7. Le feu
Claudine
Cornet
Professeur de français
.../...
L'énumération des thèmes
permettant d'esquisser les grands traits d'une culture et d'un imaginaire
wallons a donc retenu comme pertinentes les figures du feu et de l'eau. Il me
semble important de souligner d'emblée combien l'universalité de ces deux
éléments les isole au sein de la thématique que nous avons définie, nécessitant
par là l'adoption d'un angle d'analyse particulier.
En effet, les huit autres
sujets sont déjà, d'une manière ou d'une autre, soit des éléments historiquement
ou sociologiquement caractéristiques de notre région : le dialecte, les luttes
sociales, la musique... soit des outils théoriques dont l'application à
n'importe quel lieu va mettre en évidence les spécificités : l'histoire,
l'espace, les absences....
En ce qui concerne l'eau
et le feu, véritables "structures anthropologiques de l'imaginaire", il ne
suffit pas de relever l'ensemble des images et des pratiques culturelles qui les
englobent pour comprendre en quoi ces notions définissent aussi notre
territoire. Mais, pour chacune de ces images et de ces pratiques, il faut se
demander s'il s'agit de l'exploitation particulière d'une symbolique
traditionnelle ou de l'émergence d'une symbolique tout à fait originale,
exclusivement liée à ce que nous avons défini comme "Wallonie". C'est dire si,
pour peaufiner ce chapitre, le recours à des spécialistes - historiens,
ethnologues, linguistes ... - me paraît plus qu'ailleurs exigé.
C'est justifier aussi le
cinquième point de cette brève analyse, une liste de questions qui tentent de
cerner le caractère wallon du feu, loin de toute digression psychanalytique ou
"bachelardienne".
I. Le feu en Wallonie
Si nous adoptons la
division géographie de la Wallonie retenue et explorée par Jean Louvet, La
campagne - Les bassins et pour autant que nous incluions la Fagne à la campagne
et la ville au bassin, il apparaît clairement que chacune de ces zones a sa
propre conception, sa propre fabrication, sa propre utilisation du feu.
La Fagne, l'Ardenne,
brûle son bois, redoute l'incendie de forêt, exploite ses tourbières. Le feu y
est davantage ressenti comme un élément bénéfique : il éloigne les animaux
féroces, il réchauffe le promeneur égaré, il signale le village. On en limite le
danger par l'entretien régulier des clairières et autres coupe-feu. Les plus
pauvres recueillent le petit bois pour se chauffer. Le feu de la campagne est
quasiment un bien public.
En revanche, dans les
villes et les bassins, le feu est constamment objet de peines, de luttes, de
sacrifices. Le combustible nécessaire à sa création, le charbon, est péniblement
extrait des mines où l'homme est constamment soumis à la menace du grisou,
subtil déguisement de la flamme meurtrière. Acheminé par chemin de fer - seul
avatar positif en ces circonstances - le minerai est voué à se consumer au fil
de l'interminable chaîne des enfers quotidiens, hauts fourneaux, chaudronneries,
laminoirs, verreries, ateliers divers où la mort frappe, incandescente. Il est
trié, calibré, classé, nommé de noms étrangers ou cocasse : boulet, coke, 6/12,
12/20.... Arraché à la terre au prix de la vie, le charbon est vendu à ses
utilisateurs au prix de l'or. Le feu des villes est un bien privé.
C'est sans aucun doute à
l'époque de l'industrialisation de la Wallonie que le feu a gagné ses lettres de
noblesse littéraire. L'épopée héroïque et banale des mineurs, porions et autres
puddleurs l'ayant dramatiquement mis en scène, le feu est entré de plein pied
dans le légendaire familial : poche de fonte sacrifiée pour avoir servi de
tombeau au malheureux qui y est tombé, barre d'acier sautant du train à fil pour
transpercer les chairs ... Tous ces accidents étaient il n'y a pas si longtemps
encore à l'ordre du jour de nos veillées et de nos repas de cérémonie.
Il n'est pas étonnant dès
lors que ces épisodes aient aussi frappé l'imagination des écrivains
contemporains de l'industrialisation, Constant Malva, Camille Lemonnier, pour ne
citer qu'eux. Ils racontent la rassurante lampe du mineur, l'étincelle explosive
du coup de grisou, la gueule béante des fours crachant leurs boules de braise
fumante, une atmosphère où tout évoque le chaud : les odeurs, relents de
graisse, de houille et d'huile, les sécrétions corporelles décrites comme
ardentes, la sueur, l'haleine, tout cela sur un fond anarchique où le rouge, le
pourpre, l'ignescent ne le cèdent qu'au noir des scories refroidies.
