Temps de travail
Jean Jadin
Directeur général à la Division
de la Fonction publique
du Ministère de la Région wallonne
Effets
recherchés, effets réels et effets apparents des politiques
La succession des plans
et des mesures visant à porter remède à la situation de l'emploi - qui n'a eu
d'égal que leur relative incapacité à atteindre leur objectif - a au moins eu le
mérite de mettre en évidence tout ce qui, dans le domaine de l'action publique,
peut séparer les effets recherchés et les effets obtenus. Il n'est pas
nécessaire de sonder les intentions des auteurs de ces plans et mesures pour
affirmer l'existence de cet écart: il suffit de savoir que, même dans
l'hypothèse où l'intention proclamée coïncide avec l'intention profonde, les
effets obtenus peuvent diverger, parfois diamétralement, des effets recherchés.
A cela s'ajoute que les
effets obtenus peuvent rester méconnus et être pris pour ce qu'ils ne sont pas.
L'analyse a posteriori des plans et mesures de lutte contre le chômage reste
souvent relativement superficielle - du moins au niveau de celle qui acquiert
droit de citer auprès des acteurs politiques influents - et se contente souvent
d'en décrire les effets apparents.
Ceci explique en grande
partie pourquoi progresse l'idée que tout a été essayé et qu'il n'y a pas de
remède politique au chômage; seule la " main invisible " qui veille plus ou
moins bien sur l'économie pourrait un jour inverser la tendance. Cet économisme
ambiant participe très probablement à renforcer la disproportion entre le
caractère prioritaire reconnu à la lutte contre le chômage et la modestie des
mesures proposées pour que cette priorité puisse être satisfaite.
Temps de travail et
contexte social
Si l'on se place un
moment au niveau de l'évolution séculaire du temps de travail, on est frappé de
la constance avec laquelle la durée du travail n'a cessé de décroître. En
schématisant très fort, on pourrait presque dire que, en un siècle, une part
double des forces productives se livre durant moitié moins de temps à un travail
rémunéré. L'entrée en force des femmes sur le marché du travail n'a en effet
aucunement contrarié la tendance longue à la réduction.
Lorsqu'on cherche à
cerner les causes de cette évolution, on est tout naturellement porté à négliger
les mesures politiques successives qui l'ont accompagnée et à privilégier les
explications plus " sociales ", qu'elles soient plutôt à dominante économique ou
plutôt à dominante sociologique. Il n'est cependant pas certain que l'examen de
ces mesures politiques et des relations qu'elles entretiennent avec l'évolution
séculaire n'apporterait pas un éclairage important sur la complexité des
déterminations de la " longue durée ".
Le " mécanisme " qui
caractérise les justifications des mesures politiques à adopter tranche à ce
point avec les interrogations que cette évolution séculaire suscite que l'on ne
peut qu'être sceptique quant à leur adéquation. Tout semble se passer comme si
les agents politiques (autorités, patronat, syndicats, ... ) travaillaient à
leur insu à un accomplissement d'un autre ordre que celui qui mobilise leur
volonté et on peut supposer que le lien unissant sur ce plan l'infraconscient et
le conscient est d'une nature assez comparable à ce qui est communément admis
sur le plan plus général du comportement humain.
Il en ressort qu'il
serait sans doute utile d'aborder les mesures politiques actuellement appliquées
ou envisagées en faisant le même effort de mise en relation avec l'évolution
séculaire que celui évoqué supra à propos des mesures du passé.

Temps de travail et
chômage
Le débat sur le partage
du travail est obscurci par bien des paradoxes. Le moindre d'entre eux n'est
certainement pas la difficulté à mettre en place des solutions vis-à-vis
desquelles existent en apparence d'importantes convergences. Du côté des
travailleurs, la défense de l'emploi et l'aspiration au temps libre, par
exemple, confortent le souhait d'obtenir de nouvelles diminutions du temps de
travail ou, à tout le moins, des modifications des rythmes de travail, alors
que, du côté des entreprises, en raison des exigences de la compétitivité - par
exemple l'adoption de la logique du " juste-à-temps " - on vante les bienfaits
de la souplesse et de la flexibilité. Simultanément cependant, rares sont les
accords permettant de concrétiser ces convergences et plus rare encore est la
mise en pratique de réductions du temps de travail garantissant au moins le
maintien défensif des effectifs. L'incapacité à rendre effectives les solutions
qui prévoient des créations supplémentaires de postes témoigne de la divergence
des intérêts (sociaux autant qu'économiques) que ces convergences participent à
occulter.
