Évolution de la notion
de solidarité à travers 50 ans de sécurité sociale
Pierre Reman
Responsable du Service
"Formation - Education - Culture" de la CSC
Comment
reconstruire une conception du "progrès" qui en cette fin de siècle,
ait la même force que lorsque, au début du siècle, il s'agissait
d'intégrer le prolétariat dans la société et de lutter pied à pied
pour diminuer le malheur et l'injustice ? Cette question de Michel
Rocard
(1)
mérite de figurer au coeur d'une évaluation indispensable à faire
après les négociations infructueuses pour conclure un pacte social
et la promulgation, par le gouvernement d'un Plan global en 1993.
Poser cette question
fondamentale conduit à redéfinir le contenu de ce que l'on attend par progrès et
solidarité mais aussi les formes et les procédures d'une reconstruction qui se
cherche. Cela signifie que l'on ne limite pas à confiner le débat dans les
limites de la réflexion économique mais qu'on lui permette de se déployer dans
les domaines politiques et culturels. Prenons, par exemple, la situation
présente: la question la plus importante ne se réduit pas à savoir comment
équilibrer le budget de la sécurité sociale qui affiche, en 1995, un déficit de
quelque 14 milliards de francs. C'est beaucoup, mais ce n'est pas même 1% du
budget. C'est 1400 francs, par personne et par an pour une population qui
économise 20% de ses revenus. Mais, ce problème est important, non seulement
parce que l'on annonce pour 1996 un déficit de 45 milliards mais aussi parce
qu'il est politique et culturel car l'effet ou la fonction de ce déficit et des
contraintes qui l'accompagnent est de conduire à des réformes fondamentales qui
touchent à la cohésion sociale et à l'exercice de la démocratie.
Un détour par l'ancien
pacte et son évolution permettra de saisir quelques enjeux actuels.(2)
Le pacte social de 1944.
Qu'elle était la
conception du progrès traduite par le pacte social de 1944 ? Le pacte social de
1944, appelé plus exactement projet d'accord de solidarité sociale, traduisait
une conception du progrès selon laquelle la bonne marche des entreprises
conjuguée à une importante redistribution des revenus constituait la meilleure
garantie de la prospérité. La forme du compromis Que les économistes de la
régulation ont appelé fordiste passa, en Belgique par la reconnaissance
mutuelle, dans une logique de partenariat conflictuel, des organisations
syndicales et patronales, les syndicats ayant accepté l'autorité légitime des
chefs d'entreprise et par là même, les règles de fonctionnement de l'économie de
marché et les employeurs le fait syndical, c'est à dire le principe de la
négociation collective comme mode de décision dans les matières qui concernent
les salaires, les conditions de travail et la redistribution des revenus.
Ce compromis reçut la
caution du gouvernement et se confirma et se perpétua à travers le développement
d'une politique contractuelle qui s'exprima dans différents lieux: conseils
d'entreprise (1945), conseils de sécurité et d'hygiène(1945), commissions
paritaires (déjà en place avant-guerre), le Conseil central de l'économie
(1948), le Conseil national du travail (1952) et les multiples organes de
gestion de la sécurité sociale. C'est ce qu'on a appelé le "modèle social
belge", c'est à dire un modèle de décision sociopolitique partagé entre le
pouvoir politique, au sens strict, et des organisations représentatives pas
seulement des intérêts de leurs mandants mais aussi de l'intérêt général.

La notion de solidarité
dans le projet d'accord de 1944.
Dans le titre du pacte
conclu entre les interlocuteurs sociaux, la notion de solidarité est présente
puisqu'il s'agit d'un projet d'accord de solidarité sociale: la notion de
solidarité figure dans le titre du pacte conclu entre les interlocuteurs
sociaux. De quoi s'agissait-il ? Il s'agissait de" prendre dès le retour du pays
à l'indépendance une série de mesures d'urgence propres à réparer les misères
subies pendant l'occupation par la grande masse des travailleurs salariés. Ces
mesures d'urgence visent le régime des salaires, l'instauration d'un système
complet de sécurité sociale reposant sur la solidarité nationale et la
restauration ou l'instauration des méthodes de collaboration paritaire entre
organisations d'employeurs et organisations de travailleurs."(3)
Dans les faits, les
dispositions prises pour construire le système de sécurité sociale se sont
inscrites dans la logique bismarckienne des assurances sociales. Il s'agissait
de reconnaître et de fonder un système de solidarité sur une série de risques
sociaux c'est à dire d'évènements dommageables dont il est difficile d'établir
une responsabilité et d'en socialiser la couverture par un prélèvement de
cotisations sociales à charge des travailleurs et des employeurs. Dans un
système bismarckien, la solidarité est à la fois horizontale et verticale: elle
s'opère à l'intérieur des mêmes catégories sociales en fonction des risques et
des charges ( des bien-portants vers les malades ou des familles et personnes
sans enfant vers les familles avec enfants par exemple) mais elle procède aussi
à une réduction des inégalités de revenus car les cotisations sont calculées en
fonction des revenus du travail et les prestations sont octroyées soit
forfaitairement soit en fonction des risques et en proportion du salaire perdu
mais à l'intérieur d'une fourchette située entre des minimas et des plafonds.
