétant pas un acteur de culture au sens
usuel du terme, comme Jean-Jacques Andrien, ni professionnellement en première ligne,
comme Henri Ingberg, je ne suis, somme toute, quun consommateur et, si j'ai été
jadis et occasionnellement un acteur, cest en réalité un candide qui
sexprime.
Ce qui m'a frappé dans la lecture du document
préparatoire à nos travaux, c'est combien, en dehors du chapitre qui est spécialement
consacré à la culture, il y a des indications qui semblent devoir être mises en réseau
avec cette problématique "culture, habitudes sociales, patrimoine".
Tout d'abord, j'ai relevé que, au travers de ce
qui a été recueilli chez les personnes entendues, ces décideurs évoquent comme sujets
qui les préoccupent, dans l'ordre suivant : l'économie, la culture et l'éducation.
Par contre, les personnes interrogées par écrit
parlent de l'économie, de l'éducation, de l'emploi et, bien après, de la culture. Les
239 candidats à l'opération Traceurs de lendemains de la Fondation Roi Baudouin
parlent, quant à eux, de l'emploi, du cadre de vie, du développement scientifique, de la
technologie, des institutions, de l'enseignement, de la formation continue mais pas de la
culture.
A la lecture du document préparatoire, j'ai par
ailleurs perçu tout le problème de la disqualification du non-marchand dans notre
société. Dans une société qui est dominée par l'économie de marché et par des
logiques qui sont des logiques de profit et de rentabilité, comment faire pour que la
démarche culturelle, qui n'est pas nécessairement réductible à ces logiques, puisse se
déployer dans toute la richesse de sa diversité sans quune partie importante des
activités et des initiatives soient subsidiées avec de largent public ?
Quelle place accepte-t-on de redonner, dans le discours politique, dans le discours des
culturels, au rapport entre la culture et l'argent ? Quelle place accepte-t-on de
donner à la dimension non-marchande de cette activité ? C'est aussi applicable à
l'enseignement, à la justice
.
A propos du dogme de l'esprit
"entrepreneurial" quil faut, dit-on, favoriser par une culture du risque
pris et donc aussi par une acceptation de l'échec on ne peut valablement
encourager à la prise de risque que si on a aussi un autre regard sur l'échec , ce
schéma ne serait-il pas également applicable à toutes les initiatives culturelles,
quelles qu'elles soient ? Il ne faut pas toujours penser dans le secteur culturel en
termes de rentabilité économique, ce qui ne l'exclut pas pour autant. Il faut peut-être
trouver des balances entre ce qui peut être rentable et ce qui l'est moins, financer les
secondes en partie par les premières mais aussi accepter que de l'argent, notamment
public, soit investi dans des initiatives culturelles sans qu'on puisse avoir une totale
garantie de return. Peut-être faut-il prioritairement favoriser les audaces dans
les limites des moyens disponibles.
Il y a une autre problématique qui se pose à
nous, si nous voulons réfléchir globalement sur la culture en décloisonnant le débat
et en ne faisant pas que de la culture "cultureuse" : c'est tout le
problème du "temps choisi". Est-ce qu'il n'y a pas un terrible enjeu en termes
d'investissement sur le culturel, dès le moment où nous pouvons raisonnablement prévoir
que nous allons devoir permettre à tous de gérer le temps choisi, probablement beaucoup
plus demain qu'aujourd'hui, pour éviter, non seulement que le temps choisi ne soit
reconverti en économie souterraine, mais pour éviter aussi que le temps choisi ne soit
uniquement récupéré dans un circuit à la pure et à l'unique rationalité économique,
c'est-à-dire dans une démarche de fuite en avant de type purement consommatrice ?
Il ma été agréable de lire qu'il fallait
saisir la chance des nouvelles technologies de l'information et de la communication, parce
qu'elles pouvaient être un vecteur de valeurs positives et on citait : tolérance,
ouverture, curiosité intellectuelle, inventivité, lieu d'échange et de partage. Là
aussi, il y a, à lévidence, un considérable enjeu culturel. A travers tout ce qui
est technologie de la communication, internet, etc., nest-il pas possible
davoir une démarche non uniquement utilitaire mais par laquelle puisse aussi passer
une dimension culturelle, une communication non exclusivement instrumentale ?

