Quand la solidarité se marchande
Jean-Marie Berger
Docteur en Droit, Secrétaire du CPAS de Charleroi
A partir du
quotidien des Centres publics d'Aide sociale
(1), le débat sur la mise en brèche de la solidarité par une
société marchande peut facilement se nouer. Et cela à plusieurs
égards. Au niveau des services concurrentiels avec le secteur
marchand. Au niveau du gestionnaire.
1. L'aide sociale.
Lorsque le droit à un
minimum de moyens d'existence a été instauré en 1974, lorsque les CPAS succédant
aux infamantes commissions d'assistance publique furent chargés en 1976 de
mettre en oeuvre le Droit de l'Homme par excellence qu'est le droit à l'aide
sociale, le législateur croyait mettre la touche finale à la protection sociale,
en garantissant la dignité aux exclus, aux marginaux, aux personnes qui, pour
une raison de santé ou pour une raison sociale impérieuse, ne pouvaient trouver
le chemin adéquat de l'insertion par le travail, voire par la sécurité sociale.
Aujourd'hui, les Centres
publics d'Aide sociale constatent qu'ils sont de fait de plus en plus confinés
dans le traitement social de la pauvreté; ils sont confrontés avec effroi non
seulement à l'accroissement de leur clientèle, non seulement à sa diversité,
mais surtout à la participation de fait de leur institution - incroyable
perversité du système social - à la mise sur la touche définitive d'un nombre
croissant de jeunes. La situation était déjà catastrophique depuis la crise
économique : près de 30 % des bénéficiaires du minimum de moyens d'existence
étaient des jeunes de moins de trente ans. L'ouverture - aussi sauvage que
demain celle des frontières européennes - de la majorité civile à 18 ans avec le
droit au minimex, proclamé comme le sommet du bien-être social pour tous ces
jeunes sans diplôme adéquat, sans motivation suffisante, en décrochage familial
et scolaire, transformés en consommateurs de la drogue douce du minimex ne peut
que nous interpeller tous. Ils se précipitent sur ce qui, en termes de
citoyenneté, n'est qu'un mirage.
Les montants ne sont pas
dérisoires, ils sont incitatifs à ne pas perdre son droit au minimex, ils ne
sont incitatifs à rien d'autre. Au 1er mars 1991, les conjoints perçoivent
24.482 francs, les isolés avec charge d'enfant(s) 23.258 francs, les isolés sans
charge d'enfant 18.362 francs, les cohabitants 12.241 francs. Il y a lieu de
préciser qu'au 1er janvier 1992, les isolés avec charge d'enfant(s) recevront le
même montant que les conjoints.
Aujourd'hui, le minimum
de moyens d'existence correspond à 82 % de la pension minimale des travailleurs
salariés en carrière complète au taux ménage, il est équivalent à la pension
moyenne de retraite au taux ménage, il est supérieur à la pension minimale au
taux ménage des travailleurs indépendants, il correspond à 91 % de l'allocation
minimale de chômage au taux ménage et à 95 % de l'allocation minimale de chômage
pour un isolé pendant la première année. Il est équivalent à l'allocation
forfaitaire pour un cohabitant, il est supérieur à l'allocation d'attente d'un
jeune de plus de 18 ans. Il représente les deux tiers du salaire minimum garanti
pour un isolé sans charge de famille.
La jurisprudence est là
pour conforter l'image d'un CPAS mister-cash d'un bien marchand, en tout cas
pour l'allocataire social :
-
ouverture du droit au
minimex même aux étudiants;
-
sanction à l'égard du
CPAS qui se montre trop impérieux dans ses exigences de recherche d'emplois;
-
définition laxiste de
l'isolé permettant à deux jeunes qui vivent sur le même pallier de
bénéficier de 36.700 francs par mois;
-
charge de la preuve à
fournir par le CPAS et non parle demandeur;
-
ouverture d'un droit
identique par biais de l'aide sociale aux candidats réfugiés qui ne sont en
fait ni réfugiés, ni candidats à quoi que ce soit sinon à l'aide sociale.

