Une Europe sociale,
pourquoi ?
Jacques Fontaine
Secrétaire général adjoint CMB - FGTB
L'Europe a-t-elle
un projet social, ou ne va-t-elle rester qu'un marché unique,
satisfaisant les intérêts de ses entreprises, et se réduire à un
supermarché sans âme, uniquement préoccupé de compétitivité?
Va-t-elle pouvoir devenir
une véritable communauté sociale, une véritable communauté solidaire et humaine?
Tel est l'enjeu du débat
actuel !
Nous constatons que la
protection sociale est indiscutablement au centre des problèmes de société
auxquels nous sommes confrontés.
Ces défis touchent à la
fois le chômage, la pauvreté - 3 à 5 % de la population CEE - la
marginalisation, la maladie, la vieillesse, les solidarités, les libertés
individuelles.
La question qui nous est
posée en tant qu'organisation syndicale est de savoir, si nous aurons
l'intelligence, la lucidité, le courage, et surtout la volonté, de résoudre ces
problèmes majeurs qui mettent en question les fondements mêmes de la démocratie
dans notre société et les fondements de notre civilisation.
La protection sociale est
au coeur du débat. Elle est d'une certaine façon au centre de notre aventure
humaine parce que le social touche à la fois au travail, à la santé, à
l'environnement, à la famille et à la vie.
Ce débat est donc porteur
de questions fondamentales, indissociables de questions éthiques, compte tenu
des progrès de la technique et de la science.
La démocratie qui se
fonde sur la responsabilité individuelle et collective, sur les libertés et
l'émancipation des hommes et des femmes, ne peut s'enrichir et se développer si
elle n'est pas alimentée par les solidarités.
De ce point de vue, les
solidarités ne constituent pas une réponse morale aux problèmes posés par la
société, mais une réponse politique.

Hommes et femmes prennent
conscience du fait qu'il n'y a pas de vie collective possible qui favorise les
potentialités individuelles sans développement des solidarités. L'absence de
solidarité et le développement des inégalités sont des obstacles à la
démocratie. Nous ne contestons pas que le marché soit nécessaire à la
démocratie. Encore faut-il que l'on accepte que le marché soit régulé et que sa
logique ne s'immisce pas dans toutes les sphères de la société, par exemple, la
vie privée, la protection sociale, l'information, l'environnement, l'éducation
et la culture. La protection sociale est donc un moyen de corriger le marché, et
de se doter de contrepoids nécessaires assurant le respect de la dignité de
chaque individu, de chaque citoyen.
Une Europe existe, c'est
l'Europe économique des marchands, avec des conséquences que l'on peut
considérer sous leurs aspects positifs et négatifs.
On peut penser que le
développement de l'Europe engendrera de la croissance, donc plus d'emplois et de
capacités d'investissements. Il est certain que pour notre organisation
syndicale, l'économie n'est pas une fin en soi. C'est un moyen pour plus de
consommation, y compris plus de consommation de protection, de services sociaux,
de soins, pour de meilleures conditions de travail, plus de temps libre, plus
d'éducation, plus de formation, plus de loisirs, plus de liberté. Cet objectif
doit donc être déduit de la croissance économique. Mais il peut y avoir aussi
des conséquences négatives assez redoutables si, par un phénomène que l'on
qualifie généralement de "dumping social", on procédait à un nivellement par le
bas des conditions sociales ou des régimes sociaux dans l'Europe de demain.
L'Europe, même unifiée,
sera toujours soumise à la mondialisation de l'économie. Le "dumping social", si
l'on peut arriver à le contrôler à l'intérieur de l'Europe communautaire, sera
toujours à nos frontières. Au sein de l'Europe même, les différences de niveau
de protection sociale pourraient entraîner un certain nombre de délocalisations
des entreprises, et le transfert des productions dans des pays où les droits
élémentaires du travailleur sont inexistants, où la main-d'oeuvre ne connaît pas
de statut social, ni de traditions syndicales. D'autre part, égaliser rapidement
la protection sociale peut retirer beaucoup de chances aux pays les moins
développés de nous rattraper.
Dès lors, entre le coût
social de l'Europe et le coût social de la non Europe, nous avons choisi
l'Europe; nous sommes résolument favorables à une Europe économique et à la
réalisation du marché unique. C'est sans doute le mouvement de la vie; c'est le
mouvement en avant du progrès. Il est, comme toujours, rempli d'embûches et de
difficultés, mais nous sommes convaincus que les conséquences bénéfiques à long
terme l'emporteront sur les risques. Si l'Europe économique existe, avec ses
contraintes et ses développements futurs, l'Europe sociale n'existe pas encore.
Certes, par rapport au reste du monde, l'Europe des douze apparaît comme un
ensemble relativement homogène du point de vue de la protection sociale à un
niveau sensiblement élevé. Les derniers pays rentrés dans la Communauté auront
tendance à rattraper la moyenne. Mais dans cette Europe sociale, il n'existe pas
d'harmonisation, bien que le Marché Commun existe depuis plus de trente ans. Si
une politique de coordination s'est développée au cours des années, il y a
encore un certain nombre de lacunes : des secteurs non couverts, des distorsions
de prestations, des exceptions aux règles qui deviennent des règles. Tout un
ensemble de questions ne sont pas complètement traitées. Les solidarités
professionnelles et nationales sont très structurées. On oscille entre la
volonté d'une certaine harmonisation et la défense des systèmes existants.
A ce sujet, le débat est
ouvert dans les syndicats.
Comment faire en sorte
que la diversité des régimes de protection sociale au sein de la CEE ne
constitue pas un obstacle à la mobilité des citoyens?
S'il ne fallait pas
s'attendre à des mouvements massifs de salariés au lendemain de l'instauration
de l'Acte unique, on voit déjà se développer dans un certain nombre de
disciplines, de métiers, un début de marché du travail européen. On observe que
le caractère européen d'une carrière devient un atout recherché, et le deviendra
de plus en plus. Dans le cadre des études supérieures, toutes les écoles
essaient d'intégrer dans leurs programmes un ensemble d'éléments européens
(échanges, voyages, études croisées, séminaires, visites). Mais pour notre
protection sociale, se pose un problème délicat : de quel régime va bénéficier
le citoyen-migrant?
La coordination me semble
être une condition indispensable à l'exigence de la libre circulation des
personnes. La libre mobilité du citoyen ne pourra être assurée que dans la
mesure où il y a une volonté de coordination des différents régimes de
protection sociale. On remarque aujourd'hui un certain nombre de régions où nous
sommes confrontés à l'existence d'un potentiel important de frontaliers.
La première étape à
franchir est celle de la coordination entre les différents systèmes.
La convergence des
politiques sociales me paraît être le second axe important. La construction de
l'Europe doit amener les gouvernements, les entreprises et les syndicats à
réfléchir aux problèmes posés par le chômage, la maladie, les personnes âgées,
les exclus, pour envisager des réponses à ces situations qui se développent de
plus en plus.

