Chapitre IV.
Wallonie et terminologie
Jean-Marie
Klinkenberg
Professeur à l'ULg
.../...
1. Introduction
Le langage n'est pas la
réalité : on ne mange pas le mot pain.
Mais le langage donne
prise sur la réalité. Les gouvernements l'ont souvent compris, qui ont substitué
les contributions (supposées raisonnées et volontaires) aux impôts (subits), le
service militaire ou national, à la conscription, qui ont transformé leur
Ministère de la guerre, dont la dénomination avouait trop crûment la fonction en
un plus inoffensif Ministère de la défense.
Il n'est donc pas
incongru de se poser des questions de terminologie au moment où l'on veut
répondre au "défi de l'éducation" que le XXIème siècle lance aux Wallons. Car
éduquer, c'est souvent donner une certaine prise sur la réalité par le langage
et les signes.
Or, de quel langage les
Wallons disposent-ils aujourd'hui pour parler d'eux-mêmes ? D'un langage obscur,
bien peu fait pour les rapprocher de leur réalité.
2. Analyse
Ce langage présente en
effet trois traits, qui sont abstraction, polysémie, et sujétion.
a. Abstraction :
des termes comme exécutif, assemblée recouvrent un très grand nombre de
réalités. Généraux, ils ne peuvent désigner de manière concrète les instances
qui gouvernent la Wallonie, ou légifèrent à son sujet.
b. Polysémie :
Nombre de termes officiels utilisés ont déjà un sens dans le langage courant.
Cela n'aide pas à identifier le référent qu'ils désignent : c'est le cas de
communauté (communauté religieuse, communautés européennes...) ou de région
(région spadoise, région calcareuse...)
c. Sujétion :
Toute la terminologie en usage fait apparaître toutes les relations entre Etat
central et entités fédérées comme étant de sujétion. C'est le cas de dotation
(somme donnée d'en haut), de région (avec son corollaire régionalisation).
Cette terminologie
officielle est celle qu'on trouve dans la constitution. Elle témoigne de ce que
cette constitution a été rédigée par des personnes qui, de manière consciente ou
non, réprouvaient fondamentalement le principe fédéral d'une union volontaire
d'entités libres.
Non seulement ces entités
fédérées se voyaient refuser tout statut d'Etat (nulle part ailleurs un Etat
fédéré n'est appelé région, mot qui suggère des limites floues), mais encore
leur refusait-on d'être authentiquement dirigées (un exécutif est, rappelons-le,
autre chose qu'un gouvernement, puisqu'il comprend l'administration). En outre,
la terminologie adoptée, avec ses asymétries, révélait des fantasmes historiques
(pourquoi pas de "Communauté allemande" à côté d'une "Communauté française"? ou
bien une "Communauté francophone" à côté d'une "Communauté germanophone").
Un effet pervers
particulier de cette terminologie est de dissocier radicalement "Wallonie" et
"région wallonne". Par exemple, la presse ne parle jamais de la rigueur
budgétaire de "la Wallonie" : cette rigueur n'est celle que de la "région
wallonne". Par contre, si des grèves éclatent sur le sol wallon, ce sera "la
Wallonie qui s'arrête". Mais pourquoi ne pourrait-ce être "la Wallonie" qui soit
bien gérée?

3. Solutions
La terminologie
officielle est porteuse d'hypothèses pesant gravement sur une prise de
conscience wallonne. Elle ne permet pas aux Wallons de communiquer efficacement
entre eux à leur propre sujet. Elle creuse le fossé entre le citoyen et l'Etat
(comment celui-ci pourrait-il se sentir proche d'un
Ministre-Président-de-l'exécutif-de-la-Communauté-française de Belgique?).
Il faut donc l'abandonner
au plus tôt.
Si l'on en convient,
trois questions se posent : peut-on l'abandonner? Par quoi la remplacer? Et qui
en a le pouvoir (ou le devoir)? Répondons à ces trois questions.
-
Peut-on abandonner la
terminologie officielle? Certes, cette terminologie est celle de la
Constitution. Et on peut rêver de la changer à la faveur d'une prochaine
révision. Mais outre que cette ambition est peu réaliste - le nombre
d'articles à réviser serait énorme -, elle n'a pas de pertinence ici : la
Constitution ne traite nulle part des termes que l'Etat devrait
obligatoirement utiliser pour s'adresser au citoyen. Aucune loi ne le
prévoit non plus. Toute liberté existe donc en cette matière. Les Flamands
l'ont bien compris, qui parlent de vlaamse regering - gouvernement flamand -
et non d'exécutif, de premier ministre flamand. Ces termes que la
Constitution ne prévoit pas sont immédiatement compris de tous, et la presse
de langue française l'utilise d'ailleurs fréquemment (alors qu'elle ne parle
jamais de "gouvernement francophone", et presque jamais - et alors avec des
guillemets - de "gouvernement wallon").
-
Par quoi remplacer la
terminologie officielle? Ce qui précède montre assez dans quelle direction
il faut aller : précision, clarté, autonomisation. On ne parlerait ainsi
plus de Ministre-Président, mais de Premier ministre. On ne parlerait plus
de siège, mais de capitale, plus d'exécutif, mais de gouvernement, plus
d'assemblée, mais de Parlement, plus de région, mais d'Etat. Et évidemment
on ne parlerait plus de Région wallonne, mais bien de Wallonie.
-
Qui a le pouvoir (ou
le devoir) d'utiliser une nouvelle terminologie? La responsabilité en
incombe en premier lieu au gouvernement wallon. Dans ses communiqués, ses
conférences de presse, les documents qu'il destine au grand public, il doit
cesser de s'adresser à ses partenaires et aux citoyens dont il a la charge
dans une terminologie aliénante. Elle incombe en second lieu aux autres
faiseurs d'opinion : journalistes de la presse écrite ou parlée, rédacteurs
de brochures, de guides, etc, créateurs de manuels scolaires.
Sans doute l'adoption
d'une nouvelle terminologie choquera-t-elle certains. Sans doute sa mise au
point demandera-t-elle une concertation entre diverses instances. Mais elle
pourra jouer un rôle de révélateur dans les débats qui constituent l'objet du
congrès "La Wallonie au futur".
(Octobre 1991)

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