Les centres
d'enseignement à horaire réduit
André Réa
Chercheur à l'ULB, Institut des
Sciences du Travail
Au cours des
années 80, l'insertion professionnelle des jeunes a constitué un
sujet politique important. Il est vrai que durant cette période les
jeunes ont particulièrement été touchés par l'augmentation du
chômage. La crise de l'emploi a ravivé la thèse de l'inadéquation
entre les formations scolaires et les exigences du monde économique,
inadéquation présentée comme la cause du chômage des jeunes. L'école
fut, durant cette période, particulièrement malmenée et les jeunes,
certains jeunes, identifiés par divers qualificatifs relativement
stigmatisants. On les dit infra-qualifiés, inadaptés, défavorisés,
ou tout simplement "jeunes".
Pour répondre à ladite
non qualification des jeunes, la loi du 29 juin 1983 a porté la scolarité
obligatoire à 18 ans. Les Centres d'Enseignement à Horaire réduit ont été créés
pour accueillir les jeunes qui effectuent une scolarité à temps partiel. Cette
loi, notamment dans l'exposé des motifs, présente de manière négative les jeunes
qu'elle vise.
D'autres modes de
désignation couramment utilisés pour catégoriser les jeunes dont les attitudes
et les opinions dérogent aux normes dominantes contribuent également à en faire
une classe réelle. Ainsi, existerait-il des groupes de "jeunes exclus", "de
jeunes en difficulté", de "jeunes en danger", de "jeunes défavorisés". Ces modes
de désignation, par essence nominalistes, juxtaposent parfois, dans une même
classe, des individus vivant dans des conditions éloignées. Par ailleurs, ces
désignations naturalisent et personnalisent les caractéristiques qui sont au
fondement des classements. Les jeunes dénommés "exclus" n'ont pas une existence
en soi. La démarche particulière qui consiste à restituer les conditions de
production de l'exclusion a notamment fait défaut lors des débats sur la
prolongation de la scolarité.
En définissant
négativement les jeunes "lassés de l'école", en stigmatisant leurs manques, en
ontologisant le caractère de "jeunes à risque", une justification à la loi sur
l'obligation scolaire a certes été trouvée, mais elle n'a pas contribué à
améliorer la connaissance et la reconnaissance de ces jeunes. Les termes
utilisés au cours des années 80 se distinguent peu des modes de désignation
utilisés au cours de l'histoire de la scolarisation : la rhétorique de la
moralisation. En l'espace d'un siècle, nous sommes passés de la
"moralisation de la classe ouvrière" à la "moralisation d'une forme de
jeunesse", ce qui n'est, tout compte fait, qu'une variation sur un même thème.
Aussi est-il nécessaire d'aborder l'étude de la transition de l'école à
l'entreprise, en présentant la jeunesse, notamment, comme le produit de l'état
du rapport entre ces deux espaces sociaux.
La période de la vie
qualifiée aujourd'hui de jeunesse résulte d'un long processus d'exclusion
progressive de la jeunesse biologique de la sphère de production et
corrélativement du processus de scolarisation en cours depuis le début du XXème
siècle. C'est ce qui nous permet de dire que progressivement le modèle de la
jeunesse studieuse a supplanté celui de la jeunesse laborieuse. Les indices de
ces deux processus sont, d'une part, la chute des taux d'activité des jeunes de
moins de 18 ans et, d'autre part, l'augmentation des taux de scolarisation. Les
modifications intervenues dans le passage de l'école à l'emploi s'inscrivent,
notamment, dans le prolongement de ce processus.
Les Centres
d'Enseignement à Horaire réduit
L'étude que nous avons
réalisée se base sur une enquête statistique auprès de 1455 élèves inscrits dans
les CEHR. Cette enquête quantitative a été complétée par des entretiens avec 28
jeunes.
Trois éléments essentiels
se dégagent de l'analyse des trajectoires sociales des jeunes. Les élèves des
CEHR se caractérisent avant tout par deux traits communs : l'origine sociale
et l'échec scolaire. De plus, les résultats tendent à relativiser la
vision trop négative et stigmatisante que certains portent à l'adresse de ces
jeunes : les élèves des CEHR ne sont ni sans projet, ni sans
motivation.