Sur le plan de l'Europe
sociale, les structures de relations industrielles sont très timides. Il existe
une représentation patronale regroupant 33 associations. la Confédération
Européenne des Syndicats réunit 40 syndicats européens, issus de 21 pays, et
regroupe plus de 40 millions de travailleurs.
Ces deux interlocuteurs
instaurent un dialogue social, mais, pour l'essentiel, ils n'auront pas pouvoir
d'engagement au niveau européen. Patrons et syndicats ont ratifié le 22 février
1989, une Charte Sociale Européenne. Tant de fois évoquée, maintenant coulée en
un texte peu ambitieux, cette Charte ne répond pas aux aspirations des Syndicats
et permet de mesurer le manque de crédibilité des ambitions de la CEE. Il
n'existe pratiquement pas de notion de convention collective européenne qui
pourrait assurer un salaire minimum garanti, une durée du temps de travail, le
droit à la formation professionnelle, la protection des enfants et des
adolescents mis au travail, la liberté syndicale de travailleurs de négocier des
conventions collectives.
L'Europe industrielle est
en train de se construire, l'harmonisation économique et monétaire ne tardera
pas. On peut observer ces mouvements européens tous les jours avec les fusions,
les restructurations qui se font entre les groupes et les entreprises.
Bien qu'elle trouve sa
base dans le Traité de Rome, complété par l'Acte Unique, la dimension sociale
apparaît comme quelque chose de totalement secondaire par rapport au Grand
Marché. L'Europe sociale reste floue, car trop éloignée des notions de
rentabilité et de productivité.
Or, si je suis convaincu
de la nécessité de l'Europe économique, monétaire et politique, je suis
également d'avis que l'Europe ne peut se réaliser que dans la mesure où le
social aura la place qui lui revient dans cette construction. L'organisation
d'un véritable "espace social européen" s'inscrit dans une perspective à long
terme qui englobe des mesures de politique sociale européenne, des mesures
nationales, le développement du dialogue social et la mise en place de
conventions collectives européennes. Il faut arriver à créer, au niveau
communautaire, les conditions suffisantes d'une négociation articulée et
décentralisée des voies et moyens de la protection sociale. Créer les
instruments de la cohésion sociale. La négociation seule n'y suffira pas non
plus. Il faut donc veiller à établir une législation communautaire de base,
promotionnelle d'une négociation dans le progrès. Les querelles de textes et
d'interprétation du Traité ne peuvent masquer les tâches prioritaires de la
Communauté : défense et création d'emplois, lutte contre le chômage, élimination
des déséquilibres régionaux, harmonisation dans le progrès des conditions de vie
et de travail, protection des plus démunis, solidarité sociale... Berceau des
valeurs démocratiques, notre Europe n'aura de sens que dans la mesure où elle
permettra de faire progresser la justice sociale et les libertés du citoyen.
Cela suppose une volonté politique réelle de donner au Marché Intérieur la
dimension sociale qu'il mérite.
Défendre l'Europe
sociale, c'est aussi affirmer ce qui n'existe qu'en Europe : des Droits
politiques et syndicaux et un système de sécurité sociale basé sur la
solidarité.
Des droits acquis, que
les syndicats voudraient obtenir aussi dans d'autres parties du monde, de
l'Europe de l'Est à l'Amérique du Sud, en passant par l'Afrique et l'Asie. La
démocratie, ce n'est pas simplement la liberté d'expression et de suffrage,
c'est cette liberté qui doit être mise au service du développement social pour
mieux assurer le respect des droits élémentaires de la personne.
Pour moi, les droits
sociaux sont des droits de l'Homme au même titre que les droits civils et
politiques, et l'occasion s'offre à nous de faire de l'Europe un modèle de
justice sociale. C'est sur cette note optimiste que je souhaite terminer ce bref
exposé.
(Octobre 1991)
(Ce
texte est extrait de : QUEVIT Michel (sous la direction de), La Wallonie au
Futur, Le défi de l'éducation, Actes du Congrès, Institut Jules Destrée,
Charleroi, 1992.

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