Les Développements de la
Recherche et des Technologies
(1)
(1/3)
Gérard Fourez
Professeur de Philosophie aux
Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur
Préambule :
une région insérée dans d'autres ensembles
Les propositions qui
suivent visent le développement de la Région wallonne mais doivent s'intégrer
dans un contexte national, européen et international plus vaste. Le défi de
l'éducation face au développement des recherches et des technologies doit, en
Wallonie, tenir compte de deux impératifs parfois en tension. D'une part, les
sciences et techniques, de par leur nature, ne sont pas régionales et ne peuvent
donc être pensées dans la perspective trop étroite d'une région. D'autre part,
la Wallonie ne se développera bien que si elle s'enracine dans une identité
culturelle qu'elle ne tirera probablement pas d'une technicité pure, séparée de
ses significations sociales. L'équilibre entre ces deux pôles n'est guère
facile. Une chose cependant apparaît claire : aucune politique face aux sciences
et aux technologies ne sera efficace en Wallonie si elle ne choisit pas
certaines priorités.
Soutien à la recherche
et au développement
Même si l'objet du
congrès est lié au défi de l'éducation, il importe de parler d'abord du soutien
à la recherche et au développement. Il y a un manque de recherche en Wallonie;
elle est mal rétribuée; elle manque de continuité, de cohérence, d'objectifs
prioritaires et souffre de dispersion.
Le soutien à la recherche
et au développement n'incombe pas qu'aux pouvoirs publics. Les entreprises y
jouent aussi un rôle important. Certaines études (Cf. JACQUEMIN, 1991) indiquent
notamment les effets positifs pour une région de recherches industrielles se
faisant dans la coopération entre entreprises, avant de se lancer dans une
compétition qui, quand elle débute trop tôt, risque de faire avorter les
recherches.
Des pouvoirs publics sont
souhaités un accroissement du soutien, une simplification des structures, une
évaluation prudente (et non inhibante), un soutien à une certaine concentration
et coordination des moyens, de même que la promotion des liens de la Wallonie
avec la recherche internationale.
Les interventions des
pouvoirs publics doivent se concentrer sur les recherches fondamentales
(2)
(dont on ne voit pas qu'elles puissent avoir de rapport économique immédiat).
Elles doivent toucher tout autant les sciences dites "dures" que les sciences
humaines. L'accent sur les sciences fondamentales ne doit pas pour cela négliger
un certain pilotage du développement scientifico-technique, mais l'effort des
services publics sera surtout centré sur l'éducation et la veille technologique
(attention accordée aux possibilités de nouvelles technologies).
La mission de
l'université doit rester de développer le capital humain, la créativité, un
réservoir d'experts indépendants, la diffusion ouverte des savoirs malgré les
pressions structurelles en vue de leur privatisation ou de leur
instrumentalisation totale à l'économique, et une ouverture au contexte
international. La recherche universitaire doit se centrer sur des domaines dont
on n'espère pas des retombées économiques à court terme, tout en développant ses
liens avec la société économique, sociale et culturelle; elle doit être mieux
soutenue par la collectivité. L'université, les pouvoirs publics et les
entreprises doivent éviter de "tuer cette poule aux oeufs d'or" qu'est la
recherche universitaire en réduisant celle-ci à des contrats à court terme.

Recommandations :
-
regrouper les
ministères responsables du soutien à la recherche; il faudrait un ministre
national, un ministre dans chaque région et une bonne interface
communauté-région. L'éclatement du budget total se ferait entre le national,
les communautés et régions;
-
augmenter la
subsidiation, notamment aux recherches universitaires;
-
instaurer des
procédures permanentes d'évaluation et de réflexion quant à l'orientation
des recherches : il s'agit prioritairement d'éviter la dispersion et de
définir des priorités, le tout dans une politique scientifique aussi
"dépolitisée" que possible. Les priorités doivent éviter l'imitation de ce
qui se fait ailleurs, sans quoi le risque est grand de voir apparaître des
surcapacités et des redondances;
-
promouvoir les
entreprises à coopérer dans un effort de recherche commun, dans des axes
définis en commun et pour lesquels une solidarité de développement doit être
promue entre pouvoirs publics, entreprises et système éducatif.