N'est-ce pas une manière,
pour la société, de se donner bonne conscience en ne la réveillant que pour se
plaindre du coût des CPAS.
Tout est "clean"; l'ordre
social n'est pas dérangé, la masse des sous-hommes est régentée. L'étonnement
devant la colère de quartiers populaires en révolte stupéfait les responsables
des CPAS
Certes, allant à
contre-courant de cette évolution sociale, législative et jurisprudentielle, les
CPAS, sur le terrain, tentent parfois par tous les moyens de rendre un sens au
minimex : celui d'une intervention résiduelle, celui d'un moyen d'insertion et
non d'exclusion.
Les uns inventent les
contrats d'insertion, les autres conditionnent l'octroi du minimex à des mises
au travail, les troisièmes créent des chantiers-formation, les quatrièmes
participent à des missions locales pour l'emploi et la formation,...
Mais les CPAS ne
comprennent pas par quel phénomène collectif le minimex s'est transformé en
rente viagère pour une vie sans vie.
Hier, les enseignants
étaient chargés d'aider les étudiants en phase terminale à remplir le formulaire
de demande d'allocation de chômage.
Maintenant, c'est en
cours de scolarité, de préférence dès la rentrée scolaire, qu'ils expliqueront
dans ses détails le droit au minimex dès 18 ans.
Aujourd'hui,
l'enseignement continue à former des jeunes pour des emplois inexistants ou
déclassés, l'enseignement fait l'objet d'un rejet d'un nombre croissant de
jeunes de milieux défavorisés.
L'aide sociale donne
bonne conscience à chacun. C'est le couvercle sur une marmite qui ne cesse de
subir l'accroissement de la source de chaleur.
Et, dans les faits,
l'effet n'est même plus celui qui est espéré : l'aide sociale est-elle encore un
moyen de prévention de l'insécurité en confinant dans l'oisiveté un nombre
croissant de jeunes sans but, déjà prépensionnés?
Les solutions
fondamentales ne peuvent se trouver qu'à la source; le problème posé au niveau
des CPAS n'est plus solutionnable.
Et pourtant, certains
dispositifs peuvent contribuer à renverser la vapeur.
Peut-être en premier lieu
: croire en une autre politique économique et sociale.
Est-ce le fait du hasard
si dans des pays aussi différents que la Suède, le Japon, les Etats-Unis, la
Corée du Sud, le chômage est faible ou très faible.
Notre politique actuelle
d'aide sociale part d'une philosophie économique basée sur le sous-emploi
permanent, constant d'une frange croissante des citoyens.

Ensuite, écouter les
jeunes eux-mêmes.
(2)
Peut-on vraiment penser
que l'organisation de notre société est parfaitement huilée, lorsque, parmi les
inactifs, on compte autant de jeunes sans formation adéquate et surtout sans
possibilité d'assouvir leur formidable soif de travailler, d'être citoyens à
part entière, de ne pas se sentir culpabilisés en écoutant la dernière
statistique du chômage... au point de devoir cacher même leur envie profonde
tant est grand leur découragement, leur sentiment d'inutilité injuste.
"J'ai envie de
travailler, c'est tout" dit un jeune. "N'importe quel travail, n'importe
quelle formation", ajoute le deuxième. "Ne me demandez pas ce dont j'ai
envie, dites-moi ce qui est possible" renchérit le troisième. Et le
quatrième de compléter : "Pourquoi voulez-vous mon avis? On ne m'a jamais
demandé mon avis".
Avant tout aussi, l'Etat
belge devrait être lui-même plus solidaire. Il l'est moins que les pays voisins.
