-
-
5. Mythologie de Wallonie
Le petit
-
Danielle
Bajomée
Chargé de cours à
l'Université de Liège
.../...
On ne peut se dissimuler
le "malaise dans la représentation" qui affecte, en Wallonie, et la société
civile réelle et les repères symboliques qui définissent le groupe social comme
tel. On connaît trop la valeur d'opérateur d'identité du mythe pour s'y
attarder. Se pose la question de la spécificité des mythes relatifs à la
Wallonie, étant entendu qu'on ne veut traiter ici que des mythes de Wallonie et
non des mythes en Wallonie : pas de folklore ni de traditions populaires, donc.
Existe-t-il une mémoire partageable, sorte de consensus autour d'une vision du
monde, d'une continuité de significations sans cesse tissées entre l'individu,
les objets et les autres hommes? En d'autres termes les Wallons possèdent-ils un
récit commun, un discours social commun autour de "lieux communs", qui
manifesteraient leur culture singulière?
1. La France et la
Wallonie
Si l'on établit des
comparaisons avec le voisin hexagonal, on s'aperçoit que celui-ci est pourvu de
représentations qui cristallisent autour d'une mythologie centrale organisatrice
(au choix : Jeanne d'Arc, Pétain, de Gaulle, la prise de la Bastille, Napoléon,
"la première cuisine du monde", etc). Ces mythes ont eu et ont encore une
fonction politique et idéologique. Force est de constater que le rapport
fortement passionnel que le Français entretient avec son histoire, nous ne le
retrouvons pas en Wallonie.
2. La Belgique et la
Wallonie
Par maints aspects, la
problématique d'une mythologie wallonne s'apparente à celle qui régit la
mythologie belge : jeu entre vide et surabondance, entre néant et imagerie du
"carrefour".
Voir, sur ce point, La
Belgique malgré tout, Les Folies Bergères de J.P. Verheggen, Terre d'asile et
Les Bons Offices de P. Mertens + un dossier du Canard enchaîné de juillet 1991,
intitulé Histoires de Belges.

3. Vers une mythologie
wallonne?
Dans un récent numéro de
la revue Toudi (t. 4 1990-1991), José Fontaine hasarde que l'identité belge
serait étroitement liée à la vie sociale (au contraire de l'identité "ethnique"
de l'Allemagne ou de l'identité "politique" française résultant de l'action de
la royauté), à réinscrire dans la prospérité matérielle continue qu'ont connue
les Pays-Bas historiques.
Voir, sur ce point, H.
Pirenne, Histoire de Belgique. Il propose, à partir de cette réalité
économico-historique, qui nous parle des artisans, des artisans d'art, des
industriels et des ouvriers, de définir un substrat wallon (dans le réel et dans
l'imaginaire, dans les faits et dans l'art). Ici, évoquer les tramways du Caire,
des figures comme celle de Solvay, les postainiers hutois, les Fonts baptismaux
de Saint-Barthélémy, le saxophone, etc. Reproduire le puddleur de Constantin
Meunier, la "peinture sociale" de Rassenfosse, etc.
Fontaine dira "Pour nous,
Wallons [...], il y a peut-être la représentation d'un peuple qui sera plus
qu'une région, autre chose qu'une nation. Plus qu'une région car il faut être
aveugle pour ne pas voir, derrière le travail des ouvriers et des paysans
wallons l'épaisseur d'une histoire collective. Autre chose qu'une nation parce
que les paysans, les verriers, les mineurs, les sidérurgistes, les ouvriers du
textile ou des carrières, derrière les anciens lieux de travail ou derrière les
chaînes de montage et les ordinateurs, sont à proximité du matériel et de
l'humain." (dans "Brèves notes pour une culture post-nationale", Toudi).
4. Des images de refus.
S'il existe un imaginaire
transindividuel, c'est sans doute celui qui crée des grappes d'images autour de
l'opposition et de la résistance : les Quatre Fils Aymon, les Six Cents
Franchimontois, les Grignoux, Tchantchès, les forts de 14-18, le "non" Wallon
lors de l'Affaire royale, la figure d'André Renard, etc. Cette rêverie
"oppositionnelle" culmine dans les représentations de la grève.