Importance d'une culture
scientifique et technologique pour les développements économique et culturel
Il est généralement admis
(mais non évident) qu'une forte culture scientifique et technique favorise le
développement d'un pays ou d'une région. Une culture scientifique et
technologique peut donc être considérée comme essentielle au développement
économique et culturel de la Wallonie. Une telle politique peut servir de base à
un redressement économique et doit être soutenue par les pouvoirs publics d'une
manière volontariste en matière d'éducation. Cette éducation doit à la fois
maintenir une culture générale solide et une culture scientifico-technique.
Ce rapport envisagera
plus loin divers aspects particuliers d'une telle politique d'éducation.
Signalons ici l'importance de tout ce qui peut diminuer le fossé entre les deux
cultures ("scientifico-technique" et "littéraire"), et notamment l'établissement
d'un réseau de recherche interdisciplinaire sur "la science de la science". Dans
la même ligne, signalons l'intérêt d'un soutien au livre scientifique, à la
qualité des informations scientifiques dans la presse et les médias, etc. On
pourrait aussi considérer l'institution d'une "journée annuelle des sciences et
des techniques dans la société" qui aurait comme but de donner une plus grande
visibilité au scientifico-technique, tout en le "sécularisant" c'est-à-dire en
le replaçant dans son contexte.
Liées à la promotion
d'une culture scientifico-technique, notons que les diverses manières de
"vulgariser" les sciences, les techniques et les processus industriels sont
importantes et à promouvoir. On les retrouvera dans plusieurs des sections qui
suivent.

Pour une culture "STS"
("Sciences, Technologies, Sociétés")
Une culture
scientifico-technique n'a pas de finalité en elle-même. Il faut développer une
"culture" où les individus et les groupes ont conscience du lien entre le
technico-scientifique et la promotion humaine (économique, sociale, culturelle
et individuelle). C'est notamment ce qui a été valorisé récemment par les
diverses composantes du Technology Assessment, que celui-ci soit intégré aux
politiques des entreprises ou à celles des pouvoirs publics ou des associations
de citoyens. Cette culture STS doit être promue à tous les niveaux de la
société, depuis les couches dirigeantes aux masses (d'où l'importance de
l'éducation à cet égard). Sont à promouvoir, notamment :
-
la "veille
technologique", c'est-à-dire une attention aux possibilités nouvelles que
peuvent offrir de nouvelles technologies, de même qu'aux risques qu'elles
peuvent entraîner. Comme service public, cette veille technologique
implique, à tous les niveaux de la société, une priorité aux mécanismes de
coopération scientifico-technique sur ceux de compétition;
-
l'étalement des
scénarios : à tous les niveaux de la société, les gens doivent être
conscients que leurs choix techniques influenceront leur mode de vie; tous
devraient acquérir le réflexe de considérer qu'une technologie implique
toujours une manière de vivre et de s'organiser;
-
l'évaluation des
technologies pour éviter les risques qui leur sont inhérents et leurs
éventuels effets pervers. L'évaluation globale des effets d'une technologie
devrait devenir un réflexe, aussi bien pour la personne s'achetant un
ordinateur, que pour l'entrepreneur lançant un nouveau produit ou pour les
pouvoirs publics décidant d'un TGV;
-
le "constructive TA (Technology
Assessment)", c'est-à-dire la réflexion interdisciplinaire pour que, lors
même de sa construction, le développement technologique tienne compte de ses
effets sociaux, psychologiques, économiques, etc.
-
la nécessaire
interdisciplinarité dans les diverses démarches du TA;
-
une suffisante
formation de base (dès l'enseignement primaire) à des démarches "socio-épistémologiques",
c'est-à-dire aux manières de voir comment les savoirs et les techniques sont
structurés pour s'insérer dans une vie sociale qui a du sens;
-
l'apprentissage au
dialogue avec les spécialistes et notamment le dialogue entre chercheurs et
décideurs. Pour tous, une compétence sur "le bon usage des spécialistes et
des compétences" est nécessaire en vue de créer une culture où le
scientifico-technique ne soit ni mystifiant, ni craint;
-
la prise de
conscience qu'une politique technique de qualité doit être intégrée,
équilibrée, garante d'une continuité, interdisciplinaire, intégrant le
social, l'économique, l'écologique, et servant de vigie pour l'avenir.