Le modèle bismarckien
implique aussi le paritarisme dans la gestion des caisses de sécurité sociale et
bien souvent l'existence de différents régimes dont les plus importants sont le
régime des salariés, le régime des indépendants et enfin le régime des agents de
l'État.
L'autre modèle est le
modèle beveridgien, du nom du Lord anglais qui a conçu le système britannique de
sécurité sociale qui s'est déployé après la guerre. Il s'agit de construire un
système global de protection qui ne vise pas à prendre en considération la
différence de statut entre les citoyens. C'est le principe d'universalité qui
s'applique à une communauté de citoyens et pas à une communauté de travailleurs.
L'autre grand principe et le principe d'uniformité en vertu duquel les
prestations sont forfaitaires. Si dans le modèle bismarckien l'objectif est
d'assurer un certain niveau de vie la finalité du modèle beveridgien consiste à
garantir une protection minimale de base, l'amélioration éventuelle du niveau de
protection étant laissée à la libre appréciation des individus. Le troisième
principe du modèle beveridgien est le principe d'unicité. En vertu de ce
principe,les différentes branches de la sécurité sociale constituent un seul
système national de protection et est confié à l'administration publique sous la
responsabilité d'un seul ministère. Le dernier principe est le principe
d'intégration qui vise à associer l'assistance sociale et la sécurité sociale et
à les intégrer dans l'ensemble des politiques sociales.
Pourquoi la Belgique
a-t-elle opté pour le modèle bismarckien ? Principalement par pragmatisme: il
existait déjà des lois sociales et les décideurs ont préféré les rendre
obligatoires quand ce n'était pas le cas et développer celles qui l'étaient
insuffisamment et de fixer un cadre global : l'ONSS. Quant à savoir si le
rapport beveridge était connu par les interlocuteurs sociaux lorsqu'ils
négociaient dans la clandestinité, la controverse n'est pas éteinte entre ceux
qui affirment que le rapport a été parachuté d'Angleterre et ceux qui disent le
contraire. Il est clair aussi que les principes du plan beveridge rentraient en
contradiction avec le pluralisme institutionnel auquel tiennent plusieurs
acteurs sociaux et politiques importants.(4)
La dimension régionale du
problème était-t-elle déjà présente à l'époque ? Apparemment oui, si l'on
considère que dès 1949, un homme politique comme Léon-Eli Troclet consacrait un
chapitre de son livre traitant des problèmes généraux de la sécurité sociale au
contentieux wallo- flamand et écrivait cette phrase prémonitoire: "des faits
statistiques ne doivent pas se traduire en reproches". De quoi s'agissait-il ?