Des exemples : Simenon,
Pédigrée; C. Detrez, Les plumes du coq; J. Louvet, Le grand complot; Jean
Tousseul, Malva, Moreau, Henri Storck, les Frères Dardenne, Hiver 60 de Thierry
Michel.
5. Un espace de
verticalités
A l'absence de perception
réelle d'une conscience homogène dans sa sensibilité, sa mentalité, ses
coutumes, ses patois, la Wallonie ajoute encore sa division en sub-régions, son
goût apparent pour le petit et le morcelé. L'expérience émotionnelle de l'espace
épouse cependant un vecteur : celui de la verticalité. Si la peinture et la
littérature qui renvoient à la Flandre sont dominées par l'exaltation de
l'ouvert, de l'issue vers l'horizon (Marcel Thiry, Echec au temps; Paul Willems,
La ville à voile, tout Khnopf) la perception mythifiée de la Wallonie apparaît,
à partir de 1820 environ, comme contre-poétique : fermeture du spatial,
architecture contre-horizontale. Verticalité des collines naturelles.
(J.-P. Otte, Le coeur
dans sa gousse; J. Izoard, Nu, dévêtu, libre; E. Savitzkaya, Sang de Chien) ou
des terrils qui entourent les villes minières (C. Lejeune, L'oeil de la lettre;
J.-C. Masson, Immobile soleil secret; N. Moreau, Egobiographie tordue).
6. La distance
auto-ironique
Il conviendrait aussi
d'interroger toute une contre mythologie mise en place par F. Jacqmin et
quelques autres (Detrez notamment ainsi que ces formes clownesques de désamour à
propos des noms de lieux de Wallonie chez d'aucuns.
Deux ex. Je suis né à
Boussu toute boue sue, (Moreau); "Hiroshima, mon Namur, (Verheggen). Il serait
beau d'associer cette réflexion à la reproduction de tableaux de Pips, de
Magritte, à des planches de Walthéry et de Comès, des photos de Moulinsart et de
Champignac...

Le Petit
A la réflexion, je suis
de plus en plus perplexe devant ce thème-vecteur. Je croyais trouver dans le
folklore, les expressions populaires, des marques du petit, lu péjorativement et
méjorativement. Interrogeant des textes et des spécialistes (un dialectologue de
l'Université de Liège + Roger Pinon), j'ai bien été obligée de m'avouer que "la
p'tite gayole", "li p'tit banc", "boire un p'tit verre", "mi p'tit fi", étaient
des titres de mélodies populaires ou des locutions dans lesquelles petit
intervient certes, et de manière affective (humilié + attendrissement) mais que
petit intervient tout autant dans des expressions du français de France.
J'avais espéré aussi dans
l'examen de la miniature (sur papier, sur fer ou sur bois) et de la bande
dessinée, mais, là aussi, pas de spécialisation vraiment wallonne. Tchantchès,
porteur de mes dernières illusions, est bien une marionnette, une poupée, un
homme miniature, mais les marionnettes liégeoises sont d'importation italienne
et Maurice Piron, dans la monographie consacrée au petit personnage frondeur,
lui trouve des ancêtres partout en Europe, à commencer par Gavroche.
Jean Haust nous parle
évidemment des nutons, petits personnages féeriques qui peuplent les grottes et
les cavernes de Wallonie, mais nous savons que chaque pays d'Europe possède des
légendes relatives à des petites créatures plus ou moins bienveillantes, comme
des elfes, les korrigans, etc...
Incontestablement
pourtant, l'Etat national lui-même ne cesse de se dire petit, quand la
qualification ne lui est pas renvoyée de l'extérieur, comme une insulte. La
superficie dérisoire de la Belgique y est évidemment pour beaucoup. Mais
songe-t-on vraiment à se gausser de la petite Suisse?
"Quand on est né dans un
petit pays, un jour ou l'autre, immanquablement se pose la question : je reste
ici, ou je m'en vais? Ce pays, on en a fait le tour, on en connaît toutes les
limites, les pesanteurs, les petitesses. On est adolescent, on rêve. Les
Français qui étouffent en province ont toujours la ressource de "monter" à
Paris. Mais peut-il suffire à un Belge de monter à Bruxelles? Alors on part.
