Formation et emploi
Matéo Alaluf
Professeur à l'Institut des
Sciences du Travail à l'ULB
1. Critique
de la notion d'adéquation
Avec la crise, le débat
sur les relations entre formation et emploi a gagné en importance et se trouve
au centre des polémiques.
Si les termes du débat se
sont continuellement modifiés, celui-ci, paradoxalement, ne semble guère se
renouveler pour autant quant au fond. Bien sûr, alors que précédemment l'accent
était mis sur les problèmes d'inégalité d'accès à l'école et au travail et que
l'on se préoccupait des pénuries de main-d'oeuvre, à présent la réflexion
s'inscrit dans un contexte de chômage.
Le problème reste
cependant celui de l'orientation scolaire et professionnelle des jeunes, d'une
part, et celui de l'évaluation du système dans ses filières, ses contenus et ses
méthodes, d'autre part. Pour y répondre, c'est une vieille notion, abandonnée
depuis la fin des années '70, qui reprend le dessus : celle de l'adéquation du
système d'enseignement aux besoins des entreprises en personnel scientifique et
technique qualifié. Quelle est d'abord la pertinence de cette conception de
l'adéquation qui polarise à nouveau les polémiques?
Cette problématique de
l'adéquation ne provient pas des disciplines académiques (économie et
sociologie) relatives à l'éducation et à l'emploi. Une étude récente fait bien
le point en la matière
(1). Pour
l'économie de l'éducation, l'après-guerre a été nettement dominée par la théorie
du "capital humain" qui considère l'éducation scolaire comme un investissement
productif. La sociologie de l'éducation, marquée par les travaux de Pierre
Bourdieu, a pour une bonne part opéré une reconversion de la notion de capital
économique en capital culturel, et mis en avant la théorie de la "reproduction".
De même, bien que s'opposant aux analyses en termes de reproduction sociale, le
modèle "d'inégalités des chances" développé par Raymond Boudon place aussi au
centre du débat la notion de "mobilité sociale"
(2).
En fait, ce sont les
travaux relatifs à la planification, au lendemain de la guerre, qui poseront la
question en termes d'adéquation. Dès le premier plan français, M. Jean Monnet
pose le problème en ce qui concerne la reconstruction des secteurs de base, et
le deuxième plan (1952-1957) désigne les pénuries de main-d'oeuvre qualifiée
comme élément de blocage de la croissance. Par après, les plans envisagent la
planification des flux scolaires en fonction des perspectives de développement
des différents secteurs d'activité. Ainsi les flux scolaires devront-ils
correspondre aux prévisions d'emploi par secteur, par région et par profession.
La confirmation des flux scolaires avec les évolutions professionnelles
projetées devrait aboutir à des balances d'emploi équilibrées, attestant ainsi
de l'adéquation entre les emplois offerts et les formations reçues. Tout écart
entre les connaissances acquises et celles qui sont utilisées correspond,
suivant cette démarche, à des gaspillages. Dans cette conception, le système
éducatif doit obéir aux injonctions de l'appareil productif.
Comme dans les autres
pays industrialisés, en Belgique aussi ces orientations, largement stimulées par
l'OCDE, se développent. L'information de base sur les besoins en main-d'oeuvre
est fournie par les recensements généraux de la population, ainsi que par les
enquêtes menées depuis 1956 par le Centre d'Etude des Problèmes sociaux et
professionnels de la Technique (CEPSPT)
(3). Ces données
font ensuite l'objet de projections par extrapolation des tendances passées.
C'est ainsi que le Conseil national de la Politique scientifique établit son
rapport sur l'expansion universitaire
(4), et que les
travaux de Bureau de Programmation économique d'abord et du Bureau du Plan
ensuite tentent d'établir des prévisions d'offre et de demande de diplômés
(5).
Cependant, au fur et à
mesure que ces travaux progressent et se développent, l'idée selon laquelle les
flux de formation doivent se calquer sur les prévisions d'emploi paraît
contestable du point de vue de l'analyse économique. Ainsi le fait que les
modèles ne peuvent prendre en compte les phénomènes de mobilité professionnelle,
la fragilité des nomenclatures qui servent de base aux prévisions, le fait que
les projections sectorielles supposent l'homogénéité (non vérifiée) des
structures d'emploi correspondantes et qu'elles ignorent l'influence du progrès
technique et des transformations des structures de l'emploi
(6) sont mis en
évidence. De plus cette tentative d'appréhension des structures de l'emploi peut
être taxée "d'écononisme" dans la mesure où elle ignore totalement les facteurs
sociaux et institutionnels du changement. Les évolutions observées ne sont-elles
pas, en effet, tout à la fois le résultat des contraintes de rentabilité, mais
aussi des aspirations et des insatisfactions des partenaires en présence, à
savoir les employeurs et les travailleurs? L'analyse ne peut donc pas faire
abstraction des revendications et stratégies des organisations syndicales et
patronales, ni des politiques d'emploi et de résorption du chômage mises en
oeuvre par les pouvoirs publics.