L'origine sociale
Les élèves proviennent en
grande majorité des classes populaires, que les parents soient salariés ou
indépendants, qu'ils soient belges ou étrangers. Les parents (la plupart du
temps père et mère travaillent) exercent le plus fréquemment des métiers
d'exécutants, de manoeuvres, soit dans l'industrie, soit dans les services.
Lorsque nous parlons de classes populaires, il est clair qu'il ne s'agit ni de
classes défavorisées, ni de milieux handicapés socio-culturellement. L'usage de
ces deux notions a pour fonction d'occulter les mécanismes de reproduction
inégale des ressources en renvoyant aux seules familles la responsabilité de
leur propre destin.
Depuis le début de
l'histoire de l'instruction publique, les élèves ont tiré de leur expérience
scolaire des bénéfices différenciés, notamment en fonction de leur origine
sociale. La sur-représentation des jeunes provenant des classes populaires dans
les CEHR, tout comme dans l'enseignement professionnel de plein exercice, montre
à suffisance que le débat sur l'égalité des chances à l'école est loin d'être
clos.
L'échec scolaire
Ces élèves sont, par
ailleurs, marqués par l'échec scolaire. Celui-ci a souvent débuté durant le
cycle primaire. Néanmoins, les effets des échecs scolaires au cours des deux
premières années de l'enseignement secondaire semblent peser davantage sur la
suite de la scolarité que ceux du cycle primaire. Ceux-ci apparaissent plus, aux
yeux des jeunes et de leurs familles, comme des accidents de parcours, aisément
acceptables.
Tant l'analyse
statistique que les entretiens avec les jeunes convergent pour relever
l'importance qu'il faut accorder aux deux premières années de l'enseignement
secondaire, et ce indépendamment de l'orientation en début du secondaire. Si les
CEHR accueillent prioritairement les élèves provenant de l'enseignement
professionnel, tous les jeunes n'ont pas débuté leur scolarité secondaire en
1ère Accueil (1B). L'inscription au CEHR se fait moins au terme d'un cursus
scolaire spécifique qu'à la suite d'une accumulation d'échecs scolaires.
Au cours de la crise
économique, toute l'attention s'est centrée sur la recherche de la relation
formation/emploi, demeurée introuvable. Le faux problème de la qualification a
cependant occulté le vrai problème de l'échec scolaire. La généralisation de la
scolarisation rend plus visible qu'auparavant ces "ratés" du système. Elle
montre, par ailleurs, que l'homogénéisation qui a été un des principes de la
scolarisation provoque d'importants échecs et cause de nombreuses pertes.
L'interprétation substantialisée qui trop souvent prévaut pour expliquer ces
échecs scolaires ne permet pas de mettre à jour le processus mystificateur qui
consiste à faire passer pour "doués" les individus qui sont "dotés" des
prédispositions pour jouer les jeux gagnants de l'école. L'absence d'analyse de
l'effet scolaire sur les destins sociaux est alors au principe des jugements qui
stigmatisent ceux qui n'ont pu utiliser l'école comme instrument de consécration
sociale.

Devenir professionnel,
devenir social
L'analyse statistique a
mis en évidence l'absence de relation causale entre le cursus scolaire et
l'occupation durant l'autre mi-temps. Si le niveau scolaire ne détermine pas
l'occupation durant l'autre mi-temps, la politique de l'établissement joue, par
contre, un rôle déterminant sur l'insertion professionnelle des jeunes.
Le nombre d'élèves
bénéficiant d'un contrat de travail ou d'un contrat d'apprentissage est
infinitésimal. Une forme particulière de mise au travail se développe : le
stage. Celui-ci, sans aucun cadre légal, peut être considéré comme une pratique
de formation en alternance (aspect pédagogique) et comme un mode d'insertion
professionnel (aspect statutaire). Si d'aucuns lui attribuent une vertu
pédagogique, sans doute à raison, il est difficile de ne pas le considérer aussi
comme une forme précarisée de l'entrée dans la vie active.
Pratiquement tous ces
jeunes s'orientent vers les segments secondaires du marché de l'emploi, dans les
postes manuels d'exécution. Les jeunes engagés dans les contrats de formation en
alternance auront probablement un emploi sur le marché primaire de l'emploi et
connaîtront un autre statut social : celui d'ouvrier qualifié.
Des acteurs sociaux,
notamment certains employeurs, évoquent l'absence de motivation au travail.
L'analyse des représentations et des pratiques de ces jeunes montre au contraire
qu'une majorité de ceux-ci sont motivés par le travail. Par ailleurs, ce qui
peut apparaître comme une forme "d'absence de motivation" ne doit pas être
confondu avec la désillusion qui peut accompagner l'exercice du travail. Ainsi,
le décalage entre les attentes des jeunes en matière d'apprentissage d'un métier
et les tâches qui leur sont objectivement proposées peut être au principe du
désenchantement manifesté. Dans ce cas, le problème tient moins aux
caractéristiques des jeunes qu'à celles du travail exercé, de ses conditions et
de son environnement. En d'autres termes, il ne suffit pas de savoir si les
jeunes sont motivés, encore faut-il savoir si le travail est motivant; de même
il ne suffit pas que les jeunes soient qualifiés, il faut encore que le travail
qualifie.
De nombreux jeunes ont
défini un devenir professionnel et personnel. L'analyse typologique a révélé
l'existence de diverses formes de définition. Toutefois, l'occupation durant le
second mi-temps ou le statut du jeune sont des critères insuffisants pour
apprécier et différencier ces devenirs professionnels.
Ils se distinguent selon
les logiques d'action dans lesquelles les jeunes évoluent. Les pratiques qui en
émergent ne sont pas réductibles aux déterminants antérieurs, qu'ils soient
familiaux ou scolaires; elles s'inscrivent dans le champ de la mobilisation des
ressources. Elles se construisent à partir de l'interaction entre la
représentation du travail et de la qualification d'une part, et les déterminants
sociaux, familiaux et scolaires d'autre part. Elles dépendent aussi de la
capacité des familles à jouer la mobilité sociale.
Pour certains, ces
pratiques s'élaborent au sein du CEHR qui constitue alors un lieu de
structuration. Pour d'autres, elles préexistent à l'inscription ou CEHR. Enfin,
les jeunes dont le devenir professionnel est encore indéterminé, trouvent dans
le CEHR un lieu d'attente, de transition, duquel émergera peut-être la
définition d'un devenir professionnel.
(Octobre 1991)

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