Le devenir économique de
la Wallonie (2/2)
Albert Schleiper
Directeur du Centre
Universitaire de Charleroi (CUNIC)
Centre interuniversitaire de Formation permanente (CIFOP), Charleroi
.../...
2. Quel(s) type(s)
d'éducation faudra-t-il promouvoir pour induire et soutenir les mutations
attendues ?
2.1. L'expertise
technique appropriée de celles et ceux qui lui sont confiés est certainement
une des finalités importantes du système éducatif mis en place en Wallonie.
Cette expertise ne peut cependant plus être déterminée par les seuls contenus
scientifiques et techniques : elle doit intégrer les exigences qu'impose la
déparcellisation des tâches et la participation de chaque acteur aux
processus de décision. C'est ce qu'exprime bien Jean-Pierre SICARD
(30)
lorsqu'il fait remarquer que "les emplois de conduite de machines ou d'ensembles
automatisés requérant l'exercice d'une véritable polyfonctionnalité se
multiplieront. Les travailleurs devront détenir non seulement ce qui constitue
aujourd'hui l'un des éléments de la qualification de l'ouvrier qualifié
traditionnel - la connaissance des matériaux et des pièces d'usines -,
c'est-à-dire une spécialité inscrite dans un champ professionnel, mais aussi une
connaissance des principes de base du fonctionnement de leurs machines pour en
assurer le réglage, l'entretien préventif et le petit dépannage, et enfin, une
capacité à se situer dans un vaste ensemble informationnel, pour produire et
faire circuler les données nécessaires à la régulation du fonctionnement des
installations. D'où deux dimensions structurantes pour l'activité des opérateurs
sur installation automatisée :
-
la nécessité que
soient pris en compte, au plus près de la production, des éléments de
gestion économique;
-
la responsabilité
très grande des opérateurs à l'égard du fonctionnement d'ensemble de
l'entreprise.
Car la qualité des
relations entre les différentes fonctions impliquées dans la production
(fabrication, gestion de la production, méthodes, essais) s'imposera comme l'un
des facteurs-clés de la productivité et de la qualité du travail. De nouveaux
types d'emplois à l'interface des diverses fonctions apparaîtront".
Dès lors, toute démarche
d'éducation et de formation doit développer, outre les compétences techniques et
les capacités d'abstraction, le sens des responsabilités, l'esprit d'initiative,
le goût d'une polyvalence qui n'exclut pas l'expertise et le souci de
décloisonnement. Trop nombreux encore sont les modes d'action qui ne tiennent
compte que d'un aspect des problèmes - technique par exemple - en oubliant ou en
sous-estimant l'importance des autres - juridique, commercial, relationnel, ...
Ces nouvelles exigences
impliquent bien sûr une élévation généralisée du niveau de formation mais
également une flexibilité beaucoup plus importante du "système scolaire" de
manière à permettre aux pouvoirs organisateurs la mise en oeuvre rapide de
programmes nouveaux, adaptés à l'évolution de la demande.
2.2. Un autre défi
que devra relever le système d'éducation et de formation est l'accentuation du
caractère pluri-culturel de la Wallonie. Déjà fort présent actuellement, il ne
pourra être que renforcé par le développement et l'internationalisation des
activités économiques.
2.3. Il convient
également de souligner l'importance de la formation continuée dans les processus
d'innovation que les entreprises performantes mettent en oeuvre régulièrement.
Celles qui évaluent correctement ce que signifie l'innovation le savent bien :
on ne peut exiger de la formation initiale qu'elle mette sur le marché du
travail des personnes immédiatement compétentes dans les technologies et les
modes de gestion les plus récents. Il faut donc que les entreprises intègrent
dans leur organisation cette préoccupation permanente de la formation de leur
personnel. Cette formation continuée sera évidemment d'autant plus efficace que
la formation de base aura été appropriée dans le sens exposé en 2.1. ci-dessus.