Les progrès de la
technologie vont précisément consister à limiter la menace que constitue le feu,
en l'enfermant, en canalisant son flot de lave dans des réceptacles insolents
qui résistent à sa morsure et finissent par interdire le contact direct entre
l'homme et la flamme. Il serait peut-être intéressant d'ailleurs de consulter
dans cette perspective les prospectus des grandes usines métallurgiques et d'en
comparer les illustrations et les textes d'escorte : y est-on effectivement
passé d'une exaltation du travail du feu à l'énumération des vertus d'une
seconde énergie dont on a gommé aujourd'hui jusqu'à l'expression physique?
Chez nous comme partout,
l'énergie électrique puis nucléaire ont étouffé le souffle des forges. De ce feu
secret, nous ne connaissons que les manifestations les plus sophistiquées : eaux
tiédies des fleuves, magie des néons. Lentement, la grande peur flamboyante qui
saisissait Lemonnier, Malva et les autres aux entrées des usines a fait place à
une terreur sourde et rentrée. Et comme la crise éteignait les unes après les
autres les flammèches bleues des gueuloirs entre Liège et Charleroi, le feu et
son cortège de métaphores semblent s'en être allés de la littérature.

II. Le feu domestique
Dans un autre registre,
celui de l'intime, le feu a trouvé en Wallonie aussi une manière originale
d'occuper sa place dans la sphère privée. Il m'a semblé en effet
particulièrement remarquable que nos intérieurs - dès le siècle dernier -
fassent assez peu de place au feu ouvert, à l'âtre, à la cheminée. Chez nous, le
charbon ou le bois se consume dans le poêle, foyer clos qui conserve la chaleur
mais qui protège aussi la famille de la flamme, comme si, pour la zone des
bassins en tout cas, le contact journalier avec le feu meurtrier de l'usine
avait généré une éternelle prudence, doublée d'un savoir-faire précis.
Comme partout ailleurs,
le foyer est le centre de le vie familiale et c'est plus souvent à la femme
qu'échoit le rôle de gardienne, ce statut lui permettant de tirer à son tour sa
part du feu et créant une manière d'équilibre au sein du couple ouvrier.
Affublé de noms dont il
ne serait sans doute pas inutile de dresser la liste - buse, coffre,
plate-buse, crapaud - le poêle n'est pas seulement le lieu de production de la
chaleur. Il cumule bien d'autres fonctions : cuisinière, four, chauffeuse,
couveuse même, puisque l'entrée du "coffre" accueillait, blottis dans des boites
à chaussures, les prématurés et les nourrissons chétifs d'autrefois.
La maîtrise du feu
s'exprime encore chez nous par la mise au point d'une technique de cuisson et de
conservation des aliments particulière : le fumage de la viande. Alors que la
Flandre, à l'instar du nord de l'Europe, se ferait plutôt une spécialité du
fumage des poissons, l'Ardenne a développé une coutume culinaire essentiellement
basée sur la fumaison des cochonnailles, allant jusqu'à faire de ses produits
l'emblème touristique de sa gastronomie : le pain d'Ardennes, cuit au bois, dont
la poudre de froment qui orne la croûte est censée avoir conservé le goût de
cendre et de braise chaude, le jambon d'Ardennes (toujours fumé), le saucisson
de Bastogne, le saucisson gaumais, etc . Toute une litanie de mets à qui une
vogue récente pour le retour au terroir vient de donner définitivement un statut
commercial.
Ultime considération
gourmande, ce rappel d'un menu simple et répandu dans nos contrées, le sauret,
hareng fumé, accompagné d'une pomme de terre pétée autrement baptisée "patate à
l'buse"...
Enfin, si l'on envisage
le péket comme la boisson la plus intimement liée à l'image du mineur, du
travailleur de force, on achèvera ce ra-pide inventaire des usages domestiques
du feu par le rappel du discours sur l'eau-de-vie - eau-de-mort, discours
forcément présent dans la littérature réaliste du XIXème siècle : dans
Happe-chair de Lemonnier, Clarinette et Huriaux ouvrent une manière d'assommoir,
la sensuelle trieuse sera après tout la première victime.