Principalement du système de compensation nationale dont le taux était de 100%
pour le chômage et les allocations familiales." Personne, notait Troclet, dans
aucune région du pays qui ne regrettera le chômage dont souffre la partie
flamande et certainement personne ne songe dans le pays à porter atteinte à la
compensation intégrale, et par conséquent nationale, qui joue en ce qui concerne
les cotisations d'assurance contre le chômage involontaire et, à titre
complémentaire, en ce qui concerne les prélèvement sur produits des impôts pour
garantir à tous les indemnités de chômage réglementaires. On sait seulement que,
présentement, les charges de chômage se répartissent approximativement par 7/8
pour la région flamande et 1/8 pour la région wallonne."(5)
En ce qui concerne les
allocations familiales, Troclet estimait que si la compensation s'effectuait sur
le plan régional et non national, la compensation se clôturerait par un déficit
trimestriel de 55 à 60 millions, tandis que la compensation wallonne produirait
au contraire un boni trimestriel du même ordre."(6)
Par contre, "les risques
industriels, maladie et invalidité , représentent des charges plus importantes
en Wallonie qu'en Flandre en raison de la nature même des industries dans les
deux régions" mais la compensation pour ce secteur n'était que de 10%. Il est
certain conclut Troclet, que si la Belgique était organisée en état fédéral, ou
si sa structure correspondait à celle d'une confédération d'états, on pourrait
rationnellement défendre l'idée d'une organisation de la sécurité sociale à
l'intérieur de chacun des états confédérés, de même qu'on pourrait soutenir
l'idée du maintien de l'organisation unitaire actuelle. Mais on pourrait
également prétendre qu'au lieu d'organiser une compensation intégrale sur le
plan national, il serait préférable d'assurer la compensation par régions. Dans
le système conçu en France, des caisses fonctionnent par département, mais la
vraie compensation n'existe que par régions économiques ou géographiques. Ce ne
sont toutefois que des compensations au premier degré, et une compensation au
second degré fonctionne sur le plan national. Et nous croyons effectivement que
dans nos pays européens, la compensation doit s'effectuer dans le cadre de l'Etat,
car la Sécurité sociale devient un des éléments importants de l'économie
nationale."(7)
De fait, il les réalités
statistiques occasionnèrent finalement que peu de reproches car la sécurité
sociale s'est construite sur la base d'une communauté de travail et non pas sur
des critères communautaires et progressivement la compensation fut totale pour
tous les secteurs.

L'expansion du système.
Malgré les multiples
conflits qui accompagnèrent l'évolution ce compromis de type social- démocrate,
l'intégration de la classe ouvrière à la société se réalisa dans une société de
plus en plus redistributive (pendant 30 ans, le taux de croissance des
transferts a été le double du taux de croissance du PIB), l'objectif étant pour
le mouvement ouvrier d'octroyer aux travailleurs et à leur famille un pouvoir
d'achat suffisant pour pouvoir accéder au marché des biens et des services, de
développer des fonctions collectives (santé, éducation, logement, protection
sociale...) et de garantir à celles-ci une accessibilité maximale. Ces années
furent celles de l'expansion de la sécurité sociale et de la protection sociale:
extension de la protection sociale quasiment à l'ensemble de la population ,
indexation des prestations et adaptation au bien-être, amélioration de la
nomenclature des soins médicaux etc. Pour bon nombre de sociologues, la société
a changé progressivement de morphologie avec le développement d'une importance
classe moyenne salariée, l'image de la poire remplaçant progressivement l'image
de la pyramide.
Cette évolution sociale a
été compatible et même constitutive d'un modèle de croissance fordiste fondé
l'augmentation des niveau de vie, la redistribution des revenus, la
modernisation des entreprises et l'augmentation constante de la productivité.
La sécurité sociale dans
la crise.
Fin des années 1970 et
surtout au début des années 1980, le compromis social fut mis à mal pour
différentes raisons. D'abord, des raisons économiques et financières: il fut
manifeste que le cadre économique de la décision politique n'était plus
pertinent s'il se limitait aux seules frontières du pays. L'internationalisation
des échanges bouleverse fondamentalement les conditions de fonctionnement des
compromis sociaux-démocrates. En outre, l'Etat qui constituait un des éléments
centraux de réalisation du compromis est devenu un facteur problématique dès le
moment où son endettement et les charges d'intérêt qui en résultent lui
suppriment les marges de manoeuvre nécessaires pour faciliter le compromis. On
connaît la suite: dès le début des années 1980,la dévaluation et les mesures
d'accompagnement ont été la manifestation d'un abandon de la philosophie du
compromis à la fois dans ces visées et dans ces formes.
Il ne s'agissait plus de
favoriser la croissance et d'intégrer les plus faibles dans la société mais de
donner la priorité à la profitabilité des entreprises pour qu'elles soient le
mieux armées pour la compétition internationale quitte à ce que le tribut à
payer pour faire la guerre économique se traduise par une extension de la
vulnérabilité pour des couches de plus en plus importantes de la population et
l'exclusion des plus faibles. Échecs successifs de plusieurs tentatives
d'accords interprofessionnels, pouvoirs spéciaux, non respect des règles de la
concertation dans la sécurité sociale, les formes du compromis n'ont pas résisté
non plus au néo-libéralisme qui se présentait comme l'alternative à la
sociale-démocratie.