L'évaluation des effets des développements scientifiques doit se faire à
tous les niveaux, depuis ceux de la vie privée à ceux des pouvoirs publics,
en passant par les entreprises et les associations.
Recommandations :
-
L'institution, à
divers niveaux (entreprises, universités, communes, région), d'organes
chargés de promouvoir les différents points soulevés plus haut. Au niveau de
la région, un tel organe (sous certains points semblable à l'OTA de
Washington, l'office pour l'évaluation des technologies auprès du parlement
français ou le NOTA aux Pays-Bas) pourrait être aussi chargé de publier
annuellement - un peu comme la banque nationale le fait pour l'économie - un
rapport sur l'état des sciences et des techniques dans la société wallonne;
-
La promotion, dans
toute la formation (du primaire à l'université), aussi bien des
scientifiques que des non scientifiques, d'une connaissance de tout ce qui
peut engendrer une compétence quant au "bon usage des techniques des
spécialistes". Cela implique, en plus d'une introduction aux méthodes du TA,
une formation à l'histoire des sciences et des techniques et à
l'épistémologie. Un soutien et une participation à l'ESST (Education en
société, science et technologie) initiative prise par quatorze universités
européennes pour aider les "euromanagers" à comprendre les relations STS
serait à considérer.

Pour une politique de
participation du public et des associations volontaires aux prises de décision
en matières scientifique et technique
Une telle politique
implique toute une formation du public et peut être soutenue par une série
d'initiatives comme (Cf. CITA 1990) :
-
une politique de
promotion des outils juridiques destinés à favoriser la participation (tels
qu'enquête publique, "ombudsman", accès aux documents, etc.);
-
un service de
guidance des citoyens en cette matière;
-
une publicité des
décisions en ces matières;
-
services genre
"minitel" de type STS ou "Science-Ecoute";
-
développer l'accès
des travailleurs et de leurs associations à l'expertise;
-
sensibilisation du
grand public aux problématiques STS;
-
utilisation des
périodes du service militaire pour donner une meilleure acculturation
scientifique aux miliciens;
-
modules de formation
aux problématiques STS et au bon usage des experts;
-
... d'autres projets
signalés dans d'autres rubriques.
Formation supérieure
Une série de demandes se
font jour face à l'enseignement supérieur. Il faudrait plus d'ingénieurs, mieux
formés, notamment dans le lien avec l'industrie et la société : lien avec la
production et avec la conduite d'hommes en équipe.
Il importe de diminuer le
gaspillage, notamment en diminuant les redoublements et les abandons dans
l'enseignement secondaire, de même que tous les modes de sélection qui tuent les
talents dans l'oeuf. Dans la même perspective, de même que pour favoriser le
développement économique de la région, la formation universitaire doit mettre
l'accent sur les mécanismes de coopération dans le travail de façon à ce qu'une
compétition excessive ne se traduise pas finalement en un appauvrissement de
tous.
La formation
universitaire doit rester universitaire (c'est-à-dire centrée sur une solide
formation de base rendant apte à l'adaptation) tout en étant le lien avec les
recherches aussi bien fondamentales qu'industrielles. L'université, tout comme
les institutions supérieures non universitaires, doit être en lien avec les
entreprises, avec la société civile, avec les pouvoirs publics. La formation qui
y est octroyée ne peut être cloisonnée : elle doit comprendre les outils
intellectuels pour que les spécialités soient sans cesse reliées aux lieux où
elles s'appliquent. Il importe que les pouvoirs publics subsidient les
recherches universitaires qui se font dans cette perspective.