Jacques Brel [...], Simenon [...], Henri Michaux [...] Simon Leys [...]. Est-ce
un hasard si Tintin, le plus fameux des petits reporters belges, a écumé le
Congo, l'Amérique, la Syldavie, le Tibet, mais ne nous a jamais offert un
"Tintin en Belgique"? (Dossiers du Canard enchaîné, juillet 1991, p. 6).
Au petit pays prospère, à
la constitution la plus libérale du temps (mais déjà l'objet du mépris de
Léopold II : "Petit pays, petits esprits") a succédé, dans la perception
conventionnelle, le pays du petit, du moyen, du médiocre. De la petitesse comme
absence de grandeur.
P. Mertens "Nous
acceptons d'avoir une histoire, fût-elle dérisoire", (Lettres françaises de
Belgique, Mutations, 1980, p. 70).
"Il tentait de s'éloigner
de ce quartier hanté. Mais Bruxelles est petit : partout Paul se prenait les
pieds dans d'inusables passés". (Les Bons offices, p. 282).
"Je t'arracherais à cette
contrée de rivières murées, enterrées vives, de crassiers et de forêts
déboisées, ce pays de fausse truculence et de mystère truqué, de baroque
faisandé, de gothique bourgeois, ce pays de traîne-la-mort, de chiens de garde,
de gardiens de chenil et de promeneurs de clébards, de marchands de sacoches et
d'"apparatchiks" culturels, de téléspectateurs flaccides et de lecteurs de
gazettes locales (car il n'y en a pas d'autres), ce pays d'illettrés arrogants,
d'ignorants satisfaits et de rêveurs aux semelles de plomb, de baise-petit, de
pyromanes mouillés, de champions de ski sur surface plate et de vulcanologue
pour cratères éteints. A petit mercier, petit panier et grande fadeur. Carnaval
froid. Faux chaume, nains de stuc, cigognes de plâtres, haies taillées. Parkings
à petites vies. Mégot du monde. Si le sel même perd sa saveur, quel Belge le
salera? Ici toutes les classes sont moyennes. Pays où l'on parle plusieurs
langues mais où l'on n'a rien à dire dans aucune. Il paraît que les Belges ne
s'entendent plus entre eux [...]. La Belgique est un mauvais rêve qui nous
empoisse encore...", dans La voix de ma maîtresse, Ombres au tableau, p.
161-2, texte paru pour la première fois dans La Belgique malgré tout, 1980.
"Kamalalam était enfin
sans racines nationales, tant alors le pays où il est né lui apparaissait
artificiel, lourdaud, trop exigu pour son appareil respiratoire et son besoin
d'espace; et même sans racines régionales, puisqu'il considérait "son Borinage
comme quelque chose qui se mourait, qui perdait une à une ses traditions, la
volonté d'affirmer sa différence, qui se laissait détruire par le fallacieux
credo de l'unité nationale", Marcel Moreau, Kamalalam, 1982, p. 62-63.

"C'est un pays petit
aux frontières internes
Où les douaniers pullulent à chaque carrefour
Où les vessies des porcs passent pour des lanternes
Pendant que le dimanche à la pointe du jour
Les convoyeurs attendent"
Claude Semal, Le
pays petit (chanson)
"Je gueule aussi contre
Sa Majesté,
Je rêve de mettre au pied d'un mur
La splendeur de cette royauté,
Symbole de notre ridiculture
Du petit pays, notre Belgique
Qui augmente le nombre de ses chômeurs,
De ses gardes et de ses flics.
Non, j'peux pas chanter les fleurs."
M. Feilner, Point
final (chanson).
"Oui, j'aime bien vivre
ici. Dans un pays qui n'existe presque pas et que je sens si profondément. Oui,
c'est ici que je veux vivre. Je n'ai pas la nostalgie d'appartenir à une Nation.
