Politiques culturelles,
patrimoine, mémoire collective
Jacques
Dubois
Professeur à l'Université de
Liège
0. Dès
le moment où il est apparu que La Wallonie au futur aurait pour axe
et thème de référence l'éducation, le groupe de travail chargé de
définir des politiques culturelles a concentré son attention sur une
préoccupation unique et essentielle : les jeunes Wallons
d'aujourd'hui sont dépossédés de leur histoire et de leur culture;
et, dès lors, on peut estimer que la crise aiguë que connaît
l'enseignement dans notre région est, pour partie au moins, le fait
de cette dépossession; dans une telle conjoncture, l'école est à la
fois coupable et victime : elle subit la dépossession mais aussi
l'entretient et n'y trouve pas remède. Comment sortir de cette
situation génératrice d'anomie ?
Une fois la priorité
donnée à cette idée-force, le groupe de travail en a tiré trois conséquences
pour sa réflexion et les propositions qu'il avait à formuler :
-
il a convenu de
n'aborder le champ très vaste des politiques culturelles que sous l'aspect
spécifique et restreint d'un "comment rendre les jeunes à leur culture ?";
-
il s'est imposé de
faire que sa réflexion se retraduise rapidement en projets concrets,
branchés notamment sur les pratiques sco-laires;
-
deux petites cellules
ont fonctionné prenant en charge l'une l'histoire et l'autre la culture : si
elles ont travaillé de manière relativement fermée, c'est qu'en raison de
l'orientation choisie, il leur était plus utile dans l'immédiat de consulter
les travaux existants que d'autres spécialistes et experts. Mais une
concertation plus large est prévue par les participants au groupe de travail
dont l'ambition n'a été que de planter des jalons, que de dessiner un plan.
On leur reprochera
peut-être d'avoir laissé de côté, au nom d'un choix radical, diverses questions
brûlantes. Ainsi la perspective de doter le gouvernement régional wallon d'un
pouvoir de décision et de moyens financiers en matière culturelle, encore
qu'elle ait été prise en considération, n'a pas fait l'objet d'un débat frontal
dans le réseau. Mais il a fallu choisir. Aussi particulière que soit la question
qui a été mise en avant, elle a le mérite de faire ressortir une orientation
générale en même temps que de traverser, par ses implications, l'ensemble de la
réflexion sur la culture.
C'est l'occasion de dire
aussi que le travail du groupe s'est déroulé dans un climat dynamique et
stimulant : nous avons redécouvert pour notre propre usage les traditions et les
créations de Wallonie; nous en avons mesuré l'ampleur et les ressources trop
souvent insoupçonnées; nous avons surtout perçu qu'il était possible de porter
sur elles un regard neuf et en quelque sorte de les réinventer au bénéfice d'un
présent et d'un avenir.

1. Identité régionale
(nationale)
1.1.
Histoire wallonne, culture wallonne : le débat est ouvert depuis quelques
années. Il s'est accéléré et a pris une nouvelle dimension avec la
fédéralisation de la Belgique. Il fait immanquablement surgir la question d'une
identité régionale ou encore nationale. Question controversée, comme on sait :
la Wallonie est une notion qui a mis des siècles à se dégager; elle n'émerge
vraiment comme représentation qu'au XIXème siècle (avec Mockel, par exemple);
l'unité que lui assurent langue de culture et dialecte est loin, aujourd'hui
encore, de gommer les particularismes dont cette région est l'addition ou la
juxtaposition. Dans quelle mesure peut-on, en cette occurrence, fonder une
culture sur l'idée d'une identité partagée ?
De notre point de vue,
l'identité ne saurait être de l'ordre de l'essence ou de la race. Elle relève de
l'appartenance concrète à une même communauté et du sentiment de cette
appartenance. Autrement dit, elle se constitue au fil d'une histoire, en
référence à un territoire, à une langue, à des pratiques collectives, à des
comportements traditionnels. C'est donc avant tout l'idée d'espace social commun
qui prévaut.
A cet égard, parce que la
Wallonie n'accède à son histoire que progressivement, elle est loin d'avoir
entièrement dépassé à l'heure actuelle ce qui fait sa disparate et ses
contradictions. Mais désormais elle existe, et c'est ce qu'on ne peut plus
contester. Cette région s'est formée au gré de quelques événements historiques
qui l'ont coalisée et définie : on peut penser aussi bien à la Révolution
industrielle et à toutes ses conséquences qu'à la formation puis à la
désagrégation de la Belgique, aux luttes sociales de 1886 qu'à la guerre 40-45
et à la Résistance.