Aux Pays-Bas, l'Etat prend en charge 90 % du droit à l'aide sociale; en France,
il prend à son compte 100 % du revenu minimum d'insertion; en Belgique, il ne
supporte que 50 % des allocations versées aux bénéficiaires du minimex, laissant
aux collectivités locales la charge des 50 autres pour-cent, la charge de
l'ensemble des frais administratifs et du travail social.
Et pourtant, les montants
n'ont cessé d'évoluer. Si l'index seul avait joué depuis 1975, les montants du
minimex auraient été multipliés par deux. En fait, ils ont triplé par volonté du
législateur, ils ont donc augmenté beaucoup plus vite que l'indice des prix à la
consommation, mais moins vite que les ressources mêmes des Centres publics
d'Aide sociale, à savoir du fonds spécial de l'aide sociale.
L'Etat devrait donc
prendre en charge 75 % des dépenses du minimum de moyens d'existence.
Cette augmentation de la
charge de l'Etat le rendrait plus responsable dans sa générosité, lui ferait
préférer au développement de l'aide sociale celui de la sécurité sociale; cette
libération des moyens des pouvoirs locaux leur donnerait la possibilité de
promouvoir une véritable politique d'insertion et cela tout particulièrement
dans les centres urbains où la situation est, chaque jour, plus explosive.
Une subvention de 75 % du
minimex à charge de l'Etat permettrait d'établir un droit moins discriminatoire
à l'égard des candidats réfugiés et des réfugiés eux-mêmes.
Actuellement, l'Etat
prend en charge 100 % de ces charges et il s'établit une discrimination entre
les Belges et les candidats réfugiés assez curieusement, en faveur des candidats
réfugiés. Il serait plus opportun que chacun soit mis sur un pied d'égalité sans
exigences spécifiques liées à une résidence de longue durée.
L'Etat devrait, en même
temps, revoir fondamentalement la tension entre les montants du minimex et le
salaire minimum garanti et les autres prestations de sécurité sociale. Il ne
devrait plus, sauf indexation, y avoir une augmentation du minimex tant que
l'ensemble des prestations de sécurité sociale n'ont pas dépassé ou égalé le
minimex.
Enfin, c'est tout le
statut du jeune sans emploi et sans formation adéquate, qu'il soit chômeur
indemnisé ou bénéficiaire du minimex, qui devrait faire l'objet d'un statut
approprié et similaire, à défaut d'être identique.
Pour éviter
l'installation dans le minimum de moyens d'existence de jeunes de 18 à 25 voire
30 ans, il y aurait lieu de poser vraiment la question de fixation des montants
évoluant en fonction de l'âge mais surtout de conditionner l'octroi d'un minimex
supérieur aux allocations de chômage d'attente à des exigences contractuelles
liées à une insertion grâce au suivi d'une formation, ou/et par la mise au
travail sauf si des raisons de santé ou des raisons sociales impérieuses
justifient une impossibilité.
L'enlisement des jeunes
dans le minimex doit être combattu par des mesures positives d'insertion pouvant
au besoin faire l'objet de sanctions soumises à l'appréciation des tribunaux du
travail.
La proposition de loi
déposée par L. Onkelinx (Document parlementaire, Chambre 1990-1991, 18 avril
1991, n° 1574) mérite de retenir l'attention de chacun.
Naturellement, les
solutions fondamentales doivent trouver leur place dans le monde éducatif et
dans le monde professionnel. Le CPAS est là pour mettre le doigt sur la réalité.

2. La concurrence
Le citoyen est
aujourd'hui consommateur de services : hôpitaux, maison de repos, repas à
domicile, soins à domicile, aides familiales ou seniors et de service social,...
Il compare les avantages et les inconvénients, les coûts: il reçoit - comme
d'ailleurs tous les intermédiaires utiles (administrations, médias, médecins
généralistes, ...) une publicité de plus en plus agressive sur ces services.
Il peut avoir un a
priori, avoir des habitudes de consommateur marquant naturellement sa préférence
pour le service public ou le service privé, tantôt sans but lucratif, tantôt
avec but lucratif.
