Contribution au Congrés
la Wallonie au Futur 1991
Jean-Marie
Delmée
Directeur régional de
l'Institut d'Art et de Diffusion (IAD)
Frédéric
Antoine, journaliste de presse écrite et radiophonique, est docteur
en Communication sociale et assistant au département de
Communication sociale de l'UCL. Observateur des mécanismes
médiatiques, des programmations et des audiences des chaînes de
télévision, il s'interroge sur l'avenir de la production
audiovisuelle en Belgique francophone. Il se demande d'emblée si la
réponse n'est pas davantage européenne que belge (Belgique "plaque
tournante" de l'Europe) et si l'existence audiovisuelle d'un
"terroir" ne dépend pas uniquement d'une volonté politique en la
matière, les lois économiques d'internationalisation des marchés
audiovisuels allant à l'encontre de cette perspective.
Tentant de "localiser"
la problématique, il estime qu'en amont, il y a lieu de se situer par rapport
aux "concepteurs" de produits audiovisuels (producteurs, réalisateurs,
scénaristes, professionnels de l'audiovisuel) et, en aval, par rapport aux
"demandeurs" de produits audiovisuels, c'est-à-dire les deman-deurs directs
(débouchés sur le marché du film principalement de fiction, télévisions
nationales, télévisions locales, marchés internationaux des pro-grammes de TV)
et les demandeurs indirects (les publics). F. Antoine a limité ici sa réflexion
à des constats-interrogations et à des orientations concernant la demande en
matière de produits audiovisuels, à l'heure européenne et transnationale.
1. Les débouchés sur le
marché du film
A priori, il me semble
qu'on peut s'interroger :
-
sur la notoriété des
producteurs belges (Où sont-ils? Existent-ils?);
-
sur la possibilité
économique du maintien d'une production cinématographique nationale, voire
régionale, face à l'internationalisation des marchés;
-
sur la capacité du
cinéma belge d'obtenir des appuis de production internationale et dans
quelles conditions (rôles de premier plan ou de "soumission");
-
sur la possibilité de
co-financement par les organismes de télévision belges (l'évolution du
marché de la production de films confirmant la tendance - sinon la nécessité
- de développer les coproductions avec les diffuseurs télévisuels);
-
sur les aides des
autorités belges ou communautaires, des institutions européennes (Média,
Eureka, ...);
-
sur de nouveaux
systèmes d'aide potentiels (système français d'avances sur recettes...)
Mon sentiment, a priori,
est que l'affirmation d'une "culture du terroir", via le développement de
produits cinématographiques, semble aller à contre-courant des tendances
générales du secteur.
En effet, la majeure
partie de la production se fait aujourd'hui par l'internationalisation
-
du sujet : le
scénario "qui réussit" est en général celui qui fait le moins de références
possible au contexte culturel déterminé mais se moule dans les normes d'une
culture de masse planétaire dont les références primaires sont
principalement nord-américaines;
-
de la distribution :
le développement des coproductions entraîne celui des distributions de rôles
cosmopolites destinées à intégrer le produit sur le plus de marchés
nationaux ou régionaux possible;
-
du financement : cela
va de soi;
-
de la production;
-
de la distribution.
Seuls deux créneaux
semblent échapper à cette tendance générale : d'une part, le cinéma d'auteur
(mais il ne peut s'affirmer que dans les cas précis d'auteurs ayant le plus
souvent déjà fait leur preuves) et, d'autre part, un certain cinéma "littéraire"
populaire (ex. Cyrano). Il me paraît donc que s'il y a lieu de maintenir le
cinéma du "terroir", l'initiative publique et où le mécénat seront nécessaires.

2. Les télévisions
"nationales"
Sont-elles demandeuses en
matière de produits du terroir? Avant de poser cette question, il faudrait
s'interroger sur la possible survivance des télévisions nationales francophones
après la mise en application de la directive sur la télévision transfrontalière
qui théoriquement a été mise en application le 3 octobre 1991.
Diverses hypothèses
concernant d'éventuelles restructurations de l'audiovisuel national circulent
actuellement : notamment l'hypothèse d'un nouveau décret sur l'audiovisuel
traitant de la participation de la chaîne publique au capital d'une chaîne
privée de la communauté et la décision de CLT de transformer ses stations de
télévision en un network à l'américaine, à programme unifié, assorti de
décrochages régionaux dont l'application est prévue d'ici quelques mois.