Enseignements secondaire
et primaire
Rénovation profonde de
l'enseignement scientifique dans le primaire et le secondaire pour atteindre :
-
une alphabétisation
scientifique et technique pour tous;
-
une formation des
jeunes aux technologies (et à leurs composantes théorique et pratique!);
-
une disparition (ou
du moins une diminution/réduction) des fossés actuels séparant enseignements
général, technique et professionnel;
-
une rénovation
sérieuse des programmes de sciences, comportant une diminution des intitulés
"à voir" pour que les cours ne soient plus des accumulations de matières.
L'objectif est de donner aux élèves des connaissances ayant du sens pour eux
parce qu'ils peuvent les utiliser dans des projets qu'ils mettent en oeuvre.
-
une réduction de la
distance entre Science, Technologie et Industrie et entre Langue, Culture et
Démocratie, dans une perspective STS;
-
un apprentissage des
jeunes à oser expérimenter (ce qui dépasse l'utilisation des recettes) et
prendre des décisions créatrices dans leur travail;
-
un apprentissage où
les jeunes apprennent les notions et les théories-clés provenant des
sciences disciplinaires, mais de manière telle qu'ils sachent les utiliser
dans la pratique. L'objectif ne doit pas être l'accumulation superficielle
de connaissances extrêmement nombreuses, mais bien l'apprentissage de
théories et de concepts stratégiques à rendre opérationnels. L'insistance
sur la nécessité d'éduquer les jeunes pour qu'ils puissent oser apprendre
par eux-mêmes ne doit pas conduire à l'idée "spontanéiste" selon laquelle on
reconstruit tout par soi-même. Au contraire, il faut éduquer les jeunes à
étudier les savoirs établis et à consulter les ouvrages de référence et les
spécialistes;
-
une compréhension des
liens entre les sciences et les technologies, avec une perspective
historique et, d'une certaine façon, épistémologique;
-
une insistance sur
les capacités articulant le réel : consultation de documentation, bon usage
des spécialistes, utilisation de dictionnaires, création d'index, etc;
-
une articulation des
savoirs scientifiques avec les décisions qu'ils peuvent éclairer : décisions
technologiques, éthiques, politiques, etc;
-
pour une partie au
moins des jeunes, il faudrait rendre pratiquement possible une formation en
alternance "école - lieu de travail";
-
une politique de
récompense et de promotion pour les enseignants de qualité;
-
une amélioration des
formations initiales des enseignants et l'obligation d'une formation
continu(é)e. Ces formations doivent, entre autres, mettre l'accent sur tout
ce qui fait des enseignants des personnes capables de relier ce qui est
parfois séparé : lien avec l'existence quotidienne, avec les entreprises,
avec l'histoire, avec les fonctionnements de la société, avec des projets
intégrés, etc.

Les lieux de travail
comme lieux d'éducation
L'éducation scientifique
et technologique aux sciences et aux technologies ne doit pas se faire
simplement dans les écoles. L'entreprise, par exemple, est un lieu où les
populations peuvent s'alphabétiser scientifiquement et techniquement, et même
devenir productrices de savoirs. On songe, par exemple, aux entreprises
automobiles japonaises qui remettent à leurs travailleurs un carnet dans lequel
ils consignent ce qu'ils apprennent en travaillant : ces carnets devinrent des
sources d'améliorations techniques. On songe aussi à tout ce que les jeunes au
service militaire pourraient apprendre sur le fonctionnement de technologies
dans des contextes divers.
Il importe donc de
promouvoir une politique faisant des situations de travail des lieux
d'apprentissage au fonctionnement des sciences et des techniques liées à des
objectifs sociaux. Les pouvoirs publics comme les associations de travailleurs
devraient favoriser l'instauration, dans les entreprises, d'une telle attitude.
Les entreprises peuvent
beaucoup pour promouvoir une culture scientifico-technique. En plus de toutes
les actions par lesquelles le travail lui-même peut devenir éducatif,
l'industrie peut aussi éduquer par l'information qu'elle diffuse (par exemple,
sur les emplois qu'elle offre, sur les problèmes qui la touchent, sur ses
technologies et ses matériaux).
Les entreprises peuvent
et doivent donc être des lieux de formation aux technologies et à la recherche,
de même que des lieux de formation permanente à une culture
scientifico-technique.