Pour les néo-libéraux, la
crise de la sécurité sociale est foncièrement une crise d'efficacité. Se
refusant de placer le débat sur le plan des valeurs, et acceptant donc que les
droits sociaux fassent partie des droits de l'homme à côté des droits civiques
et politiques, ils placent sous le feu de leurs critiques les "effets pervers"
des politiques redistributives gérées selon les principes des assurances
sociales. Ces politiques, selon eux, ne sont pas suffisamment sélectives et
n'atteignent pas le but de supprimer la pauvreté, elles supposent une
bureaucratie lourde et coûteuse, elles donnent pas suffisamment de
responsabilité aux individus et à tous les intervenants qui agissent sur la
scène sociale et enfin elles n'incitent pas ni au travail ni à l'épargne.
L'alternative libérale consiste à individualiser et à privatiser au maximum la
sécurité sociale quitte à créer un système d'impôt négatif pour les plus
démunis. Certes, la question de l'efficacité n'est pas posée uniquement dans la
pensée libérale. Ainsi, par exemple, les conséquences de différents modes de
prélèvements de cotisations sociales sur l'emploi font l'objet d'analyse et de
propositions dont toutes ne sont pas d'inspiration libérale.
La crise de légitimité
constitue la troisième dimension de la crise de la sécurité sociale, une des
plus importantes selon P.Rosanvallon
(8). Cette
crise de légitimité peut s'expliquer par des sentiments qui se sont exprimés au
sein de la classe moyenne. Un sentiment de déception vis à vis des mécanismes
d'intégration confrontés à une demande moins d'égalité et plus de sécurité. Dans
une société où la vulnérabilité sociale et l'exclusion augmente, une politique
de garantie des ressources déçoit si elle se limite à laisser aux citoyens comme
seules formes de participation, le droit de vote et celui de consommer un
minimum. Le deuxième sentiment est celui du doute face à des mécanismes généraux
et abstraits qui semblent avoir évolué sans grands débats ni tensions ni
compromis bref d'une façon mécanique et froide. Cette crise de légitimité a
frappé aussi le modèle de gestion paritaire et ses acteurs présentés par leurs
adversaires comme des "lobby" qui détournent l'intérêt général et celui du
citoyen à leur propre profit. Tout ceci se produisant aussi dans un contexte où
se développent de plus en plus d'informations sur les individus et les
catégories sociales: transferts entre régions, transferts entre générations,
discrimination entre les hommes et les femmes, profils médicaux etc ...
Pour Pierre Rosanvallon,
on assiste à un déchirement du voile de l'ignorance qui peut conduire à des
désagrégations du social si l'on accompagne pas cette connaissance d'un sens
plus fort de la collectivité
(9).
Le débat communautaire
a-t-il interféré ces questions ? En partie en tout cas. Il est clair que le
déficit des finances publiques a exacerbé les tensions entre les acteurs pour ce
qui concerne la répartition territoriale des ajustements. La question de
l'efficacité n'échappa,non plus, aux tensions communautaires lorsque la presse
révéla que la sécurité sociale pouvait à certains moments rendre le revenu moyen
dans la région la plus riche au départ, inférieur à la région la plus pauvre. La
crise de légitimité ne fut pas absente, non plus du débat entre wallons et
flamands. Dès le moment où les flamands veulent créer un état sur base
communautaire, la culture et la langue faisant le lien social principal, la
solidarité basée sur le travail pose problème et présente moins d'attraits
qu'une sécurité basée sur la citoyenneté. C'est moins la cas en Wallonie où
l'identité est encore fortement marquée par les luttes sociales liées a
l'industrialisation et par conséquent à la sécurité sociale.

La Sécurité sociale
après le plan global de 1993.
Les limites de ce travail
ne nous permettent pas de revenir en détail sur les décisions et les résultats
du plan global de 1993. Les questions qui ont été posées à cette époque restant
d'actualité (10).
Il y a d'abord la liaison
entre la sécurité sociale et l'emploi. Vaste problème qui touche à la question
de savoir dans quelles mesures le mode de prélèvement des cotisations sociales
basé principalement sur les salaires est défavorable à l'emploi et sachant aussi
qu'une bonne politique de redistribution des revenus peut avoir des effets
favorables pour lutter contre le chômage keynésien lié à l'insuffisance de la
demande. Si l'on est convaincu du bien fondé de la diminution de la baisse des
cotisations sociales comme mesure en faveur de l'emploi, il reste à savoir
quelles mesures prendre pour maintenir intact le rendement du financement de la
protection sociale.
