Modèles
alimentaires et agriculture
Michel Sainthuile
Unions professionnelles agricoles (UPA)
A un moment
où les produits sont en surabondance sur nos marchés européens, ou
la baisse des prix s'installe et où les quotas de production
s'instaurent, nos agriculteurs doivent prêter attention à
l'évolution des modèles alimentaires et aux stratégies de
l'agro-alimentaire qui s'internationalise.
Plus de trois cent vingt
millions de consommateurs européens, voilà le grand marché auquel nous devons
nous intéresser pour être dans la course en l'an 2000.
Jadis, les aliments et
les manières de les consommer résultaient d'un long processus influencé certes
par des éléments socio-culturels et économiques nationaux, régionaux voire
locaux, mais lié aux ressources géographiques correspondantes.
Aujourd'hui, il n'est pas
rare de compter plusieurs millions de kilomètres dans son assiette : du kiwi de
Nouvelle-Zélande au blé de Beauce, en passant par la viande d'Argentine ou d'Ecosse.
De plus, les habitudes alimentaires se modifient plus rapidement, soumises à
l'évolution des conditions de vie, de travail et de loisirs. Le consommateur
mange moins. La population vieillit. La taille des familles se réduit. Le
travail féminin se développe. Les gens vivent de plus en plus en ville. Le temps
consacré à la préparation des repas diminue sans cesse. C'est le règne du vite
fait, du vite prêt.
L'évolution en
agriculture et les progrès technologiques de l'agro-alimentaire ont offert aux
consommateurs une grande variété de produits agricoles de qualité, transformés
et conditionnés. De plus, suite à l'accélération des échanges de matières
premières et de produits agricoles, nous devons constater qu'une des
caractéristiques de l'alimentation moderne est la mondialisation des habitudes
alimentaires.
Bien sûr, il y a le
couscous d'Afrique bien placé au hit-parade de la restauration collective, tout
comme la pizza italienne qui a ses adeptes, tandis que les jeunes s'adonnant aux
joies du hamburger, du coca et des glaces à l'américaine (pour ne pas dire
ice-creams). Toutes ces préparations font appel à des produits ou à des
spécialités qui peuvent modifier demain les équilibres ou les choix de
production de nos exploitations agricoles.
Il ne faut cependant pas
croire qu'une mondialisation des goûts est à sens unique. Le pain tend à se
substituer au riz en Asie, au manioc en Afrique et au maïs au Mexique et au
Brésil. La baguette aussi devient un produit mondial et banalisé. Ainsi
l'agro-alimentaire européen a de plus en plus tendance à développer des filiales
au niveau international relayé par la grande distribution en vue de susciter un
modèle alimentaire sans relation avec la production agricole. Les agriculteurs
ne bénéficient pas toujours de ce double flux : le changement des habitudes
alimentaires risque, comme par le passé, de se faire à leurs dépens.

Le producteur agricole ne
doit donc pas rester indifférent aux désirs et aux aspirations du consommateur
dont la demande est déterminée en grande partie par les médias et la publicité.
L'exemple de l'huile de colza est révélateur à ce sujet. Après avoir délaissé
cette huile pour cause acide érucique, la ménagère y est revenue lorsque des
variétés exemptes de cet acide furent cultivées. C'est dire que la logique de la
demande se substitue à la logique de la production. La chaîne agro-alimentaire
ne part plus du producteur pour aller vers le consommateur, comme c'était le cas
autrefois, mais remonte du consommateur vers la production en passant par la
distribution et la transformation.
L'industrie de
l'alimentation humaine et la grande distribution dominent tous les secteurs de
la nutrition et jouent ainsi un rôle fondamental dans l'évolution des goûts et
des modèles alimentaires. Il ne fait aucun doute que l'essor de
l'agro-alimentaire, d'ailleurs bien souvent associé à des industries
pharmaceutiques, sera à l'origine de recherches pour mieux maîtriser la
nutrition humaine. Ces industries joueront ainsi un rôle de première importance
dans l'information du grand public au travers de diverses techniques de
marketing (publicité, documents informatifs auprès des écoles, des médecins, des
institutions spécialisées, ...). Mais ces industries de l'agro-business
participeront-elles à l'éducation à une alimentation plus équilibrée et plus
appropriée aux disponibilités et aux besoins alimentaires?
L'agro-alimentaire a un
rôle accélérateur important quand ce n'est pas une fonction de ré-orientation
des goûts et des habitudes alimentaires. Rien que la stabilité de la qualité,
l'uniformité du goût des aliments sont devenus des conditions de marché
essentielles.
Ainsi, les Européens
mangeront-ils "industriel"? Les aliments de demain seront en effet recomposés
dans des usines à partir de produits intermédiaires provenant de la séparation
du blé, de substituts de lait, du cracking de protéines et autres composants
animaux ou végétaux. Découvrant les formulations de la chimie alimentaire, nous
sommes loin des bonnes recettes de la cuisine traditionnelle. Pas si loin
cependant, car tous les spécialistes de l'alimentaire humaine semblent d'accord
pour dire qu'il y aura demain un double marché, celui de tous les jours où le
consommateur recherchera individuellement ou au travers de la restauration
collective la valeur santé au meilleur prix, accompagnée du meilleur service.
Mais aussi, le repas qui associera le plaisir et qui permettra de valoriser les
appellations régionales, les marques collectives et les labels. Il y a là une
carte à jouer pour tous ceux qui ont misé sur la qualité et qui vont à la
rencontre du consommateur. En revanche, pour ceux qui s'intéressent à la
consommation de masse, il conviendra de s'adapter en permanence au marché en
sachant que les prix seront d'autant plus différenciés en fonction de la qualité
offerte. Il va falloir beaucoup investir car nos unités de transformation seront
les mieux placées à la fois pour orienter la production et analyser les
évolutions de marché, dans une filière. Le secteur du lait est peut-être un bon
exemple de ce qui peut être fait pour valoriser une production avec la vogue des
yaourts à manger ou à boire ou des fromages frais de longue conservation à
différents taux de matières grasses.
Avec la mode de la
diététique, avec l'influence de la publicité, ce ne sera plus seulement le
produit récolté ou élevé qui va compter demain mais les services que l'on pourra
y ajouter. C'est à coup sur la prochaine révolution agricole qui se prépare.
Ce
texte est extrait de : QUEVIT Michel (sous la direction de), La Wallonie au
Futur, Le défi de l'éducation, Actes du Congrès, Institut Jules Destrée,
Charleroi, 1992.

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