Le service public doit
aujourd'hui être en équilibre financier, doit être compétitif.
Tous les coups sont
permis en service privé, le coût n'est pas admis pour les services publics.
Des exemples
Le citoyen compare - pour
le même service, pour la même opération, pour la même hospitalisation -
l'hôpital public et ses barèmes préférentiels, la nomination à titre définitif
de son personnel, ses tutelles administratives, avec l'hôpital universitaire au
prix de la journée d'entretien au moins 50 % plus élevé, il le compare aussi
avec l'hôpital privé, maître en flexibilité du personnel et au recours au
bénévolat.
Et chacun de s'étonner de
la course à la surconsommation, aux actes prestigieux, honorés doublement et
attractifs parce qu'une machine les accomplit. Certes, l'offre est excédentaire
et la première des mesures consiste à remédier à cette situation. Mais l'Etat
devrait parallèlement revaloriser les prix de la journée d'entretien et cesser
d'obliger les gestionnaires à induire la surconsommation en quémandant auprès
des prescripteurs un dynamisme, source d'équilibre budgétaire.
Le fétichisme du service
public mis en évidence par André Cools mérite aussi dépoussiérage; les attributs
classiques du service public (statut, barème...) n'ont plus le même sens
aujourd'hui qu'il faut concilier mission de service public et efficacité de
gestion.
Par contre, les
spécificités dont le service public est le garant devraient être restaurées :
accessibilité de tous aux soins, services lourds,...
Le citoyen compare la
maison de repos gérée par le CPAS qui montre, de gré ou de force, l'exemple en
matière de respect des normes de sécurité, qui dispose de jour et de nuit de
personnel qualifié requis, avec la maison de repos à but de lucre où parfois
toutes les méthodes de travail sont encore permises, où parfois le niveau de
protection élémentaire est loin d'être acquis. Le citoyen compare tandis que les
services d'inspection du Ministère ne comparent pas : des inspecteurs différents
par type de gestionnaire exercent leur contrôle, les pouvoirs locaux sont exclus
de l'exercice de ce contrôle.
La famille du futur
résident compare le coût annoncé au moment de l'admission en maison de repos et
non pas le prix pratiqué. La personne âgée elle-même n'est plus souvent en état
de comparer et très vite, elle ne sera plus en état d'émettre la moindre
critique ou de modifier son premier choix. Le choix de l'entourage, et, parfois,
son intérêt, prime sur une véritable comparaison "coût - bénéfices".
En fonction d'affinités
personnelles, le citoyen choisit de faire confiance à un réseau de services de
maintien à domicile.
Le clivage est souvent
lié aux mutualités, aux convictions politiques ou philosophiques.
Tantôt saine émulation,
tantôt double emploi et dumping, qui entraînent les uns à ne pas réclamer le
ticket modérateur, les autres, à miser sur le marketing social. Bientôt, le
budget consacré au marketing sera plus élevé que celui qui est déjà consacré à
l'informatisation, signes par excellence d'efficacité sociale.

Y a-t-il encore des
remèdes?
Coordination signifie
généralisation des actes, des intervenants. Complémentarité respire la jalousie,
la duplication d'actes et de services.
Le remède de la
forfaitisation, de la fonctionnarisation des métiers médicaux et para-médicaux
s'est révélé poison.
L'antidote s'appelle
liberté; plus de 2.500 sociétés de médecins leur permettent d'échapper à la
fiscalité des personnes physiques pour bénéficier des largesses de la fiscalité
des sociétés.
Le libre choix du patient
et le droit de tous aux meilleurs soins sont les paravents du mercantilisme où
la solidarité est collective quant à sa charge mais seulement quant à sa charge.
Nous avons le meilleur
système au monde. C'est vrai à beaucoup de points de vue.
Ne niez pas que cela se
réalise dans un climat où allier service et marché relève de l'art du compromis
et de l'habillage de produits blancs, voire blanc cassé, disent les infirmières.