J'en viens à présent au chapitre de l'éducation.
Est-ce que tout ce qui est dit dans le document préparatoire sur l'éducation il
faut qu'elle soit de plus en plus interdisciplinaire, il faut qu'elle soit humaniste, il
faut qu'elle fasse place à l'éducation civique, il faut revenir à une culture
générale ne nous renvoie pas au constat quon en est finalement arrivé,
par défaut de vigilance culturelle, à fabriquer des gens hyper-pointus mais qui vont se
périmer très vite car ils n'ont pas reçu les bases qui leur permettent une ouverture et
une reconversion. Et c'est un peu la même chose qui risque de sobserver en termes
de culture, si lon ny prend garde : s'il est un lieu et un secteur dans
lesquels on est presque contraint, si on veut avoir un résultat qui soit estimable, de
travailler dans l'interdisciplinaire tout le temps, c'est bien le domaine de la culture.
Quand, dans une école, on donne à voir un grand classique du répertoire théâtral et,
un peu plus tard une pièce dialectale en wallon, je crois qu'on amène tous ceux qui y
assistent à faire de l'interdisciplinarité sans même qu'ils s'en rendent compte. C'est
extrêmement profitable pour la structuration de leur rapport futur à la société
concrète et donc, aussi, à la culture.
Dans le rapport préliminaire à nos travaux,
jai souligné cet autre passage très stimulant où il est question de
limportance du lien et du rapport étroits, entre "racines et
universalité". Je pense que cela est essentiel pour parvenir à résoudre, autant
que faire se peut, les questions que l'on peut se poser en termes de spécificité ou non
de la culture wallonne et donc didentité wallonne ? Faut-il absolument créer
de l'identité wallonne par décret ? Ou bien, ces notions d'enracinement et
d'universalité ne nous renvoient-elles pas à l'image de l'arbre, à laquelle je
tiens : si vous voulez vraiment qu'une ramure énorme se développe, qui vous
permette dêtre en situation de capillarité vis-à-vis de tout ce qui vous entoure,
vous savez très bien qu'il vous faut des racines par dessous, qu'on ne voit guère, mais
qui sont indispensables et qui doivent être, elles aussi, profondes et robustes.
Quand on me demande sil y a une culture
wallonne, j'ai envie de dire que je nen sais rien sur le mode du présupposé, voire
de la présomption. Mais, par contre, que quand je vois un film de Jean-Jacques Andrien ou
d'autres cinéastes de chez nous, je me dis qu'effectivement, c'est quelque chose qui est
d'ici et que ça ne ressemble pas à autre chose, quelque correspondances que jy
décèle; quand je lis Hôpital, silence de Nicole Malinconi, je me dis : ce
livre est d'ici, je ne suis pas sûr qu'une Française aurait écrit le même livre, ni
même une Belge qui naurait pas vécu plusieurs années en Italie; pourquoi, je n'en
sais rien; peut-être parce que, précisément, il y a des racines et que c'est par ces
racines-là, parce qu'elles sont fort profondes, qu'on sait qu'elles sont là mais qu'on
ne se focalise pas sur elles sur le mode hystériquement identitaire du repli, qu'elles
produisent une littérature ou un cinéma universels.
Il est donc, selon moi, primordial d'articuler
racines et universalité et de le faire spécialement par le biais de l'école, par une
sensibilisation à la culture, en ramenant la culture à l'école sous toutes ses formes,
sans minimiser ni négliger, en ce domaine, la place de la société civile dont Michel
Quévit disait qu'elle a peut-être été l'oubliée des travaux menés jusqu'à présent
dans le cadre du congrès permanent La Wallonie au futur. Il reste bien des
chantiers
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