10. Culture émergente
Jean-Luc
Fauconnier
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Gilles, Tchantchès,
Mameluks de la Madeleine, Chinels, Goliath, Blanc Moussîs et autres Molons
appartiennent à nos paysages familiers et les égayent. Régulièrement, ils
paraissent dans les médias et font l'objet de commentaires où se côtoyent
l'ironie parfois condescendante et la nostalgie des terroirs ancestraux. Tout
cela, qui rappelle avec bonhomie l'existence d'une culture populaire, n'est que
la partie émergée d'un bel iceberg où se conservent - le froid aidant - des
richesses patrimoniales aussi foisonnantes que complexes.
C'est la balle pelote,
les dentelles, les langues régionales, le sport colombophile, la flamiche, les
concours de couyon, les quilles, les cougnous décorés, la poterie artisanale, le
crossage en plaine, les dramatiques dialectales, etc.
Cette énumération
rabelaisienne est loin d'être exhaustive mais elle concerne pourtant les
dizaines de milliers d'habitants de notre Communauté. Elle illustre aussi la
difficulté de réunir sous un seul vocable tous ces témoignages d'une vie sociale
qui mérite non seulement d'être préservée mais aussi d'être promue. Comment, en
effet, rassembler sous une appellation satisfaisante les sports et jeux
traditionnels, la gastronomie coutumière, les parlers endogènes, les
manifestations folkloriques, les arts populaires, ... éléments dont on connaît
la proximité et la complémentarité? Il a semblé, en cette occurrence, que la
locution "culture émergente" possédait les qualités requises pour désigner un
ensemble d'éléments culturels, acquis par nos sociétés, au départ d'une création
collective souvent inconsciente et spontanée, éléments qui se sont peu à peu
façonnés et modifiés pour parvenir jusqu'à nous. Les deux caractéristiques de
cette culture - l'aspect diachronique et l'aspect communautaire - la démarquent
d'autres formes culturelles davantage axées sur l'individualisme créatif et la
synchronie.
Ces spécificités
nécessitent, de la part de ceux qui s'y intéressent, une approche particulière
et des modes d'action appropriés. Dans les sociétés contemporaines, en Europe
surtout, les pouvoirs centralisés issus du XIème siècle ont souvent ignoré ces
cultures émergentes par trop localisées et ne bénéficiant pas d'une aura
intellectualiste.
Dans notre pays, il en a
été de même, probablement à cause de l'attraction qu'ont exercée les pays
voisins, tels la France, sur les activités de recherche.

C'est donc dans un climat
peu propice aux particularismes culturels que nos premiers folkloristes et nos
premiers dialectologues ont dû oeuvrer.
Les choses ont évolué
favorablement et, sans pourtant que l'on connaisse une situation aussi bénéfique
qu'en certains lieux proches, le travail des chercheurs ne provoque plus la
condescendance d'antan. Ceci est dû à un faisceau de facteurs d'ordre
scientifique et politique. Sans vouloir pratiquer un optimisme béat, force est
de constater que les oppositions les plus vives se sont muées en une réserve
prudente voire en une neutralité bienveillante.
Les études de sociétés
"exotiques" ont engendré des travaux qui ont reçu un accueil favorable à la fois
parce que l'éloignement constituait un facteur d'embellissement et aussi parce
que les chercheurs avaient mis au point des techniques de grande qualité.
L'application de ces
dernières à des sociétés proches amena progressivement l'instauration d'une
ethnologie de proximité qui reprit, certes, l'héritage des "folkloristes" de la
première école. Tout ceci ne se fit pas sans querelles sémantiques; les termes
folklore, ethnologie, ethnographie, anthropologie culturelle ont donné lieu à de
superbes échanges dont on se privera ici. L'étude des langues régionales qui
sont les vecteurs de prédilection de cette culture émergente a connu un sort qui
n'est pas essentiellement différent. Il fallut que certains linguistes, au
siècle passé, démontrent que les étiquettes patois, jargon, parler, dialecte et
langue recouvraient des réalités, certes différentes, mais à propos desquelles
il ne convenait pas d'introduire des jugements de valeur. Cette attitude a
provoqué une situation conflictuelle avec ceux qui, pour des motifs louables,
souhaitaient que les langues de grande expansion, les langues du pouvoir soient
maîtrisées par tous et qui prônaient, pour réaliser cet objectif, le
bannissement des langues régionales. Cette situation conflictuelle s'est peu à
peu résorbée et l'on admet, de plus en plus, l'évidence d'une diglossie qui
permet à un locuteur d'user du français, l'idiome officiel et d'une langue
régionale endogène selon ses besoins et ses désirs.