A terme, combien de
télévisions francophones subsisteront-elles? Pourront-elles être qualifiées de
"belges" ou de "francophones"? Sur quels types de produits devront-elles centrer
leur programmation pour avoir une audience?
Une interrogation sur la
demande en matière de produits du terroir aurait de grandes chances de donner
des réponses différentes, selon que la question serait formulée avant ou après
une restructuration de l'audiovisuel belge.
Si une partie des chaînes
de télévision belge misent aujourd'hui sur des productions du terroir, il est
évident que la majorité des programmes regardés par les Belges francophones ne
sont pas de cette nature et que RTL-TVI, première chaîne de la Communauté
française en terme d'audience, ne centre pas sa programmation sur ce type de
produit (1). Il
pourrait en être autrement lorsque la concurrence aura positionné à l'étranger
tous les produits internationaux compétitifs intéressant le marché belge.
Supposons qu'on en arrive
à une situation dont les composantes seraient :
-
l'européanisation
complète du marché de la télévision telle que la prévoit la directive
européenne;
-
la "conquête" du
marché belge francophone des produits télévisés commerciaux classiques par
des sociétés internationales privées ou publiques;
-
l'appauvrissement de
l'offre de programmes disponibles (en première vision, en tout cas) pour les
chaînes nationales;
-
un glissement de
l'audience des produits télévisés commerciaux vers les diffuseurs
transnationaux;
-
la nécessité, sous
peine de disparaître, de repositionner la ou les chaîne(s) belge(s)
francophone(s) sur des produits "différents".
Dans ce cas, ce qui
subsisterait de télévision "nationale" en Communauté française de Belgique, au
lendemain du choc de l'internationalisation européenne de la diffusion, devrait
présenter une grille jouant sur :
-
l'originalité par
rapport aux grands networks européens;
-
la proximité par
rapport à une audience mal traitée par les networks, vu l'absence d'ancrages
locaux des programmes et la désincarnation inévitable des créneaux de plus
large diffusion.
L'originalité de cette
télévision "régionale" destinée à la Belgique francophone devrait se situer
largement dans son exploitation du terroir. Mais cette conclusion est évidemment
paradoxale puisqu'une production du terroir n'est que difficilement exportable,
(sinon dans le cadre d'échanges sur certains marchés de programmes similaires)
et puisqu'elle coûte par conséquent relativement cher (ce point étant peut-être
à relativiser si la future chaîne "régionale" de la Communauté française
renversait l'ordre de certaines de ses priorités budgétaires).
Théoriquement, la
télévision de Belgique ne pourrait donc se positionner avantageusement sur le
marché de l'offre européenne de programmes qu'en produisant et diffusant des
produits spécifiques, ciblés, donc chers et qu'elle ne pourrait par conséquent
s'offrir.
Il y a somme toute trois
hypothèses, entraînant chacune des conséquences fort différentes pour les
produits du terroir :
-
la télévision de
Belgique francophone se maintient dans sa perspective actuelle et devient
effectivement une station de télévision sous-régionale, proposant une
programmation minimale bas de gamme, sauf dans certains créneaux tels
l'information, avec une audience souvent confidentielle. Dans ce cas, les
vieux produits du terroir sont présents plus sous forme de rediffusions que
de créations, afin de maintenir vaille que vaille une pseudo-vitrine de
culture en voie d'enlisement;
-
le grand marché
européen de la télévision sonne le glas de la télévision de Belgique
francophone, laquelle se mue en une station affiliée à un réseau européen,
francophone le cas échéant, dont elle assure des décrochages régionaux en
misant sur sa proximité en matière d'information. Dans ce cas, les produits
du terroir sont absents, sauf dans le secteur de l'information, à moins
qu'un cahier de charges n'impose certaines productions régionales originales
(mais comment les financer et pour quelle audience?);
-
la télévision de
Belgique francophone se voit dotée des moyens lui permettant de faire face à
la concurrence en proposant une télévision "alternative". Dans ce cas, la
part de productions peut être importante mais cela suppose que des choix
aient été opérés et un soutien politique substantiel supplémentaire accordé
afin de dégager les moyens nécessaires.