Penser identité, dans
cette mesure, c'est assurer, très dialectiquement, le va-et-vient entre un
présent et un passé. Du présent, on remonte vers des origines, qui toujours,
plus ou moins, se dérobent. Du passé ressaisi, on projette sur un présent qui se
dessine en lignes de fuite happées par l'avenir. Travail généalogique où
s'entremêlent étroitement réalité de l'histoire et fiction du mythe.
1.2.
Tout ceci pour dire que la reprise en charge d'une culture et d'une histoire,
objet de la présente proposition, se veut résolument moderne. Disons même
qu'elle vise à faire accéder la Wallonie et les Wallons à une modernité
nouvelle, qui n'est plus celle de l'avant-garde industrielle du XIXème siècle,
qui est celle des mutations récentes du monde avancé, sur lesquelles notre
région a pris du retard.
Mais il est deux façons
de concevoir l'accès à ce moderne-là. Soit par une importation massive et
indistincte des nouveautés diverses : sous cet angle, les choses sont bien
engagées mais elles risquent de faire de nous de simples colonisés économiques,
technologiques et culturels. Soit par une transformation de nos savoir-faire et
coutumes en prises renouvelées sur le monde. En ce second cas, il est évidemment
exigé que tout ce qui est fondateur de notre société et de l'appartenance
commune s'inscrive dans la familiarité de chacun et que chacun puisse fonder sur
lui ce par quoi il innove. Il n'est donc de moderne véritable que repensant pour
son compte et activement la filière généalogique.

1.3.
Ainsi conçue, dans le mouvement même de son affirmation, l'identité est tout le
contraire d'un repli sur soi : elle est ouverture au monde extérieur. Si nous
avons besoin d'une appartenance, c'est pour nous situer et nous définir dans la
rencontre des autres. Au moment où la Communauté européenne favorise par
différents moyens la circulation et l'échange des jeunes, il est urgent que les
Wallons de la nouvelle génération soient en mesure de se connaître pour se
donner à reconnaître.
Dans ce dialogue, les
Wallons souffrent d'un handicap : ils sont ou se croient réfractaires à
l'apprentissage des langues. Résorber activement ce handicap est une priorité.
Mais les mêmes possèdent un atout. La Wallonie est depuis longtemps terre de
migrations et d'hospitalité. Le XXème siècle industriel nous a constitué en
société plurielle au gré d'une intégration réussie des travailleurs immigrés.
Cette tradition devrait se révéler hautement favorable à la transition vers une
"Wallonie région d'Europe" qui est l'exigence de notre redressement.
1.4.
Pour que la Wallonie soit en mesure de s'identifier, il lui revient donc de
renouer avec sa culture en même temps que d'en rassembler les composantes. Elle
ne le fera bien que si elle y investit une fierté de soi et un désir d'être.
C'est d'un acte de souveraineté qu'il s'agit. Il ne s'accomplira pas sans que
l'on repère dans l'histoire des faits, des gestes, des personnalités, des
moments fondateurs. Sur son passé la région wallonne doit opérer tout un travail
de symbolisation. A cet égard encore, nous souffrons d' un retard lié aux
faibles occasions qu'un peuple a eues de se revendiquer comme tel. La condition
prolétarienne, même si elle n'a pas été le tout de la société wallonne
contemporaine, pèse ici douloureusement. Certes, le prolétariat wallon s'est
affirmé par des actes et des aspirations. Mais la culture qui s'en est dégagée
est toujours demeurée une culture "barrée". Et aujourd'hui nous sommes
confrontés à une sorte de vide de la représentation nationale et populaire,
auquel il s'agit de remédier par divers moyens.

2. Une politique
culturelle
2.1. Les
propositions qu'on va lire indexent toute politique culturelle sur l'idée que la
culture remplit auprès d'une collectivité deux fonctions primordiales. En
premier lieu, en tant que réseau symbolique, elle assure la cohésion
collective : par référence à des filiations, elle crée un sentiment
d'appartenance ainsi que les fidélités dont a besoin le groupe pour croire en
lui. En second lieu, elle garantit la représentation du même groupe au dehors,
face aux autres, en relation avec des partenaires. La collectivité s'affirme au
monde par ses propriétés, ses oeuvres et ses travaux, ses actes et ses héros. De
ce point de vue, on rappellera que les Wallons sont nourris de deux cultures au
moment de l'école : la française, grande et prestigieuse, d'une part, la belge,
incertaine et souvent factice, de l'autre. De leur appartenance on ne souffle
mot : il n'est pas beaucoup de peuples en dehors du nôtre auquel la littérature
nationale n'est pas enseignée mais bien une littérature de substitution, aussi
considérable et enrichissante soit-elle.