Depuis 10 ans, le
financement de la sécurité sociale a été une véritable plasticine : tantôt les
cotisations patronales ont été diminuées pour stimuler l'embauche (de 1980 à
1984) tantôt les subventions de l'État ont été rabotées pour diminuer le déficit
du pouvoir central (de 1984 à 1992). La tendance actuelle, telle qu'elle s'est
dessinée dans le plan global et confirmée par la suite, va dans le sens d'une
nouvelle vague de diminution de cotisations pour tenter de garantir la
compétitivité des entreprises face à ces principaux concurrents et/ou favoriser
l'embauche en particulier des jeunes et des moins qualifiés. Le pari de faire
lien entre une diminution des cotisations sociales, la défense de l'emploi des
travailleurs les plus exposés et une plus grande participation de l'ensemble des
revenus à l'effort redistributif constitue une piste intéressante d'une
politique de financement intégrée qui tienne compte à la fois des données liées
à l'internationalisation de l'économie mais aussi d'impératifs sociaux tels que
la défense de l'emploi des moins qualifiés et une meilleure redistribution des
revenus.
Cependant, on a bien du
constater qu'il y a une marge entre la théorie et la pratique. On doit bien le
constater, à la lecture du rapport du Bureau du plan évaluant l'efficacité des
mesures prises pour l'emploi. Face aux 45 milliards dont ont bénéficié les
entreprises, l'emploi n'a augmenté que de 11000 unités, les effets d'aubaine et
de substitution ayant été très importants
(11).
Une deuxième question
concerne les pratiques de sélectivité et l'équilibre entre la redistribution
horizontale et verticale des revenus. Concrètement, la question est savoir si il
convient de rendre prépondérante une logique d'assurance ou au contraire une
logique de garantie de ressources minimales aux familles ce qui implique un
recours à des enquêtes sur la composition de la famille et ses revenus. Faut-il,
en d'autre termes que la redistribution se réalise, non seulement à travers un
financement qui tienne compte des différents niveaux de salaires mais aussi à
travers des prestations dont le montant pourrait varier en fonction des revenus
? C'est déjà le cas dans les soins de santé avec la franchise sociale et ce
serait le cas des allocations familiales si on en module le montant en fonction
des revenus du ménage. La tarification comme instrument de redistribution mérite
un grand débat car entre l'innovation dans les politiques redistribution et le
retour à des pratiques d'assistance, la ligne de crête est étroite et peut
conduire tout droit à des pratiques d'assistance.
Si l'État est davantage
sollicité, estime Peter Praet, il y a lieu d'en modifier la philosophie de
financement: "la charge de la preuve est progressivement inversée. Les citoyens
doivent de plus en plus démontrer qu'ils éprouvent un réel besoin. Nous passons
d'un système de masse, d'inspiration socialiste, où il suffit de remplir
certaines conditions pour obtenir une allocation, à un système qui aide les
personnes en fonction de leur situation"
(12). Si
cette transition est bien réelle, elle ne peut pas faire l'économie d'un débat.
Une autre question n'est
pas moins importante. Il s'agit à l'intérieur de mécanismes généraux et
abstraits de solidarité d'introduire une personnalisation et une
contractualisation de l'aide sociale. Il s'agit, par exemple, du plan
d'accompagnement des chômeurs ou des contrats d'insertion sociale et
professionnelle pour les jeunes bénéficiaires du minimum de moyens d'existence.
Face à cette nouvelle forme de politique sociale, on trouve deux position
tranchée , celle positive devant l'émergence d'une magistrature sociale veillant
à la qualité des contrats d'implication et celle, plus pessimiste, qui ne voit
dans les politiques dites de discrimination positive que la face cachée d'une
stigmatisation négative de la personne ou des groupes
(13).
La quatrième question
concerne ce que l'on a appelé la redéfinition de la sécurité sociale et sa
structuration en deux piliers. On trouvait dans le plan global, une volonté
d'adapter la structure de la sécurité sociale de manière à faire une distinction
plus précise entre les risques liés au travail (incapacité de travail, chômage,
retraite) et les risques généraux (soins de santé et allocations familiales).