2.4. Enfin, le
redéploiement des activités économiques wallonnes requiert qu'un certain nombre
d'attitudes nouvelles émergent de tous les domaines de l'éducation.
a. De celui des cultures
...
Chaque groupe social
véhicule des valeurs dont il n'est pas évident qu'elles soient
particulièrement favorables aux activités à pertinence économique ou aux
conditions requises par le travail dans l'industrie, l'artisanat et le
commerce. Les ambitions individuelles et familiales sont déterminées par la
hiérarchie que l'on établit entre les fonctions et les métiers, hiérarchie
de l'estime qui est souvent parallèle à la hiérarchie des rémunérations et à
la considération dont chacun bénéficie dans son travail.
C'est une des raisons
pour lesquelles les changements d'attitudes doivent nécessairement concerner
l'ensemble du corps social et modifier la culture familiale et locale aussi
bien que celle des entreprises, des administrations, des média et du monde
politique.
b. ... comme de celui des
formations
On n'ose peut-être pas
assez dire que l'activité économique, le rôle des entreprises et leur
contexte, la nécessité du travail efficace et intelligent, l'expérience de
démarches créatives et efficientes, bref tout ce qui engendre le bien-être,
sont beaucoup trop absents des milliers d'heures de "formation" que l'on
impose aux enfants et aux adolescents.
Prendre comme terrain
d'étude la vie et le développement des entreprises permettrait certainement
de communiquer des savoir-faire techniques, scientifiques et relationnels
beaucoup plus facilement que par le truchement de théories et d'exercices
dont l'éloignement par rapport aux réalités démotive un trop grand nombre
d'étudiants. A cet avantage, il faut ajouter que la référence plus
habituelle à l'entreprise permettrait de renforcer les liens de
compréhension et de collaboration entre enseignants et décideurs
économiques.
2.5. En fait, il
est urgent de mettre en place des modèles éducatifs nouveaux, mieux appropriés à
ce qu'est l'"humanité" aujourd'hui et à ce qu'elle sera demain. Leurs effets
devraient se faire sentir aux trois niveaux dont la conjonction est
indispensable, tant pour la Wallonie que pour le reste du monde :
-
celui de l'initiative
technique et financière où, notamment, la recherche d'une rentabilité
collective à moyen et long terme peut se substituer à la poursuite d'un
profit individuel immédiat;
-
celui de l'accueil
réservé à cette initiative et aux modes de gestion qu'elle implique par les
travailleurs et leurs familles;
-
celui de
l'accompagnement mis en place par les pouvoirs publics qui ne sont peut-être
pas encore assez conscients du rôle et de l'influence toniques que peut
exercer une administration efficace; divers auteurs insistent sur
l'importance croissante de cet accompagnement
(31) et
J. Henrotte y consacre la majeure partie de son article (déjà cité)
notamment pour souligner le rôle que peuvent jouer des municipalités
dynamiques.
Au consensus parfois naïf
ou résigné qui entoure aujourd'hui les entreprises, ces modèles nouveaux
permettront de substituer une attitude de partenariat, à la fois positive et
vigilante, et de réaliser ainsi une des principales conditions du devenir
économique d'une région.

3. De quels moyens les
pouvoirs publics concernés devront-ils disposer pour mettre en oeuvre le système
d'éducation requis ?
Pour répondre à cette
question, deux démarches semblent nécessaires.
3.1. Il faut
d'abord s'interroger sur l'évolution des finances publiques communautaires et
régionales et recourir, pour ce faire, à des simulations à l'aide de modèles.
Deux approches ont été mises en oeuvre dans cette perspective :
-
d'une part, celle de
Giuseppe Pagano, déjà citée, qui aborde la question de la marge financière
pour une politique d'enseignement en Région wallonne;
-
d'autre part, celle
de Muriel Bouchet, déjà citée également, qui analyse l'incidence de
variables particulières (la population scolaire, par exemple) sur les
recettes et dépenses de la Communauté française et de la Région wallonne.
