L'emploi tertiaire
européen
Jacques Defay
Economiste
Luc Goetghebuer
Architecte urbaniste
- Après 1985, le fort taux de chômage
persistant en Wallonie est apparu comme structurel. Il n'est pas inutile de
rappeler que ce fort chômage est caractéristique, dans l'Europe d'après
1974, des régions dont l'économie était basée sur des industries
traditionnelles et qui n'ont pas achevé leur reconversion. Les emplois
perdus doivent être remplacés par des emplois tertiaires ou des emplois
secondaires de pointe. C'est des occasions d'emplois tertiaires qu'il s'agit
ici, et spécialement des occasions qui naissent de l'effacement des
frontières en 1992-93.
- Du point de vue de la dynamique
régionale, l'emploi tertiaire comporte deux grandes branches qui ont des
effets différents. Il y a d'une part les services produits et consommés dans
la région, que nous appellerons services autoconsommés ou tertiaire de
consommation; et d'autre part les services susceptibles d'être vendus dans
une zone plus large que la région, que nous appellerons services exportables
ou tertiaire d'exportation. Les deux branches ont chacune un secteur
marchand et un secteur non marchand.
-
Dans la situation financièrement
difficile où se trouve la Wallonie, l'expansion du tertiaire exportable
devrait précéder celle du tertiaire de consommation, afin que le revenu des
ménages (actuellement déprimé d'environ 15 % par le sous-emploi de la
population active) s'accroisse d'abord par l'exportation de services et
contribue de cette façon au financement d'emplois tertiaires de
consommation.
- Il se fait que le tertiaire exportable
est en pleine expansion en Europe occidentale et que des occasions sont à
saisir dans ce secteur. L'effacement des frontières a, en effet, pour
conséquence une restructuration assez profonde de la production des services
pour lesquels chaque espace douanier national avait créé des clientèles
captives, intentionnellement ou non. Les multinationales elles-même étaient
amenées à adopter des structures qui tenaient compte des frontières internes
de la CEE. Les structures par pays apparues ainsi au sein des groupes
multinationaux deviendront obsolètes, spécialement dans le nord-ouest de
l'Europe où un voyageur rencontre un poste de douane et change de monnaie
tous les cent cinquante ou deux cents kilomètres.
- Les restructurations de groupes ne se
limiteront pas aux services financiers (banques et assurances). Elles
toucheront également (et peut-être à une date plus précoce si l'unification
financière était retardée) les services non financiers suivants :
- (i) les fonctions relatives à la
vente et à l'après-vente (vente, entreposage et distribution, service
technique à la clientèle, marketing, publicité);
- (ii) les fonctions relatives au
commandement et au management (consultance juridique, audit, gestion
intégrée de groupe);
- (iii) les fonctions relatives au
progrès technologique, à la productique et au contrôle de qualité
(bureau d'études de produits, laboratoires de recherche-développement et
d'essai, design).
- Historiquement, les banques, les
assurances, ainsi que les services internes des groupes énumérés au
paragraphe précédent ne se sont pas disséminés dans toutes les régions de
chaque espace douanier national, mais se sont concentrés dans les métropoles
nationales. On en compte cinq dans l'Europe du nord-ouest : Londres, Paris,
les conurbations Cologne-Dusseldorf, Amsterdam-Rotterdam, Bruxelles-Anvers.
Les consultants indépendants et les firmes de services non intégrées à un
groupe se sont développés parallèlement dans les mêmes mégapoles que les
services nationaux des entreprises géantes.
-
De nouvelles
multinationales européennes prennent forme dans les absorptions et les
fusions d'entreprises qui agitent les bourses depuis 1987. Dans la même
préparation anxieuse de l'après 1992, on voit les géants américains et
japonais se positionner pour la compétition sur le grand marché et remettre
en question la multiplicité de leurs filiales européennes. Des "centres de
coordination", parfois sous la forme de holdings, amorcent une évolution
interne vers la gestion intégrée de sièges d'exploitation multiples à partir
d'un siège central unique. Cette voie, qui semble avoir la faveur de firmes
japonaises, conduit à terme à la centralisation de toutes les opérations du
groupe dans le nord-ouest européen, y compris l'entreposage et la
distribution des fabrications importées. D'autres groupes adopteront des
solutions intermédiaires, basées sur un petit nombre de sièges de services,
localisés en vue d'un coût d'exploitation minimum et d'un recrutement aisé.