Il faudrait surtout
mettre fin à toute politique de concurrence déloyale, miser sur la transparence
à l'égard du personnel et des usagers, rémunérer adéquatement les actes
intellectuels et mettre fin à toute surconsommation, ce qui implique des budgets
prévisionnels décents, permettant de supporter la route, oser les "numerus
clausus" et les programmations impératives...
Ces dernières années, de
multiples mesures ont été prises dans le bon sens, elles n'ont pas encore eu
l'avantage d'être décisionnelles.
La concurrence existe
aussi dans le domaine de l'aide sociale; le pauvre a le choix - et il peut se
servir de tous les plats au buffet des services sociaux - entre le caritatif
classique, le caritatif new look, le généraliste, le spécialiste, le
bureaucratique, le bureaucratique informatisé...
L'action sociale publique
doit éviter de se tromper et doit décider dans la minute. Comme il est
aujourd'hui impossible de répondre à ces deux défis, elle est critiquée. Elle
aussi doit esquiver les excès du fonctionnarisme si elle veut garder coeur et
dynamisme.

3. Le gestionnaire
Les Centres publics
d'Aide sociale sont un employeur d'importance.
Dans certaines villes,
c'est même le premier employeur de la commune, parfois le deuxième ou le
troisième; ce n'est jamais négligeable, même si ce n'est pas heureux en termes
de développement économique. Ce n'est pas qu'une charge pour la ville; par les
impôts aux personnes physiques et au précompte immobilier jusqu'aux revenus de
nombreux commerçants et entrepreneurs, le CPAS constitue un apport direct et
indirect à une région
(3).
Un personnel souvent
particulièrement motivé, qui vous enrichit chaque jour, parce qu'il est en
contact immédiat, permanent avec la plus profonde des solidarités, il en connaît
les limites, les vainc, les recule.
Une image vécue du
service public qui ne correspond à aucun des clichés, des sous-entendus.
Courteline n'a jamais mis un pied dans un CPAS; seul, un poète peut comprendre
le vécu d'une telle institution.
Tous les efforts
entrepris pour rénover le service public devraient commencer par un stage dans
un CPAS, l'administration la plus sous-tutelle administrative qu'il soit et
malgré tout la plus branchée sur les problèmes de société.
Il faut d'abord vivre un
CPAS, ensuite lire la loi et enfin voir comment, avec quel bout de la lorgnette,
les autorités de tutelle lisent la loi.
Le prix citron, nous
avons toujours envie de l'attribuer à ce gouvernement provincial qui mérite sa
place dans le livre des records de la bureaucratie : peut-on invoquer la tutelle
administrative sans se souvenir de la décision provinciale annulant la
délibération du CPAS qui remboursait à un habitant quelques francs par
utilisation de son lave-vaisselle personnel pour desservir les repas à domicile
de la commune; le CPAS n'avait pas, c'est vrai, réalisé un appel d'offres en
bonne et due forme pour faire appel à un tel bénévolat qui était encouragé par
un défrayement inférieur au prix coûtant.
Voilà le drame constant :
l'augmentation et le sens social s'exercent avec une épée de Damoclès au-dessus
de la tête.
Quand retrouverons-nous
le sens de l'autonomie communale? Quand pourrons-nous à nouveau poser le pied de
bonne foi dans l'action sociale sans craindre les foudres des autorités de
tutelle?
Quand devrons-nous cesser
de rêver "asbl", chaque fois qu'une innovation s'impose à nous?
Il est beaucoup question
de créer la Wallonie, de développer la capacité de comprendre et d'agir. Une
suggestion toute simple : pourquoi ne pas créer la mobilité généralisée entre
les agents de la Communauté française, de la région, des provinces, des communes
et des CPAS. Les transferts de fonds, les transferts de moyens financiers, c'est
bien, les transferts de personnes, c'est encore beaucoup mieux.