-
3.1.1. La
contribution de G. Pagano a pu faire référence aux décisions du récent conclave
budgétaire concernant le transfert intégral de la radio-redevance aux
Communautés et, ce qui est plus important, la révision de la loi spéciale de
financement de janvier 89. Ces décisions n'ayant pas encore été traduites en
textes légaux, il ne s'agit évidemment que d'une première analyse.
Il faut dire que sans ces
mesures, la marge de manoeuvre pour une politique d'enseignement renouvelée
serait tout à fait insuffisante.
"L'analyse détaillée
du financement des dépenses communautaires d'enseignement dégageait avant toute
chose l'impression du carcan financier. Celui-ci s'expliquait d'abord par
l'absence d'imposition communautaire autonome. Les Communautés constituaient le
seul niveau institutionnel qui, en Belgique, ne disposait pas de pouvoir fiscal.
L'extrême modicité des recettes non fiscales propres nous permet d'écrire que
les Communautés dépendaient entièrement des dotations prévues par la loi
spéciale de financement.
Or, les modalités pour
le calcul de la dotation d'enseignement sont précisément des plus rigoureuses.
D'une part, le principe de la croissance des montants de base en termes réels
est appliqué à l'enseignement au delà de la période transitoire, alors qu'il est
abandonné en régime définitif pour toutes les autres politiques tant régionales
que communautaires. Mais la rigueur va même au delà, puisqu'en adaptant, d'autre
part, la dotation à la dénatalité, c'est en fait la croissance nulle des
dépenses en termes réels et par élève que la loi impose"
(32).
En ce qui concerne la
possibilité d'une contribution régionale au financement des dépenses
communautaires d'enseignement, il est important de remarquer que la simulation
de l'évolution des moyens et des dépenses de la Région wallonne ne fait
apparaître des excédents qu'en 1998.
"La Région wallonne
dispose certes d'autres possibilités de financement : la possibilité
d'imposition propre et un important patrimoine industriel dont on peut
logiquement attendre un certain revenu. On voit mal, cependant, la Région lever
un impôt destiné à financer une politique qui n'est pas directement de sa
compétence. Quant au rendement du patrimoine industriel, on sait combien il peut
être variable d'une année à l'autre.
En conclusion, il est
évidemment possible que la Région wallonne contribue au financement des dépenses
communautaires d'ensei-gnement pour des montants annuels de l'ordre de quelques
milliards. Mais il paraît irréaliste d'en attendre davantage au moins à court
terme, c'est-à-dire tant que la Région ne se trouvera pas elle-même dans une
position structurellement équilibrée et même excé-dentaire"
(33).
Du côté de la Redevance
Radio Télévision, G. Pagano a calculé que, sur base des recettes 1990, on peut
espérer un accroissement de ressources annuelles de l'ordre de 2 milliards.
Quant à la révision de la
loi spéciale de financement, les options prises excluent que la dotation soit
calculée sur base du Produit national brut. En fait cette révision repose sur la
possibilité pour les Communautés d'imposer des centimes additionnels à l'impôt
des personnes physiques. Dans les hypothèses de calcul retenues par G. Pagano,
un additionnel de 1 % entraînerait des ressources supplémentaires pour la
Communauté française évoluant de 3 à 7 milliards entre 1992 et 2008.
Au terme de cet examen de
projections qui ne sont certainement pas parmi les moins optimistes que l'on
puisse faire, G. PAGANO établit le diagnostic suivant : "Existe-t-il en fin
de compte une marge financière pour une politique d'enseignement en Région
wallonne ?
La réponse à cette
question me paraît devoir être négative, dans l'état actuel des choses. En
effet, la dotation prévue par la loi spéciale de financement paraît insuffisante
même pour maintenir inchangées les politiques actuelles. A fortiori, elle ne
laisse aucune marge pour un développement éventuel de ces politiques. A court
terme, le transfert de la redevance radio-télévision et l'aide de la Région
wallonne suffiront peut-être à couvrir les engagements qui ont déjà été pris. A
plus long terme, l'aide de la Région wallonne pourrait être accrue.