-
La diversité des
schémas de restructuration conduit à envisager des stratégies wallonnes
différentes pour accueillir les "centres de coordination" (c'est ainsi que
la loi fiscale belge désigne les états-majors de groupe), les centres de
distribution (avec manutention et service après-vente), et les laboratoires
scientifiques. (Cf. par 5 ci-dessus).
-
Dès à présent il est
visible que Bruxelles a la cote comme localisation de centres de
coordination, en raison de la présence dans la ville de la Commission de la
CEE, mais aussi parce que ce choix est ressenti comme plus "neutre" que
Paris ou Londres. Depuis trois ans déjà une intense spéculation foncière
indique que le mouvement s'y accélère. Le territoire de Bruxelles étant très
exigu, un débordement vers le Brabant wallon, le nord du Hainaut et le
Namurois est probable à terme relativement court. Des signes évidents en
sont déjà relevés.
Liège, grâce à l'arrêt du TGV, pourra intéresser des groupes dont les
activités seront orientées plutôt vers l'Est de l'Europe. Il importe d'être
attentif aux signes de cet intérêt dès qu'ils se manifesteront et de les
amplifier par une politique appropriée.
-
Les régions
frontalières étaient rarement choisies pour implanter un centre de
distribution. On plaçait les fonctions (i) de préférence dans la partie
centrale de l'espace douanier national, ou alors près d'un grand port. Pour
le service après vente (qui suppose des envois fréquents de techniciens et
de pièces de rechange du centre d'éclatement vers la clientèle) une
localisation près d'une frontière est restée défavorable même après
l'abolition des tarifs douaniers. La cause s'en trouve dans les déclarations
restées indispensables aux postes de douane pour le matériel et les pièces
transportées par les véhicules de service. C'est pourquoi ces services sont
encore organisés sur un base nationale dans la majorité des groupes, alors
qu'il y aurait avantage à les assurer à partir d'un point unique dans le
nord-ouest décloisonné.
L'ouest, le sud, l'est et le nord-est de la Wallonie verront ces handicaps
disparaître en 1993. Les longs arrêts aux postes frontières seront supprimés
et ces sous-régions auront cessé d'être périphériques par rapport à un
marché national : elles seront centrales dans le nord-ouest européen, qui
compte 100 millions d'habitants. L'excellence du réseau autoroutier, bientôt
prolongé par le tunnel sous la Manche, leur permet d'être candidates pour
des centres d'éclatement de marchandises et de services après vente.
-
Le choix d'un lieu
pour un centre de recherches de groupe industriel et pour les fonctions
relatives au progrès des produits dépend surtout de l'existence à proximité
de ce lieu d'une concentration de scientifiques et de chercheurs. Ainsi, le
succès du zoning de l'IBW à Louvain-La-Neuve doit plus à la présence de
l'UCL qu'à la proximité de Bruxelles. Des fruits analogues, du point de vue
de l'accueil du tertiaire européen, sont espérés dans le voisinage des
autres centres wallons d'enseignement supérieur et de recherche
scientifique.
-
Les conditions
géographiques de l'accueil sont donc réalisées, avec les spécificités
dégagées ci-dessus, dans de larges portions de la Wallonie urbaine. Elles le
sont aussi (pour autant que les télécommunications soient modernisées sans
retard) dans des espaces principalement ruraux qui offrent aux centres
tertiaires des agréments supplémentaires relatifs au paysage et à la qualité
de la vie. Ces agréments ont même un pouvoir attractif si considérable
(plusieurs régions touristiques d'Europe sont devenues des centres
tertiaires) que les dépenses de mise en valeur du paysage, du patrimoine et
de l'environnement sont perçues aujourd'hui comme des moyens essentiels
d'une stratégie d'accueil.
-
Encore faut-il que la
population active soit préparée aux emplois du tertiaire européen. Elles ne
l'est pas suffisamment. Les causes de cette carence sont de deux ordres :
-
(i) la
prédominance, dans l'enseignement, des formations qui préparent aux
emplois industriels (du niveau ouvrier jusqu'aux ingénieurs) est
évidemment à l'image de la population active de 1974 et non à celle de
l'an 2000. L'accent y reste mis sur les savoirs et les savoir-faire de
fabrication, plutôt que sur ceux du management, de la vente, de la
production et des professions tertiaires récentes;
-
(ii)
l'insuffisante connaissance des langues, spécialement de l'allemand et
du néerlandais.