2.2.
L'absence ainsi relevée vient de ce que les Wallons n'ont pas entièrement acquis
la maîtrise d'eux-mêmes. Sans engager ici le débat sur la répartition des
compétences entre Région et Communauté, on notera cependant que le divorce entre
les deux instances n'est pas propice à la création d'une culture wallonne dans
son image et dans sa réalité. Peut-on croire que cette culture émergera et se
fera respecter tant qu'elle ne disposera pas d'institutions spécifiques pour la
gérer et des moyens financiers et matériels qui leur sont attachés ? Qu'il
s'agisse de théâtre ou de cinéma, de vidéographie ou de photographie,
d'ensembles musicaux ou d'appareil éditorial, il est frappant à chaque fois que
différents "pôles d'excellence" sont repérables à l'intérieur de l'espace wallon
mais on observe tout autant que ces pôles 1° demeurent très localisés et ne
rayonnent pas sur l'ensemble du territoire; 2° ne s'intègrent pas à une
politique d'ensemble expansive et représentative. Le groupe de travail a évoqué
ces déficits pour mémoire : il n'a pas choisi de s'y attarder parce qu'il
estimait devoir faire face à d'autres urgences. Par ailleurs, de tels choix
politiques ne sont plus de l'ordre de la réflexion ou du projet mais
appartiennent désormais au domaine de la décision. Si l'on veut qu'existent un
cinéma ou une presse de Wallonie et pour la Wallonie, il convient avant tout de
créer les structures qui leur permettront de se développer. Il convient aussi de
créer de grandes instances qui unifient le territoire : à quand une Bibliothèque
nationale de Wallonie, prévoyant le dépôt légal?

2.3.
C'est donc une autre problématique qui a requis l'attention du groupe. Il a
estimé que l'urgence première était relative à la crise de l'enseignement. Si
cette dernière a pris dans notre région la forme accusée que l'on sait, c'est
largement faute d'une culture de référence que l'école puisse transmettre et
dans laquelle les jeunes soient en mesure de se reconnaître. Il est heureux que
l'école réserve une large place aux acquis technologiques et scientifiques les
plus modernes. Mais elle doit faire contrepoids à cette "avancée" en donnant
toute son importance à l'autre culture, celle du milieu, de l'appartenance, du
patrimoine, ainsi que l'on fait partout. Et là, nos lacunes sont considérables.
La jeunesse de Wallonie se retrouve du fait même au bord de l'anomie. Elle ne
sait plus bien où elle vit ni qui elle est, et ceci très paradoxalement au
moment où, à la faveur de la fédéralisation de la Belgique, cette jeunesse
commence son existence dans une structure politique qui reconnaît la réalité et
l'autonomie de la région. Contradiction violente dès lors : nous avons de toutes
neuves institutions wallonnes mais les citoyens ne savent pas grand'chose du
pays auquel elles correspondent. Voilà essentiellement ce qui a inspiré les
propositions qu'on va lire et qui sont au nombre de quatre.
2.4.
Mais un mot encore. Rendre la culture aux jeunes Wallons ou plutôt rendre les
jeunes Wallons à leur culture, c'est en appeler tout ensemble à une mémoire et à
un imaginaire. Et nous entrons par là dans la modernité invoquée plus haut.
Entretenir la mémoire de son passé aujourd'hui, ce n'est plus subir un héritage
en quelque sorte ritualisé et institutionnalisé (sous la forme, par exemple, où
les jeunes Belges apprenaient leur histoire en ce début de siècle...). Mais
c'est, à chaque fois, pour chaque génération, redécouvrir et reconstruire, par
un travail de mémoire collective, un passé en fonction de besoins et d'
objectifs actuels. Et c'est ici qu'intervient l'imaginaire: il irrigue
immanquablement cette mémoire-là qui est aussi incessante rêverie du groupe sur
la représentation qu'il a de lui-même. Dans les projets concrets dont il va être
question, on trouvera inséparablement à l'oeuvre imaginaire et mémoire. On lira
également en filigrane le souci de concevoir les oeuvres de culture non comme
des faits de contrainte mais comme des objets de désir et de plaisir.