L'échange interminable
d'arguments visant à démontrer que le partage du travail favorise ou, au
contraire, défavorise la croissance économique masque également bien des
conflits d'intérêt. En plaçant ces arguments quasi exclusivement sur le terrain
de l'efficacité économique, le débat entérine dès qu'il commence la défaite de
ceux qui pourraient tirer profit de la prise en considération d'intérêts moins
directement matériels. L'économisme n'est pas seulement une erreur d'approche
des réalités à décrire; c'est aussi une des armes grâce auxquelles - même à
l'insu de ceux qui en usent - le système économique et surtout la structuration
sociale qui s'y trouve associée assurent leur pérennité. A tel point que les
transformations subies par le système économique peuvent elles-mêmes apparaître
comme des moyens participant à pérenniser cette structuration sociale,
illustrant ainsi le célèbre mot de Lampedusa selon lequel tout change pour que
rien ne change.
Fonction publique et
contexte social
Pour faire bref, on peut
reconnaître à la fonction publique un double rôle: d'abord, exécuter, au moins
partiellement, les décisions du pouvoir exécutif; ensuite, prendre en charge, au
moins partiellement, les services publics. L'un et l'autre sont à ce point
imbriqués qu'il est aisé de prendre pour un service public ce qui n'en est pas,
comme de dénier cette qualité à ce qui en est bel et bien. Evidemment,
l'évocation de semblables confusions serait très naïve si elle omettait de
considérer tout ce qu'elles doivent à la lutte dont la définition du service
public est l'enjeu. Et si l'absence de compétition prive indéniablement la
fonction publique d'un stimulant dont l'absence participe à sa dérive
bureaucratique, la mise en concurrence de certains services réalise bien plus
qu'une simple privatisation. Probablement transforme-t-elle structurellement la
nature du service en conférant à la rentabilité la place prépondérante
qu'occupait auparavant la couverture sociale du besoin auquel le service prétend
répondre.
Là aussi, l'histoire
livre bien des enseignements quant à l'évolution dans laquelle s'inscrivent
peut-être les débats actuels. Depuis plusieurs siècles, le rôle de l'Etat s'est
accru considérablement. Mais, outre que cet accroissement ne connut pas un
rythme constant, il fut marqué par d'importantes variations dans l'affectation
des moyens disponibles. L'armée, la justice, l'administration, plus tard le
social et l'économique, virent leurs parts respectives évoluer. Et le rapport
que ces évolutions a pu entretenir avec les théories censées guider la politique
fut marqué du sceau de la complexité. Ce phénomène est bien connu en économie.
Ainsi, l'Angleterre du XIXème siècle fit sienne la théorie du libre-échange
inventée par Ricardo et propagée par Mill, tout en conduisant une politique de
protectionnisme dont les accords avec certains pays d'Amérique latine
fournissent les meilleurs exemples. De même, l'Etat pris quelquefois en charge
bien des missions supplémentaires au moment où les partis qui prônaient une
minimisation de son rôle étaient au pouvoir.
Là comme ailleurs, le
discours rend mal compte de l'action effective de son auteur, même s'il peut
instruire, par delà son sens premier, sur les intérêts et les enjeux auquel
celui-ci est sensible, fût-ce à son insu. Il y a somme toute entre la parole et
l'acte un décalage à peu près du même ordre que celui que Wittgenstein relevait
entre les " raisons " et les causes de l'action.

Effectifs et temps de
travail dans la fonction publique
La gestion du personnel
dans les entreprises privées diffère considérablement de ce qu'elle est dans les
administrations. Non seulement les dispositions juridiques qui s'imposent de
part et d'autre sont d'une nature sensiblement différente, mais les impératifs
en fonction desquelles la gestion évolue varient eux aussi énormement.
Il serait erroné de
croire que la gestion privée obéit à une rationalité qui ferait défaut au
secteur public. La rencontre de l'offre et de la demande de travail, la
négociation entre patrons et travailleurs des conditions de travail et de
rémunération, voire le calcul de l'efficacité marginale du capital, sont loin
d'être les seuls facteurs déterminant les effectifs et la durée du travail dans
le secteur privé. Nombre des irrationalités qui alimentent l'image courante de
la bureaucratie , par exemple, sont présentes sous des formes à peine
différentes dans les entreprises, probablement surtout dans les plus grosses
d'entre elles.
Reste que la fonction
publique recourt très peu au calcul - au sens très précis d'anticipation des
résultats mesurables - avant d'opérer des choix dans le domaine de la gestion de
son personnel et que, agissant sous la haute surveillance de l'opinion publique,
l'autorité politique est amenée à ajuster sans cesse ces choix à l'impact que
leur annonce ou leurs effets apparents peuvent avoir d'un point de vue
politique. Il est fréquent d'entendre déplorer cet état de fait, ce qui
participe davantage à nourrir une certaine vision politique de la politique ou
encore à conforter les thèses des partisans des privatisations plutôt qu'à
améliorer la gestion en cause. Dès lors que l'influence du politicien sur le
politique relève pour une bonne part de la nature même du régime démocratique,
il paraît plus opportun d'étudier de quelle manière créer des conditions propres
à faire coïncider (ou tout au moins se rapprocher) profits politiques et profits
administratifs, bonne renommée politique et bonne gestion administrative. A
cette fin, il est indispensable d'analyser le plus finement possible les divers
types d'irrationalités dont souffrent notamment les choix opérés dans le domaine
des effectifs et du temps de travail dans la fonction publique.