III. Les productions du
feu
Qu'il me suffise
simplement ici de passer en revue la liste des productions du feu, sans
développer les spécificités de chaque rubrique.
-
La vapeur : le chemin
de fer; l'industrie textile, les brasseries à vapeur.
-
L'industrie :
métallurgique, sidérurgique, verrière. Remarquons que cette dernière, très
florissante dans la vallée de la Meuse et dans la région du Centre (Manage)
a peu servi de décor à la littérature réaliste. En revanche, les souvenirs
de cette industrie sont encore fort présents dans les intérieurs ouvriers
contemporains. Loin des pièces de collection, de nombreux petits sujets de
coulées vives (rouge-orange, couleurs du feu) ornent vitrines et cheminées
et se transmettent en famille comme des reliques précieuses d'un passé
aboli.
-
L'orfèvrerie mosane.
-
Les porcelaines :
Tournai.
-
Les émaux
-
L'armurerie
liégeoise : de l'atelier d'art à la FN.
-
Les bières ferrées :
procédé de fabrication qui consiste à plonger dans la cuve de bière un fer
incandescent.
-
Le tabac : La Semois;
sans être un résultat direct de l'usage du feu, cette culture m'y semble
être étroitement rattachée.

IV. Le feu et les
traditions
Sans doute un ethnologue
énumèrerait-il cent traditions plus ou moins originales où le feu est présent,
symbolisé, vaincu, célébré. Pour ma part, deux grandes coutumes ont retenu mon
attention, l'une folklorique, l'autre se rattachant à notre façon de concevoir
la mort.
En effet, on connaît
assez bien les relations qu'entretient le feu avec les thèmes du rythme et de
l'initiation. La tradition des "feureu", autrement dit la célébration dans la
région du Centre de la Saint-Jean d'hiver avec sa série de carnavals, me paraît
une bonne illustration du triptyque feu-rythme-passage. Pendant trois jours, de
l'aube au crépuscule, le gille danse en mesure et en sabots avant d'offrir la
paille de sa bosse à un gigantesque feu de joie autour duquel tourne une ronde
scandée du roulement des tambours et du martèlement des pieds, et censée
exprimer le renouveau saisonnier. Ailleurs en Wallonie, l'annonce du printemps
est fêtée par d'autres feux, davantage bûchers expiatoires qu'offrande burlesque
à la nature et sur lesquels sont brûlées les "macrâles", les sorcières.
C'est précisément ce
rapport du feu à la vie et à la mort qui m'a conduit à m'interroger sur nos
propres rites funéraires. A l'exception de la vogue réelle de l'incinération
(pour laquelle on peut presque parler de mode), le feu n'est pas lié chez nous
au quotidien, au passage vers l'au-delà, à la purification. Pas plus chez nous,
me rétorquera-t-on, que dans d'autres régions d'Europe. Sans doute. Mais une
expression populaire glanée au cours de la préparation de ce travail m'indique
qu'il y a peut-être matière à plus ample réflexion dans ce sens.
Pour désigner la
disparition d'un très vieil homme, on dit en effet qu'il a mis sa pipe sur la
cheminée. Pipe, cheminée, deux objets qui évoquent bien sûr le calme, le repos,
l'habitude mais aussi, au sens premier du terme, la douceur du foyer. Dans cet
entassement de deux foyers intimes l'un de l'autre, je vois non seulement
l'extinction de toute flamme, mais plus encore un abandon volontaire du feu de
la part du mourant. Comme si, dans notre région de fagnes et de bassins où les
corps sont enterrés et non brûlés, le feu sans cesse affronté était par là-même
dépouillé de tout mystère, de toutes forces et de toutes vertus, y compris celle
de purifier l'âme en partance. Comme une ultime revanche pour le vieux
travailleur sur son ennemi quotidien, il refuse d'être brûlé encore quand toute
vie l'aura quitté. A moins qu'il sache, à l'heure où toute lumière s'éteint, que
sa vie de "pauvre diable" au sein des forges-enfer suffit à lui assurer sans
autre étincelle le chemin de l'éternité.
A nous qui avons tari le
fleuve de feu de la prospérité économique de songer parfois à la vanité de nos
crématorium....
(Octobre 1991)
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