Au contraire. Je hais les nations. Oui, j'aime ce pays parce qu'il n'a pas de
grande politique, parce qu'il essaye tant bien que mal de régler les problèmes
des gens qui vivent ici et qu'il ne se préoccupe pas de Grandeur. Ces problèmes
qui ne sont pas dûs à nous-mêmes, mais qui, comme les guerres dont nous avons
souffert, sont des problèmes venant d'ailleurs." Paul Willems dans La Belgique
malgré tout, p. 48
"Ici est un pays où l'on
peut dormir, se réveiller, marcher, parler, rêver, écrire. Ici rien n'arrive,
mais ce défaut d'avenir, de prophétie, de grandeur permet de respirer. Ici est
un pays de petits conflits ridicules, mais les hommes et les femmes dans la rue
s'en moquent, préoccupés seulement par la vie chère, inquiets dans la torpeur
des dimanches et des jours chômés. Ici est un pays où je vis, amnésique
d'origines, de but et de sens, comme un zombi, un obsédé de l'intérieur, du
petit monde intérieur, où rien ne s'est jamais passé, où je trébuche sur le mot
passé, où je me tiens les mains vides, l'absence au coeur. Ici est une forme de
l'obstacle à être là.", Jacques Sojcher, dans La Belgique malgré tout, p. 64.
La petite Belgique, les
petits Belges, oui. Les petits Belges était le titre d'un périodique pour
enfants dans les années quarante et l'on se souvient des exhortations de Luc
Varenne pendant le Tour de France (lequel?) : "Allez, les petits Belges!"
Que dire lorsqu'il s'agit
de la Wallonie? Que son aspect morcelé en villes moyennes, en sous régions lui
ôte, plus qu'à la Belgique entière, toute velléité de prétention à
l'universalité (cfr. la France, à l'opposé).
Que "petit" en
littérature francophone désigne souvent une classe sociale : les petits, les
humbles, les petites gens (prolétariat urbain ou rural, monde des exploités,
quels qu'ils soient). La lecture de Jean Tousseul est, sur ce point, éclairante.
Qu'à la mesquinerie
étriquée et bornée de la "petite Belgique", on oppose quand on parle de lieux,
d'objets, de personnages wallons, une modestie, une exiguïté, qui renvoient à la
valeur hypocoristique () du terme "petit". L'investissement sentimental est
manifeste dans les extraits suivants :
"Collines sans envergure,
petits quartiers déglingués sans fil à plomb, sans artères tracées au cordeau?
Les maisons de bric et de broc s'enchevêtrent sans logique. Les jardins menus se
côtoient, s'imbriquent les uns dans les autres, disparaissent sous les appentis
de tôle et de planches. Une sorte de haute négligence brouille le sens de
l'orientation de l'éventuel promeneur qui se perd dans ces dédales des
faubourgs. Face au soleil, des façades curieusement aveugles opposent leur
mutisme aux cris éperdus des enfants des terrains vagues. Sentiers qui ne mènent
nulle part. Ponts abandonnés dont on a perdu l'usage. Petits appentis envahis de
liserons fous [...].
Et c'est précisément dans
cette huitième merveille que je distingue la neuvième, infime peut-être, mais
cristalline et protégée : le ru du Petit-Bonheur, au coeur des Fagnes. Là
naissent les minuscules paroles qui essaiment, pépites et voyelles cousues de
brume et d'herbe pure. Le petit bonheur, le petit paradis, le petit plaisir.",
Jacques Izoard, Petites merveilles, Poings levés, 1985, p. 12

Alors?
"C'est grand comme un
mouchoir de poche
Couvert de ruines, de bâtiments
Et par dessus un ciel si moche
Que c'en est presqu'un châtiment
De vivre ici en Wallonie
De vivre ici en Wallonie
[...]
Qu'Ricains et Russes avec leurs bombes
Viennent enfin raser tout ça
Et que sur les ruines et les tombes
Où tant de misère poussa
On vive enfin en Wallonie
On vive enfin en Wallonie
[...]
C'est vrai, c'est grand comme un mouchoir
Ca pourrait faire un chouet' jardin
Qu'on cultiverait sans déchoir
Pour faire pousser le goût soudain
De toujours vivre en Wallonie
De toujours vivre en Wallonie.
Dominique Deloof,
La Wallonie (chanson).
Après avoir longtemps
photocopié les "annexes des annexes" aux maisons de Wallonie (certaines
photocopies d'Andrien sont, à cet égard, très belles), restera à refuser
l'intériorisation de la petitesse de la région pour la transmuer en stimulation
intellectuelle au "dépli". N'avons-nous pas dans nos carnavals plus de géants
que l'Europe entière?
(Octobre 1991)
.../...

|