Les activités couvrant le
champ d'étude des traditions ont fait l'objet de travaux d'historiens, de
sociologues, de linguistes, d'archéologues. Ceci donne à la recherche un aspect
souvent varié : mais, d'autre part, les formations initiales des chercheurs
mènent à des études dont les éclairages différents ne laissent pas d'être
intéressants.
On pourrait néanmoins se
demander s'il ne conviendrait pas d'envisager l'organisation d'une formation de
troisième cycle destinée à des diplômés en sciences humaines qui souhaiteraient
se perfectionner dans les matières relevant de cette culture émergente. Ceci ne
poserait guère de problème d'ordre scientifique puisque ces différentes matières
font déjà l'objet de cours d'ordre optionnel, pour la plupart, disséminés dans
différentes facultés.
Si des facteurs d'ordre
"académique" ont pu jouer en faveur de ce type de culture, il ne faut pas
négliger l'impact de la prise de conscience régionale et l'accentuation du
courant fédéraliste qui en est le corollaire.
Actuellement, on se rend
compte de la richesse du patrimoine de notre terroir et aussi des dangers qu'il
court dans une société où le pouvoir économique a tendance à imposer son propre
modèle. Ceci ne veut pas dire qu'il faille chanter les louanges d'un
campanilisme réducteur qui conduit souvent à la xénophobie. Il est évident que
ceux qui revendiquent la sauvegarde de ce patrimoine considèrent qu'il peut fort
bien coexister avec les grands "universaux" culturels.

Cette prise de conscience
est d'autant plus forte dans notre communauté qu'on y vit aux marches de la
romanité et dans un univers particulièrement cosmopolite.
Cette convergence
d'éléments hexogènes et endogènes caractérise d'ailleurs la recherche qui se
développe chez nous en matière de culture émergente. Il est évident que c'est là
une conception indiscutable si l'on veut non seulement protéger cette dernière
mais aussi la promouvoir.
En outre, négliger la
connivence avec ceux qui en sont les acteurs serait une grave erreur. La
recherche en ces matières doit combiner l'intégration et la distanciation et il
faut reconnaître que la chose n'est pas toujours aisée.
Il faut donc que les
publications qui émanent de ce secteur de recherche concilient la rigueur
scientifique et la clarté de la bonne vulgarisation. Elles devront décrire
objectivement les faits, les analyser mais aussi les mettre en valeur. Car la
mise en valeur des éléments les plus spécifiques de cette culture émergente
devrait constituer l'une des préoccupations premières de ces chercheurs.
Celle-ci devra persuader les différentes couches socio-culturelles du public des
richesses de la tradition et surtout ceux qui en sont les moteurs; de la sorte,
l'action de ces derniers en sera confortée et encouragée et reconnue.
Ces publications devront
donc être abordables et surtout largement diffusées. On a connu des publications
scientifiquement trop pointues pour s'adresser à un lectorat suffisamment vaste
et on a aussi en mémoire le sort de publications, réunissant la rigueur et la
clarté, qui demeuraient sans aucune influence parce que leur diffusion était peu
ou mal assurée, ce qui entraînait, aussi un déficit financier immérité.
Ne craignons pas
d'ajouter qu'à l'heure où tous les lecteurs sont habitués à avoir en main des
ouvrages dont la qualité matérielle est évidente, il convient que toutes les
oeuvres issues de cette culture traditionnelle soient présentées avec soin. Il y
a là une question de respect à la fois du lecteur et de la discipline dont
traite l'ouvrage.