Pendant que le Ministre
des Affaires sociales cherche désespérément des infirmières, les Ministres de l'Education
paient 200 infirmières ultra diplômées et formées mises en disponibilité pour
suppression d'emplois dans l'enseignement!
Si des modalités d'accès
à des fonctions et des détachements doivent être inventées, pourquoi pas?
Si tous les dix ans, tout
agent d'un pouvoir de tutelle passait un an dans un service décentralisé pendant
qu'un agent communal au sens large du terme le remplaçait dans l'exercice de sa
mission, que de murs ne seraient pas abattus !
Il faudrait mieux
rémunérer ceux qui construisent des parcelles plutôt que ceux qui construisent
des murs entre les services publics.

Drôle de défi
Il serait temps aussi de
décentraliser les responsabilités, d'alléger les hiérarchies. Il faut redonner
aux agents publics le sens de la responsabilité et de l'action jusqu'au niveau
de la cellule de base. L'insertion de ces cellules dans une politique cohérente
ne peut se réaliser qu'en assignant à chacun des objectifs et en évaluant les
résultats.
Enfin, le service public
- dans son statut - devrait être profondément adapté aux besoins concrets et
diversifiés qu'il doit rencontrer.
Le statut uniforme est un
mythe, sauf s'il a pour objectif de scléroser le secteur public.
Ajoutons une suggestion
complémentaire : la nécessité - impérieuse - d'une formation permanente adéquate
du personnel affecté à ces tâches d'intérêt général qui sont en mutation
profonde : sécurité, insertion socio-professionnelle, coordination, écoute des
autres, management des services publics, développement des villes... Des budgets
doivent être réservés à cette formation qui doit être conçue non plus à partir
des seuls besoins des formateurs.
Le Centre public d'Aide
sociale présente, en tant que service public un atout non négligeable : il est
de nature modeste. Il sait qu'il intervient subsidiairement aux solidarités
naturelles, lorsqu'elles défaillent parce que la charge est trop lourde ou que
les épaules sont trop faibles.
Il sait tout le mérite
des solidarités familiales, des solidarités de voisinage.
Le CPAS sait que de
nombreuses personnes âgées handicapées restent heureuses à domicile grâce à un
entourage remarquable de dévouement.
Il se sait en appui et
rage chaque jour qu'il est seul en première ligne car il se sait beaucoup moins
efficace dans bien des cas.
Même s'il a envie aussi
de demander qu'on ne l'appelle pas trop tard, par gêne, par crainte de perdre la
dignité, par le fait des préjugés à son égard.
Le travailleur social
sait toutes les valeurs des plus démunis. Il sait que c'est une toute autre
approche de la pauvreté qu'il faudrait mettre en oeuvre s'appuyant sur les
forces des plus pauvres eux-mêmes.
Le CPAS sait aussi
partager sa mission, que cela s'appelle coordination, coopération,
complémentarité, association, convention...
Il sait que le réseau de
services est énorme dans notre pays et qu'on est plus fort à deux que seul.
Un regret : pourquoi ne
pas inciter davantage tous les services subsidiés par les pouvoirs publics (Etat,
Communauté, Région...) à coopérer avec le pouvoir local. Sans doute parce que le
mot "pouvoir" fait peur mais les élus de la nation et de la communauté locale ne
méritent-ils pas respect et considération pour la responsabilité qu'ils
assument? Le dialogue se provoque, ne l'oublions pas.
Et puis, il y a le nerf
de la guerre : l'argent.
Le législateur innove,
augmente les charges et n'augmente pas les moyens financiers.
L'exemple du minimex,
mais aussi de toute la loi organique des CPAS est frappant.
Il est grand temps de
reconsidérer les priorités budgétaires. A titre d'exemple : en 1976, les
dépenses nettes des pouvoirs locaux en matière de minimex s'élevaient à 162
millions; en 1991, elles s'élèvent à 4.235 millions. Pendant le même temps, le
fonds spécial de l'aide sociale est passé de 1.937 millions à 3.439 millions.