3. Propositions
3.1. En
fonction de ce qui précède, le groupe s'est fixé comme objectif de centrer toute
sa réflexion sur les instruments qui pourraient, dans les délais les plus
immédiats, familiariser les jeunes de Wallonie avec leur culture et avec leur
milieu. A cette fin, trois projets ont été mis en chantier. Les deux premiers
vont étroitement de concert puisqu'il s'agit d'offrir au public des jeunes -
mais aussi bien à un public plus large - un ouvrage d'initiation à l'histoire de
la Wallonie en même temps qu'un manuel d'accès aux cultures de Wallonie. Ces
deux livres ont donc été projetés dans leurs grandes lignes et en étroite
corrélation. Mais, pour que le rapport à la région et à son patrimoine ne soit
pas uniquement livresque et scolaire, il a été prévu d'assortir l'emploi des
ouvrages d'un plan d'incitation à la mobilité des jeunes; il s'agirait de
favoriser les voyages de découverte et les échanges des élèves et étudiants à
l'intérieur de la région. A quoi est venu se greffer enfin une proposition plus
latérale et plus particulière relative à la désignation des institutions
régionales wallonnes.
3.2. Les
ouvrages ont été conçus et imaginés par deux groupes distincts. Le réseau
présentera diverses indications relatives au travail accompli ainsi que des
échantillons de ce travail. Il ne s'agit encore que d'esquisses mais pensées de
manière telle qu'elles devraient permettre une réalisation rapide.
Quelques précisions sur
ces deux livres :
-
ils sont conçus comme
des ouvrages collectifs à élaborer dans les mois à venir;
-
ils visent à
atteindre le public scolaire par priorité, le grand public dans un second
temps et se veulent donc synthétiques, lisibles, didactiques;
-
ils pourraient
connaître des transpositions concomitantes ou ultérieures en manuels
scolaires, en cassettes vidéo ou sur tout autre support que l'on voudra;
-
il est prévu qu'ils
se baseront sur les conceptions les plus actuelles de l'histoire et de la
culture : c'est dire notamment qu'ils feront place à des secteurs
généralement négligés et si importants pour nous (les paysages et
l'urbanisme, la cuisine, les jeux et les sports, etc.), qu'ils n'hésiteront
pas à adopter une attitude critique envers la matière traitée (soulignant
les contradictions qui travaillent l'idée même de Wallonie), qu'ils feront
place à tout ce qui est du domaine de la représentation et du mythe;
-
enfin nous demandons
instamment que l'histoire et la culture de Wallonie soient résolument
inscrites dans les programmes scolaires et sue les instruments de travail
que nous prévoyons fassent l'objet d'une initiative politique déterminée :
il devrait s'agir non d'un acte confidentiel mais d'une opération de grande
envergure à caractère populaire et didactique. Une étude de faisabilité est
à prévoir. Les équipes qui ont participé aux projets sont prêtes à se
renforcer pour se mettre au travail dans les meilleurs délais.

3.3. Le
projet sur la mobilité des jeunes Wallons à l'intérieur de leur région repose
sur le constat que les diverses provinces s'ignorent, sont coupées les unes des
autres. Et, scolairement parlant, le déficit est à nouveau sensible : on
appartient à un ensemble dont on n'a aucune représentation concrète, vécue. Les
jeunes gens qui, de plus en plus, iront à l'étranger ou recevront des étrangers
chez eux éprouveront de la gêne de ne pouvoir parler avec aisance de leur
région, de ses villes, de ses richesses artistiques, de ses paysages. Dès lors,
il faut donner à chacun de meilleures possibilités de découvrir le territoire
régional à la faveur de déplacements et d'échanges internes. Plus précisément,
un "Erasmus" wallon destiné aux élèves du secondaire serait sans doute un
élargissement considérable de leur horizon et, de toute façon, un stimulant
éducatif important. Dans cette direction, le groupe de travail n'a pu faire
jusqu'ici que des propositions assez générales : il en appelle à tous ceux qui
voudront bien partager avec lui suggestions et expériences. Il en appelle tout
autant et bien plus à une politique de développement en matière de lecture
publique, de pratique des musées, etc.
3.4. Un
point de terminologie institutionnelle clôt la série des propositions faites
dans ce rapport. Quoiqu'un peu extérieur au reste du débat, il touche de près de
son côté à la conscience qu'ont les jeunes de leur appartenance. Nommer
adéquatement les choses, c'est aussi les faire exister. Par quelle euphémisation
sournoise parlons-nous d'Exécutif de la Région wallonne là où, parallèlement,
nos voisins du nord osent parler d'un Gouvernement flamand ? N'est-ce pas là le
reflet de nos timidités et, à nouveau, de nos hésitations à nous donner une
image ? Pour qu'elles s'affirment au monde, les nouvelles générations auront à
s'affranchir de telles hésitations. Aidons-les d'emblée à franchir le pas.
3.5. Les
projets ici évoqués engagent clairement la participation et la créativité des
jeunes. Connaître nos grands musiciens, c'est bien; pratiquer la musique, c'est
encore mieux - et l'on sait combien l'enseignement musical en Wallonie demande à
être développé.