Si bien que la
confrontation des prévisions avec les tendances observées a mis en évidence non
seulement les lacunes techniques des projections, mais aussi l'inconsistance des
bases théoriques sur lesquelles elles reposaient. Elles furent donc
progressivement écartées des travaux de planification. En fait tous les
résultats des recherches convergeaient : ce n'est pas en termes d'adéquation
qu'il fallait envisager les rapports entre formation et emploi. Tout indiquait
au contraire que l'acquisition de "savoir" et "savoir-faire" et leur mise en
oeuvre dans une activité économique, ou encore la possession d'un titre scolaire
et l'exercice d'une profession s'articulent à partir de médiations multiples et
de rapports complexes.

2. Tendances
significatives
Les différentes études
sur les structures d'emploi menées en Belgique que nous venons d'évoquer
permettent de dégager un certain nombre de tendances significatives.
On est d'abord frappé par
la diversité des diplômes dont sont porteurs les travailleurs dans un secteur
d'activité déterminé. On peut effectivement penser que la probabilité d'accéder
à un certain niveau d'emploi est la plus forte pour le niveau de formation qui
lui correspond "normalement". Encore faudrait-il pouvoir définir "le niveau de
formation normal", et prendre en compte l'ensemble des diplômés de niveau
excentrique par rapport aux diplômés "normaux" et présents dans toutes les
activités. Prenons par exemple le cas des fabrications métalliques. Ce secteur
se caractérise par la proportion relativement importante qu'occupent les
diplômés de l'enseignement technique et professionnel. Mais on y trouve
également un grand nombre de diplômés de l'enseignement général et même
artistique. Il n'existe donc pas de correspondance directe entre type de
formation et emploi occupé.
Cette hétérogénéité
sectorielle une fois admise, on peut également dégager des spécificités propres
aux différentes activités. Ainsi dans l'agro-alimentaire les travailleurs
peu scolarisés sont particulièrement nombreux et les niveaux intermédiaires très
peu fournis; dans la chimie, les taux d'encadrement en diplômés
universitaires et de l'enseignement supérieur sont relativement élevés, alors
qu'ils sont faibles dans la construction; enfin, dans les fabrications
métalliques et les transports, la part des diplômés de l'enseignement
technique secondaire, supérieur et professionnel est relativement importante
dans l'emploi sectoriel
(7).
On observe également au
niveau de la population active occupée, d'une part, une proportion importante de
travailleurs qui disposent seulement d'un diplôme de l'enseignement primaire,
mais, d'autre part, on enregistre la diminution très nette de cette catégorie de
diplômés au cours des dernières années. Ainsi se trouve confirmée la tendance
suivant laquelle, en période de crise, les taux de scolarisation de la
population tendent à augmenter considérablement. En période de manque d'emploi,
on a effectivement tendance à prolonger la scolarité de manière à retarder le
moment du chômage, de la recherche difficile d'un travail ou de l'émigration.
La principale tendance
observée à travers ces différentes enquêtes réside cependant dans le contraste
entre l'augmentation importante du niveau d'instruction des travailleurs depuis
le début des années 70, et la stabilité relative des structures de l'emploi, en
particulier des proportions d'ouvriers qualifiés, spécialisés et manoeuvres
pendant la même période. Pour occuper un même emploi aujourd'hui, il faut avoir
un niveau d'instruction nettement plus élevé que quelques années auparavant. Si
bien que la disparité que nous avons soulignée entre titre scolaire et
classement professionnel revêt en fait une signification concrète dans le cadre
du fonctionnement des marchés du travail.
(Octobre 1991)
Notes
(1)
Sous la direction de L. TANGUY, L'Introuvable relation formation/emploi. Un
état des recherches en France,
La Documentation française, Paris, 1986.
(2) Ces aspects ont été développés dans M. ALALUF, Le
Temps du labeur. Formation, emploi et qualification en sociologie du travail,
éd. de l'Université de Bruxelles, 1986. Voir en particulier le chapitre 5.
(3) Voir à ce sujet : Premier Livre blanc sur les besoins
de l'économie belge en personnel scientifique et technique qualifié,
Bruxelles 1958; Deuxième Livre blanc sur les besoins de l'économie belge en
personnel scientifique et technique qualifié, Bruxelles 1972, ainsi que les
diverses études sectorielles réalisées par le CEPSPT entre 1956 et 1975.
(4) Conseil national de la Politique scientifique,
L'Expansion universitaire, Bruxelles, 1969 (2 volumes).
(5) Bureau du Plan, Plan 1971-1975. Population et
Emploi, mai 1971.
(6) Nous avons déjà développé cet ensemble de critiques dans
M. ALALUF, La prévision d'emploi par niveau et par type de formation et une
nouvelle approche de la qualification, dans Revue de l'Institut de Sociologie,
n° 2, 1974, p. 353 à 363.
(7) M. ALALUF, et R. DE SCHUTTER, Diplômés de
l'enseignement technique et activités professionnelles agro-alimentaire, chimie,
fabrications métalliques, transports, Etude effectuée par l'Institut de
Sociologie de l'ULB à la demande du Ministère de l'Education nationale et de la
Culture française, Bruxelles, 1981.

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