On voit toute
l'évolution.

Conclusion : Une
réflexion éthique
Si le CPAS est enfoui
dans notre subconscient, si son image est souvent négative, s'il est si peu
attractif naturellement, et s'il doit faire tant d'efforts... parfois vains pour
soigner son image
(4), c'est peut-être parce qu'il porte tous les malheurs du monde : les
échecs de la solidarité Nord-Sud illustrés par l'accueil froid réservé aux
"candidats réfugiés", la propagation planétaire des maux de la société : sida,
drogue, violence, ..., les échecs du système scolaire avec le minimex à 18 ans,
l'humain devenant inhumain, avec la trop grande vieillesse qui ne se réduit pas
à des données démographiques et à un progrès médical triomphant, la maltraitance
des enfants et des vieux, l'obligation alimentaire faute de chaleur naturelle,
la subsistance d'une pauvreté sans nom, les villes à la recherche d'un nouveau
souffle, d'une nouvelle identité et de leur reconnaissance, le désarroi de tant
de professionnels qui furent enthousiastes dans leur choix professionnel...
Autant de signes que se
marchande ce qui est hors commerce, que le marché est mal réglé et que n'est pas
reconnu à sa juste valeur le non-marchand.
Faut-il souligner que
l'on demande beaucoup aux CPAS sans leur donner les moyens et en se défaisant de
sa propre responsabilité.
La convivialité devrait
être la règle. Et pourtant,...
Depuis que l'aide
médicale urgente est connue de tous, celui qui a formé le numéro 100 se
considère à l'abri de toute application de l'article 422 bis du code pénal
sanctionnant l'abstention de venir en aide à une personne exposée à un péril
grave; il en est de même de celui qui sait ou croit savoir qu'une autre personne
a formé ce numéro.
De même, l'instauration
du droit à l'aide sociale a pour effet de donner bonne conscience à tous ceux
qui renvoient des citoyens en difficulté aux Centres publics d'Aide sociale. Les
solidarités naturelles s'estompent, s'effacent progressivement,
imperceptiblement devant la solidarité légale. Les services privés se
transforment en poteaux indicateurs de l'adresse du CPAS.
Le CPAS n'ose plus
refléter le miroir de la vie.
A l'instar de la Reine
dans la légende de Blanche-Neige, la société demande au CPAS : "Mon beau miroir,
qui est la plus belle?" En entendant la réponse mettant en évidence ses rides,
la société, folle de colère, casse le miroir et cesse d'interroger le Centre
public d'Aide sociale.
Et oui, la réponse vous
la connaissez... ou alors rien ne sert de vous la redire... Les CPAS aujourd'hui
ont envie que la société perde ses rides et retrouve son sourire devant son
miroir.
Quand la solidarité se
marchande, elle perd sa valeur d'échange.
(Octobre 1991)
Notes
(1)
Jean-Marie BERGER et Etienne JACQUES, Droit au coeur, l'action quotidienne
des Centres publics d'Aide sociale à la lumière d'un sondage d'opinion,
Editions Labor, 1989, 269 p.
(2) Et surtout pas certains sociologues. Voir I. DECAMPS,
Le contrat de (ré)insertion socio-professionnelle : innover ou faire bonne
figure, Droit au Quart-Monde, n° 2, juin 1991, p. 35 à 49.
(3) Voir brochure "Centre public d'Aide sociale de
Charleroi, Acteur économique et social", 1988.
(4) Le CPAS en point de mire, un guide pour les CPAS,
le Secrétaire d'Etat à l'Emancipation, mai 1991.
Ce texte est extrait de :
QUEVIT Michel (sous la direction de), La Wallonie au Futur, Le défi de
l'éducation, Actes du Congrès, Institut Jules Destrée, Charleroi, 1992.

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