Cette troisième
hypothèse, basée sur les tendances actuelles du marché transnational de
télévision, laisse supposer que l'effort de création ne pourrait venir que de
subventions publiques, dès lors que les télévisions privées ayant eu quelque
velléité d'intégration au marché belge auraient disparu ou seraient tellement
peu ancrées en Communauté française qu'on ne pourrait plus les qualifier de
"télévisions de la Communauté française de Belgique"
(2).
Une stratégie moins
radicale pourrait envisager le maintien d'un certain ancrage national ou
communautaire dans le chef de chaînes privées transnationales dont la station
belge serait un maillon.
Mais une telle stratégie
pourrait-elle intégrer la programmation d'oeuvres du terroir? Si l'on prend le
cas de VTM, on pourrait l'imaginer. Par contre, les actuels succès de RTL-TVI,
dont l'ancrage communautaire "Belgique francophone" est quasi nul en terme de
programmation (3),
donneraient plutôt à penser que les succès d'une chaîne n'ont aucun rapport avec
la production d'un "effet miroir" de la Communauté française sur elle-même. A
tout le moins, cet effet-miroir ne semble pas indispensable à la population
d'une chaîne, dès lors que subsistent certains points de référence "nationaux"
(information, la météo, le jeu)
(4).

Le cas des "télévisions
culturelles"
Le créneau ultime de
sauvegarde de l'image du terroir pourrait bien sûr résider dans une "télévision
culturelle" misant volontairement sur une faible audience et des produits hauts
de gamme.
C'est un peu le pari
actuel de Télé 21, avec les menaces constantes qui y sont liées. Sauf option
politique claire, il semble difficile de justifier économiquement ce genre de
choix. On pourrait certes miser sur un concept télévisuel de type PBS dans
lequel l'équilibre budgétaire provient non seulement des subventions publiques
mais également des participations volontaires des téléspectateurs et de l'aide
des grandes fondations du mécénat (américain, en l'occurrence).
Les responsables de Télé
21 paraissent actuellement rêver du modèle de Channel 4 mais il ne faut pas
oublier que cette chaîne britannique relève du secteur privé et qu'un dispositif
légal pourvoit à son large financement grâce aux bénéfices publicitaires de l'ITV.
Seule alternative :
l'affiliation au réseau qui sera probablement issu de la diffusion européenne de
"La 7". Si cette chaîne parvenait à devenir un network culturel, elle pourrait
prévoir des décrochages régionaux dans lesquels pourraient s'intégrer les
produits du terroir. Mais alors, la culture wallonne et francophone ne
serait-elle pas enfermée dans un "ghetto culturel" (Cf. les réflexions de
Dominique Wolton dans son récent ouvrage Eloge du Grand Public)?
3. Les télévisions
locales et communautaires
Si l'avenir des
télévisions de la Communauté française semble incertain, que dire de celui des
télévisions communautaires? Dans le cadre actuel, elles bénéficient de
subventions publiques de production propre limitée à des proportions viables, ce
qui pourrait accroître leurs plages d'émission et leur permettre de diffuser des
programmes de type "terroir".
Les télévisions
communautaires pourraient résister à la vague du grand marché européen qui
passera par-dessus leur niveau de préoccupation. On peut aussi imaginer que leur
implication publique et leur proximité territoriale vis-à-vis du téléspectateur
leur conserveront l'attention du législateur.
Mais c'est leur
crédibilité, intrinsèque et en terme d'audience, qu'elles devront affirmer si
elles souhaitent devenir le relais de cette expression du terroir, sous peine de
marginaliser ces productions à l'instar de certaines chaînes nationales.
Le rôle des télévisions
communautaires est aujourd'hui en tout cas à minimiser fortement, étant donné
leur totale incapacité financière de partnership à un quelconque projet de
création (elles sont elles-mêmes plutôt demandeuses, en l'occurrence).

4. Les marchés
internationaux
Corollaire de tout ce qui
précède : au delà de leur diffusion en Communauté française, opportune pour
forger l'identité culturelle de la région, affirmer et entretenir sa mémoire,
les produits qui auraient une "griffe" Communauté française de Belgique
peuvent-ils présenter un quelconque intérêt pour les marchés internationaux
d'acquisition de programmes de télévision?