Dans les secteurs liés au travail, pouvait-t-on lire dans le plan global, la
prestation doit, en principe, être basée sur un droit individuel qui peut être
modulé en fonction de la composition familiale et des revenus. Par contre, les
secteurs de la sécurité sociale couvrant des risques généraux seront
progressivement harmonisés afin d'assurer à terme une couverture équivalente de
ces risques pour l'ensemble de la population. En clair, il s'agit de maintenir
une solidarité basée sur la travail pour les revenus de remplacement et fonder
la solidarité sur la citoyenneté pour les allocations familiales dont l'octroi
deviendrait un droit de l'enfant ainsi que pour les soins de santé. Cette
volonté de progresser dans l'universalisation de la protection sociale en
matière d'allocations familiales et de soins de santé n'a pas fait l'objet d'un
consensus entre les interlocuteurs sociaux car cela postule que plusieurs
questions soient résolues à la fois. La première concerne le financement : en
pure logique, des prestations universelles doivent être financées par l'impôt,
alors qu'actuellement ces deux secteurs sont financés principalement par des
cotisations sociales. La deuxième question concerne les prestations.
Actuellement, celles-ci varient en fonction des régimes, la couverture sociale
des salariés étant plus importante que celle des indépendants. Quel va être le
modèle de référence ? Celui des salariés, ce qui suppose que l'on augmente les
recettes pour couvrir l'amélioration de la couverture sociale des des
indépendants ou celui des indépendants ce qui revient à privatiser une partie de
la sécurité sociale et en particulier l'assurance soins de santé pour les petits
risques. La troisième question concerne la gestion paritaire: celle-ci perdrait
de sa légitimité dès l'instant où le financement se ferait par le seul canal des
moyens généraux.
On conclura en disant que
la distinction entre risques généraux et risques liés au travail peut avoir des
incidences sur le débat communautaire. En effet, les acteurs favorables à la
fédéralisation partielle de la sécurité sociale estiment pour la plupart d'entre
eux qu'il n'est pas logique ni cohérent de laisser les soins de santé et les
allocations familiales dans le domaine de compétence de l'état central alors que
la politique familiale et la politique de santé constituent des compétences
dévolues aux communautés
(14) Une
distinction formelle peut cacher des intentions politiques mais ayons la sagesse
de ne pas désigner inutilement des boucs émissaires.

Conclusion
De 1944 à 1993, la notion
de solidarité reste fondée sur des assises sociologiques fortes: la société a
profondément changé mais elle constitue à produire de la richesse et de la
souffrance sociale, celle que l'on connaît bien, chômage, accidents, incapacité
de travail, maladie et celle qui se développe comme la dépendance et
l'exclusion. Dans beaucoup de domaine, cette souffrance restera abordée dans les
catégories du risque et donc de l'assurance. Cependant, on n'évitera pas à se
poser trois grandes questions, la première concerne l'attribution des parts
entre le secteur public et le secteur marchand, la seconde a trait aux finalités
et modalités de redistribution des revenus et enfin la troisième a trait au
degré de centralisation et de décentralisation des politiques de sécurité
sociale. Le débat sur la fédéralisation de la sécurité sociale est moins une
quatrième question qu'une dimension supplémentaire à ces problèmes de fond.
Notes
1.
Michel Rocard, La social-démocratie dans le miroir du progrès, Libération, 15
janvier 1993.
2. Certaines parties de ce texte s'inspire d'un chapitre
d'un ouvrage collectif: Pour un nouveau pacte social, EVO/FEC 1994.
3. Projet d'accord de solidarité sociale.
4. Pierre Reman, La sécurité sociale, Dossier du CRISP, n 38
1992.
5. Léon-Eli Troclet, Problèmes belges de la sécurité
sociale, Ministère de la prévoyance sociale, 1949, p.99.
6. op. cit, p.99.
7. op. cit, p.99.
8. Pierre Rosanvallon, La crise de l'Etat -Providence, Seuil
1981.
9. Pierre Rosanvallon, La Nouvelle question sociale,
Seuil,1995.
10. Le plan global, INBEL, 1993.
11. Evaluation du plan global: rapport CNT/CCE, 12 juillet
1995.
12. Peter Praet, La métamorphose, Tendances, 29 juillet
1993.
13. Pierre Rosanvallon (1995) op cit et Robert Castel,
Elargir l'assiette, Projet, n° 242 1995.
14. Pour une priorité absolue à l'emploi et à une sécurité
sociale modernisée..., Les cahiers pour demain, N° 37, juin 1995.

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