Quelques exemples
rendront peut-être ceci plus clair.
Dire quasi simultanément
qu'il faut moins de fonctionnaires mieux payés et qu'il faut partager
le travail sans accroître la charge des traitements est assurément
contradictoire. Si pareille contradiction au niveau même du discours de
l'autorité est possible, c'est parce que la gestion de la fonction publique ne
constitue pas une priorité, même pour les formations politiques qui lui attribue
le plus d'importance. Le risque que pourrait constituer la révélation de cette
contradiction est négligeable, ce qui signifie que la raréfaction de ce genre de
contradiction ne pourrait dépendre que de l'accroissement de ce risque.
L'opinion publique est
par contre souvent ameutée à propos de ce qu'il est habituel d'appeler le
problème de la politisation de l'administration et qui n'est pas sans incidence,
loin s'en faut, sur les effectifs. La contradiction, ici, se situe très
précisement entre le désintéressement auquel est vouée l'administration et
l'intérêt très personnel qu'elle représente pour ceux qui y bénéficient de
privilèges. Même si pareils privilèges sont le plus souvent bien modestes en
comparaison de ceux dispensés par la richesse privée, ils restent bien
évidemment incompatibles avec la vocation communément assignée au secteur
public, d'autant qu'ils induisent quelquefois des dépenses qui débordent
considérablement le coût du seul privilège. N'est-il pourtant pas dans la nature
du pouvoir politique de s'entourer d'obligés et n'est-il pas vain de réclamer de
l'autorité un comportement dont elle pense qu'il nuirait à son propre pouvoir?
S'arrêter à pareille considération reviendrait à ignorer que, s'il est
effectivement quelque peu naïf d'exiger que l'autorité politique agisse
davantage en conformité avec les normes morales que ne le fait généralement tout
un chacun, il l'est bien moins d'examiner comment peuvent être créées les
conditions amenant cette autorité à estimer que son intérêt l'incline à ne pas
dispenser pareils privilèges.
En ce qui concerne le
temps de travail, le souci d'éviter que n'apparaisse une contradiction entre les
solutions que le pouvoir politique souhaite favoriser dans le secteur privé et
les solutions qu'il applique lui-même à son propre personnel prime sur le souci
d'éviter certaines antinomies de gestion, comme cela est par exemple le cas
lorsque l'efficacité des services est mise en péril par l'adoption de règles
correspondant à des avantages sociaux. Là encore, le poids politique de la
fonction publique ne favorise pas toujours la mise en vigueur de normes
cohérentes.

Fonction publique et
partage du travail
L'efficacité de mesures
visant à opérer un partage du travail de la fonction publique et, par
conséquent, un accroissement de l'offre d'emploi, dépend en bonne partie d'une
évaluation la plus correcte possible des effets réels que devraient provoquer
chacune d'entre elles.
Voici quelques exemples
de considérations qui, à cet égard, méritent semble-t-il d'être retenues.
Il est impératif qu'une
décision visant, au travers d'une modification des effectifs, à influer sur
l'emploi se voit reconnaître un caractère prioritaire suffisant, de telle sorte
que d'autres décisions poursuivant des objectifs différents ne viennent pas en
contrecarrer les effets.
Les parts respectives de
personnel définitif et de personnel contractuel occupés dans la fonction
publique ont d'importantes conséquences sur les conditions de travail, sur
l'efficacité des services et sur l'évolution des règles statutaires. Ainsi,
lorsque les contractuels sont relativement nombreux, leurs spécificités
(engagement rapide et au grand choix, licenciement aisé, coût plus élevé,
absence de carrière, non affectation dans les cadres, etc.) imprime à l'activité
des services toute une série de modifications souvent mal appréhendées.
En ce qui concerne le
personnel définitif, il est souvent insuffisamment tenu compte du fait qu'il
présente lui-même des caractéristiques propres qui ne sont pas étrangères à la
satisfaction d'un grand besoin de sécurité que peut offrir une carrière dont la
stabilité et la prévisibilité ne sont plus à souligner.
En définitive, il est
difficile d'imaginer que soit pleinement efficace une politique de partage du
travail au sein de la fonction publique qui ne s'inscrirait pas dans une vision
stratégique globale et qui négligerait de tenir compte des répercussions que les
changements d'effectifs ou d'aménagement du temps de travail peuvent avoir sur
la qualité des services rendus.

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