A partir de ce qui
précède - notamment en raison de l'internationalisation des standards de
programmation et de contenu et en raison de l'état des "productions belges
(5) et vu les
difficultés éprouvées par la RTBF pour commercialiser ses produits à l'extérieur
(6), la réponse
semble être non.
Seuls les archétypes
transnationaux paraissent capables de rassembler des audiences culturellement
différenciées. Il faut reconnaître qu'en ces domaines, la Flandre semble
disposer de plus d'atouts culturels que la Wallonie. Reste le cas de Bruxelles,
présentement sans couleur culturelle particulière mais dont le rôle de capitale
européenne, s'il se confirmait, pourrait amener l'imaginaire collectif à
l'assimiler à divers symboles peut-être utilisables dans la Grande Europe et au
delà.
5. Le public
Pour l'instant, le public
n'a guère l'occasion de s'exprimer que via la (non) consommation de programmes
audimatés dont le "formatage" dans la grille a été conçu en dehors de lui.
On peut toutefois noter
qu'une partie de ce public est sensible à une certaine "couleur locale" des
programmes. Exemple : le succès des magazines d'information de RTBF1, diffusés à
une heure de début de prime-time où toutes les autres chaînes proposent
divertissement ou fiction.
En France, le public
manifeste un vif intérêt pour les programmes français de fiction, lesquels
recueillent les meilleurs résultats d'audience. Mais, jusqu'à preuve du
contraire, le public belge ne semble pas réagir de la même manière en ce qui
concerne les programmes de fiction belges.
Il serait intéressant de
vérifier si le public belge francophone n'est pas avant tout sensible aux
produits télévisuels (de fiction) francophones, c'est-à-dire à des programmes
dont la référence est l'univers de la culture française au sens large. Si cette
hypothèse se vérifiait, ne faudrait-il pas insister davantage sur le concept de
"culture française", plus petit commun dénominateur des publics francophones
différenciés, plutôt que sur celui de "terroir"?
(Octobre 1991)
Notes
(1)
Cette situation semble particulière à la Communauté française de Belgique. Il
faut, en guise de comparaison citer le cas de VTM, dont l'incontestable succès
face à la BRT s'explique selon les responsables de la chaîne eux-mêmes, en
raison des sitcoms flamandes, tournées avec des acteurs flamands. Un créneau
délaissé par la télévision publique et face auquel le processus d'identification
amorcé par la chaîne privée a pleinement joué.
(2) Ceci aussi bien dans le cas de RTL-TVI, que de Canal
Plus dont l'ancrage belge est déjà aujourd'hui minimal en terme de programmation
et dont le capital pourrait aisément se restructurer vers une réappropriation
totale par des partenaires français. Sur le plan culturel toutefois, au cas où
Canal Plus - il en est question - rachèterait la chaîne à péage Filmnet, dont
les contrats prévoient d'abondantes programmations de films américains (MGM,
United Artist, Universal, Paramount, Walt Disney, Columbia, Twenty Century Fox,
Warner Bros), on peut croire que c'est la "culture" américaine qui profiterait
en définitive du capital de Canal Plus.
(3) A tel point que la Communauté française a dû imposer aux
chaînes autorisées d'investir des sommes significatives dans l'image de la
Communauté...
(4) A ce propos, le succès du jeu "Coup de dés" de RTL-TVI,
misant sur la proximité et l'image du terroir ... mais dans un show TV, pourrait
donner à penser que "identification régionale ou communautaire" ne rime pas
nécessairement avec "oeuvre de création" mais plutôt avec "produit de télévision
moyen, populaire de courte durée".
(5) Dans le domaine du Sitcom, cf. le sort du "Bonheur d'en
face", production belge conçue selon les standards internationaux mais avec un
ancrage "belge", tout en ayant des ouvertures sur le marché français (Annie
Cordy, ...). En fin de compte, mise à part une diffusion RTBF (premier
commanditaire TV), la série a bien été rachetée par TF1, ... mais pour diffusion
dans un créneau de matinée!
(6) Mais il est vrai que la RTBF propose peu de choses sur
les marchés. Notamment dans le secteur de la fiction.

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