L'évocation de ces
conditions concrètes entraîne la question du rôle des pouvoirs publics en
matière de subsidiation de cette culture émergente dont la principale qualité
est sa capacité de se suffire fort souvent à elle-même. Bon nombre de
manifestations folkloriques, par exemple, engendrent des flux économiques qui
ont encore été mal étudiés; mais, il est certain que ce sont les participants
eux-mêmes et leur entourage qui s'occupent de recueillir les fonds nécessaires à
leur organisation.

Pour que ces
manifestations gardent leur aspect authentique, ce mode de financement doit être
préservé. Il peut, bien sûr, arriver que la quête de ressources mène à certains
excès qui risquent de pervertir cette authenticité. On pourrait assister à la
transformation de certaines manifestations en des spectacles dans lesquels le
rôle des participants serait réduit à celui de figurants et, à l'occasion
desquels, on réclamerait un "droit d'entrée" aux spectateurs. La limite est fort
malaisée à tracer car il faut éviter un purisme excessif qui empêche toute
évolution et, par là, conduit inévitablement à la disparition et, d'autre part,
un laxisme qui transformerait les traditions festives en des manifestations
touristiques nécessitant, par leur gigantisme même, une intervention extérieure
qui leur ferait perdre leur caractéristique de culture émergente.
C'est donc un enjeu qui
se pose aux décideurs politiques qui souhaitent protéger et promouvoir cette
culture. Il leur faudra intervenir avec beaucoup de prudence; aider
ponctuellement et judicieusement certaines associations qui rencontrent des
difficultés inattendues qui pourraient mettre à mal leur réalisation. Cette
aide, souvent financière, ne devra en aucun cas devenir récurrente car elle
aurait pour conséquence de faire basculer le processus coutumier de collecte de
fonds qui constitue une part essentielle de la tradition. Elle pourra aussi être
morale car une marque d'intérêt des représentants du pouvoir est toujours la
bienvenue, même si parfois, de l'extérieur, la chose est considérée comme du
formalisme. Elle pourra être indirecte et nous revenons, ici, sur l'aide que
peuvent fournir les pouvoirs publics aux organismes de tous types qui se
consacrent à l'étude de cette culture émergente et qui la mettent en valeur aux
yeux de ceux qui s'y intègrent activement ou plus passivement. Les publications
de ces organismes - livres, revues, disques, vidéocassettes - ne peuvent eux, se
concevoir, sans une aide publique car elles ne constituent pas une plate-forme
qui attire les ressources financières provenant de la publicité. C'est
probablement traditionnel des éléments de cette culture et de l'indépendance
scientifique de ceux qui l'analysent. L'on ne peut élaborer des critères d'aide
rigoureusement objectifs et des interprétations sont parfois nécessaires; cela
est heureux car l'on ne peut limiter à un stéréotype des éléments aussi
disparates et aussi particuliers.
Néanmoins, la meilleure
garantie pour les pouvoirs subsidiants et les demandeurs de ces subsides, c'est
le recours à des organismes consultatifs, où scientifiques et praticiens
s'associent afin d'élaborer d'abord une doctrine d'action et ensuite conseiller
la tutelle dans son accomplissement.
Une des tâche sera donc
d'examiner la recevabilité des demandes de subvention ou de proposer,
d'initiative, des aides à des associations ou à des manifestations qui
constituent des éléments authentiques de cette culture émergente. Cette
authenticité reposera sur des principes fondamentaux : l'émanation collective
spontanée et la durée.
Ceci ne veut pas dire que
des associations ou des manifestations qui ne possèdent pas ces caractéristiques
doivent être exclues des aides officielles; néanmoins les groupements ne
pourront solliciter des fonds prévus pour la culture émergente avant que le
temps n'ait fait son oeuvre. En matière de tradition, il n'est guère toujours
aisé d'inspirer les bonnes volontés actives à travailler dans une perspective
historique et dans le respect de la collectivité. L'avenir de nos traditions ne
peut trouver de meilleure garantie que le respect d'un passé transcendé.
(Octobre 1991)
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