Enfin, l'imposition
communautaire propre, admise en juillet 1991, donnera à la Communauté française
la maîtrise de ses recettes. Cependant, la couverture des déficits prévisibles
par ce seul moyen nécessiterait rapidement l'imposition d'un additionnel
communautaire dont l'ordre de grandeur serait de 4 % en 2008.
En conclusion, une
marge de manoeuvre pour une politique d'enseignement en Wallonie ne pourra être
dégagée que par l'utilisation conjointe des "instruments" auxquels nous avons
fait référence ci-dessus : imposition communautaire, collaboration régionale,
redevance radio-télévision, ainsi que d'autres à définir"
(34).
Parmi ces moyens figure
nécessairement l'élimination progressive des coûts abusifs et on ne peut exclure
a priori toute réduction des dépenses.

3.1.2. M. Bouchet
réalise également des projections des finances publiques de la Région wallonne
et de la Communauté française, mais son travail se différencie de celui de G.
Pagano dans la mesure où il traite plus spécialement de l'enseignement et où il
limite son champ d'investigation à la période transitoire prévue par la loi
spéciale de financement, soit les années 1989-1999. Le modèle conçu au sein du
Groupe d'Economie wallonne permet ainsi de simuler des variations de la
démographie (population résidente et fréquentation scolaire par niveau
d'enseignement, par exemple,) sur les recettes et dépenses d'enseignement
attendues. Il autorise également à considérer d'autres types de variations
possibles : normes d'encadrement scolaire, barèmes des catégories d'enseignants,
...
En outre, les travaux
qu'il permet d'effectuer peuvent jeter un pont entre les résultats relatifs aux
réalités institutionnelles existantes et l'Etat régional wallon, construction
théorique élaborée par COREG et définie plus haut.
La structure et les
potentialités de ce modèle sont décrits dans le texte rédigé par Muriel Bouchet.
Ce document comporte également les premiers résultats livrés par deux
projections soumises au modèle : l'une relative à la variable démographique,
l'autre aux appointements des enseignants. De plus, il rend compte de
simulations qui permettent de dégager diverses constantes, de mettre à jour des
informations qui sont susceptibles de guider les décideurs politiques ainsi que
les membres des "forces vives" impliquées dans la problé-matique de
l'enseignent. Dans cette perspective, une "option revalo-risation" ainsi qu'un
examen de l'impact des nouvelles sources de financement avancées par le dernier
conclave budgétaire sont successivement abordés.
3.2. Ce sont les
modifications à apporter à l'organisation du système éducatif qui font l'objet
de la deuxième démarche impliquée par la troisième question que l'on se pose.
Ces modifications ne sont pas seulement suggérées par l'atelier "Devenir
économique de la Wallonie" mais également par bon nombre d'autres ateliers. Le
congrès permet donc de rassembler divers points de vue grâce auxquels il sera
possible d'établir avec plus de rigueur les paramètres à prendre en compte pour
un calcul de financement qui compléterait l'exercice de projection des coûts
actuels. Eu égard aux contraintes financières décrites ci-dessus tout autant
qu'au principe d'efficience qui doit animer toute saine gestion, il n'est pas
interdit de penser que la créativité et l'imagination de chacun pourront figurer
parmi ces paramètres et être mobilisées de manière à effectuer les mutations
requises sans gonflement budgétaire excessif.
(Octobre 1991)
Bibliographie et notes
(30)
SICARD J.-P., Evolution des qualifications et besoins de formation :
perspectives pour l'an 2000, Problèmes économiques, n°2221, avril 1991,
La Documentation française; cité part STAES et VAN OVERBEKE
(31) STAES V. et VAN OVERBEKE M., op. cit., p. 6.
(32) PAGANO G., op. cit., p. 12.
(33) PAGANO G., op. cit., p. 16.
(34) PAGANO G., op. cit., p. 21.

|