-
Pouvons-nous assurer
aux investisseurs du tertiaire européen qu'ils trouveront en Wallonie des
effectifs suffisants de travailleurs multilingues? Certainement pas dans
tous les cas. Or, cette exigence ne concerne pas seulement le personnel des
bureaux, auquel on demandera de s'exprimer correctement dans les quatre
langues du nord-ouest européen. Elle concerne également le personnel des
services techniques à la clientèle (techniciens, ouvriers et chauffeurs) qui
doivent pouvoir dialoguer avec les clients et leurs préposés, aussi bien en
Allemagne et en Hollande qu'en France. On ne leur demandera pas une parfaite
correction grammaticale, mais une connaissance opérationnelle de la langue
parlée et du vocabulaire de leur métier.
On est loin du compte. L'enseignement scolaire du néerlandais est
inefficace. Celui de l'allemand est peu répandu. L'anglais entre dans les
oreilles de nos jeunes par les chansons et à travers les écouteurs d'un "walker"
davantage que par l'école. C'est au moment où ils postuleront un emploi que
les écoliers et les étudiants s'apercevront que leur ignorance des langues
est une cause de chômage.
-
L'unilinguisme de
fait de la population active n'est pas propre à notre région. Il est aussi
général en Allemagne et en France, et même en Hollande (sauf pour
l'anglais). Mais ces pays n'ont pas une position aussi centrale que la
nôtre, ni un besoin aussi pressant de saisir les opportunités du tertiaire
européen pour créer des emplois. Le multilinguisme en Wallonie devra être
bien plus qu'une spécialisation conduisant à la profession d'interprète ou
de traducteur. Il doit être une exigence subsidiaire (à un niveau
opérationnel qui tolère les imperfections) pour une très large gamme de
formations, tant du niveau professionnel que technique ou universitaire.
-
Une coopération très
intense avec les régions voisines d'Allemagne, des Pays-Bas et de Flandre,
et avec le sud de l'Angleterre devra impliquer la population wallonne tout
entière et pas seulement ses autorités régionales. C'est le seul moyen de
faire saisir en profondeur la réalité de notre position géographique et de
ses chances, et l'absolue nécessité d'un effort linguistique à large base.
-
Les progrès à
accomplir dans l'enseignement scolaire des trois langues autres que la nôtre
sont considérables. Ils supposent des progrès technologiques (notamment dans
l'usage de l'informatique et de l'audiovisuel) mais aussi en pédagogie. Le
rapport du résultat aux moyens mis en oeuvre (que dans d'autres domaines on
appellerait la productivité) doit faire un bond en avant. Il existe aussi un
problème d'immersion de l'élève dans la langue cible qui n'est pas aisé à
réaliser dans le cadre des horaires hebdomadaires en usage. Mais le but de
ce congrès est de dégager des objectifs et non de définir des solutions à
tous les problèmes.
-
Les opportunités
d'emploi à saisir se présenteront dans cette décennie-ci autant et même
davantage que dans les deux suivantes. Il en résulte qu'il ne suffit pas de
former la prochaine génération aux professions du tertiaire européen et de
la rendre multilingue. La formation des adultes (et en particulier celle des
demandeurs d'emploi) a un rôle aussi important à jouer. On pourra compter
évidemment sur le Forem, mais il est probable qu'un partenariat large
impliquant l'enseignement et les organisations professionnelles, et appuyé
sur des accords de coopération transfrontalière, se justifiera par l'ampleur
et l'urgence du problème de modernisation des savoirs et des savoir-faire
d'une fraction substantielle de la population active wallonne. Car tel est
bien l'obstacle à surmonter pour accueillir en Wallonie une part appropriée
du tertiaire européen et sortir du chômage structurel.
-
Les formations
d'ingénieur et de technicien industriel garderont toute leur importance dans
la reconversion; à la condition d'être orientées moins exclusivement vers la
fabrication et d'avantage, pour les premières, vers la recherche et le
management, et pour les secondes, vers les services exportables à caractère
technique.
-
Il n'a pas été
question du tourisme dans ce qui précède. Bien que les achats hors région de
services touristiques par les Wallons dépassent globalement les ventes de
même nature à des non-résidents, les sites Wallons ont un attrait
considérable, notamment pour les touristes hollandais, flamands et
bruxellois. Ces services ne sont donc pas principalement auto-consommés,
mais échangés. L'expansion de nos ventes de services touristiques a dès lors
sur l'économie régionale le même effet favorable immédiat que celle des
autres services exportables. Elle appelle d'ailleurs les mêmes soins à
apporter au patrimoine, aux paysages et à l'environnement. Ce secteur fait
appel lui aussi à un personnel multilingue. Il importait de rappeler ces
faits en vue de la discussion des objectifs stratégiques de la Wallonie.
(Octobre 1991)

|