4. Conclusion
L'idéologie du déclin a
menacé de jeter la Wallonie dans les poubelles de l'histoire, selon l'expression
forte de Jean Louvet. Cette idéologie, même si elle est en recul, ne sera
résorbée que si nous sortons de l'amnésie, de l'impuissance à comprendre "la
grandeur et la décadence de l'empire wallon". Pour quitter cette impasse, il
convient de lancer un grand projet offensif de nature culturelle. Sans nul
doute, il s'agira de garantir aux créateurs et aux intellectuels qui nourriront
ce projet la place qui leur revient et qu'ils n'ont pas encore. Il conviendra
aussi d'entrer dans la voie du renforcement des institutions. Mais il faut avant
tout , et c'est bien sur ce point que nous avons mis l'accent, faire en sorte
que les nouvelles générations, bien équipées sur le plan d'un autre savoir,
apprennent peu à peu à connaître qui elles sont, d'où elles viennent et sortent
de l'ignorance concernant leur milieu d'appartenance. De cet apprentissage, il
s'agit donc de leur fournir au plus tôt les instruments de base.
Annexe au rapport du
réseau n° 7 :
Je rêve d'un
manuel scolaire...
Jean Louvet
La Wallonie, 12 avril 1991.
Sans sa culture, la
Wallonie ne sera jamais une nation. Sans doute un Etat mais sans projet
mobilisateur. Moi, pour écrire et espérer, j'ai voulu connaître les fils cachés
de mon appartenance à l'histoire. Aujourd'hui, j'en sais assez pour me situer
dans le temps et l'espace wallons par rapport au monde. Et je rêve d'un manuel
scolaire à l'usage des jeunes de Wallonie, qui leur rendrait quelques repères
pour leur donner envie d'en savoir davantage sur leur pays.
C'est encore l'école qui
modélise la culture pour une large part. Ce qui me tue dans l'enseignement,
c'est la difficulté, voire l'incapacité, que nous éprouvons à nous situer face
aux moments fondateurs de l'Occident; Renaissance, Lumières, Révolution
française, socialisme, etc. La Renaissance est nôtre aussi par Roland de Lassus
et sa musique révolutionnaire, par Joachim Patinier et ses superbes paysages,
par Jacques Dubroeucq sculptant une si émouvante Charité à Sainte-Waudru : que
c'est beau! Faisons visiter, par ce manuel, quelques musées (pas trop, je
sais) : Musée de la Vie wallonne, est-ce trop demander?, Magritte, Simenon : on
peut? Avec tant d'autres peintres, écrivains, sculpteurs. Nous ferons un sort
aux idées : de Destrée à Quévit en passant par Sauvy. Et nos historiens, ô
dérision! , qui ont tant fouillé le passé à l'usage d'un peuple qui ne sait
toujours pas qu'il a une histoire... La BD, évidemment. Bury, Pousseur, Ubac :
connaissent pas. Quand au Palais des Princes-Evêques ou Beloeil, je demande à
voir. Que nos jeunes sachent au moins lire quelques monuments. Maredsous, Orval,
abbaye d'Aulnes, c'est quoi? C'est quoi, les citadelles de la Meuse? Et
Bois-du-Luc, le Grand Hornu, ces empires de richesses et de misères : nos
anciens ont vécu, mangé comme des bêtes, mais l'alimentation (culture aussi) a
changé : grâce à qui? Et pourquoi pas l'histoire de la mort, du sexe? Que nos
jeunes marchent dans l'espace, marchent dans le temps! Qu'on leur rende enfin
quelques points forts comme des étoiles qui éclaireront leur vie!
C'est cela aussi et
surtout appartenir à un peuple. Combien d'élèves ne sortent-ils pas des
humanités en reprochant : "La Wallonie, Monsieur, on ne sait presque rien." On
peut encore les faire rêver sur les animaux fantastiques de Bernissart, l'Homme
de Spy, le génocide romain et la terrible résistance gauloise dans l'imprenable
forêt des Ardennes. Résistance, quel beau mot pour irriguer leur esprit si
incertain : nos jeunes n'ont aucune identité, phénomène exceptionnel dans
l'histoire des hommes. Est-ce un hasard si la Wallonie détient le taux de
suicides le plus élevé d'Europe? Des grèves générales du dix-neuvième siècle à
André Renard, de notre antifascisme, que savent-ils? Versailles, c'est bien,
mais des qualités démocratiques, ce n'est pas mal non plus en ces temps mal
définis...
(Octobre 1991)

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