Politique de recrutement
et de maintien des talents :
Deux stratégies
s'imposent : une pour recruter plus d'étudiants vers des carrières
scientifico-techniques, et une autre pour les maintenir dans le circuit. En ce
sens sont proposées les recommandations suivantes :
A. Pour le recrutement :
-
améliorer les
enseignements scientifiques, notamment en augmentant leur sens pour les
jeunes, c'est-à-dire en les liant sans cesse à la société et aux projets
humains, plutôt que les réduire à l'accumulation de savoirs disciplinaires;
-
soutenir les
initiatives et les projets ouvrant aux démarches scientifico-techniques dans
la société, comme les camps scientifico-techniques, les maisons des
sciences, les émissions de T.V., etc. Privilégier les projets conduisant les
jeunes à mettre eux-mêmes la main à la pâte sur ceux qui consistent à
devenir des mini-spécialistes en des disciplines. Privilégier les projets
induisant du sens, c'est-à-dire un lien entre le savoir et les décisions et
projets humains;
-
avoir une politique
volontariste pour intégrer dans une culture à la fois scientifico-technique
et humaniste les jeunes de l'immigration et de milieux sociaux moins
favorisés;
-
combattre les
préjugés selon lesquels les sciences et les technologies seraient plus
accessibles aux hommes qu'aux femmes : promouvoir une culture où les femmes
ne s'estimeraient pas moins aptes aux techniques simplement parce que
femmes.
B. Pour le maintien des
carrières scientifiques et techniques :
-
multiplier les
bourses et les postes d'assistants pour doctorands;
-
donner un statut aux
chercheurs universitaires;
-
avoir une politique
soutenant les institutions où enseignement et recherches sont articulés;
-
renouveler
l'enseignement supérieur pour qu'y soit articulés le théorique et le
pratique; et que les étudiants aient très tôt le sentiment de participer à
des recherches et à des projets;
-
privilégier le lien
entre le scientifico-technique et les projets humains qu'il rend possibles.

Renouveler les
représentations des savoirs scientifico-techniques :
La mentalité populaire et
l'enseignement véhiculent des sciences une image qu'il est important de faire
dépasser. Selon cette représentation dominante, les sciences sont des savoirs
théoriques disciplinaires, souvent peu liés à la pratique. Les savoirs restent
alors éloignés des pratiques concrètes. Et l'expérimentation, souvent confondues
avec une vérification des lois ou modèles théoriques, n'est pas alors la
démarche intellectuelle et pratique par laquelle on essaye quelque chose qu'on a
osé penser, pour voir si cela "marche". Quant aux technologies, elles sont
réduites, selon cette représentation, à des recettes où l'on ne construit guère
de modèles théoriques, mais où l'on utilise ceux qui viennent d'ailleurs. Enfin,
trop souvent, ces savoirs scientifiques sont monodisciplinaires et ont peu de
lien entre eux et avec les contextes qui leur donnent du sens. Ce n'est aussi
que rarement qu'on apprend aux populations à mettre ensemble les différents
savoirs - scientifiques, techniques, économiques, sociologiques, écologiques,
éthiques, juridiques, politiques, psychologiques, etc., nécessaires pour
construire un îlot de rationalité autour d'un problème concret.
Il importe que les
enseignements primaire et secondaire modifient en profondeur ces manières de
voir. Le lien entre les modèles théoriques scientifiques et l'agir concret doit
sans cesse être mis en évidence. Et la composante théorique des modèles
technologiques doit être valorisée. Quant au "laboratoire", il doit perdre son
statut de lieu passif de vérification ou d'application pour redevenir ce qu'il
n'aurait jamais dû cesser d'être : un lieu de créativité intellectuelle et
manuelle où l'on ose "essayer"; et où l'on réussit à faire des choses avec un
équipement simple (qu'éventuellement on choisira ou bricolera soi-même pour son
aspect peu coûteux, plutôt que d'utiliser un appareil de laboratoire tout fait).
Enfin, il importe d'habituer les populations à comprendre que ces savoirs
prennent leur signification par les contextes concrets où ils s'insèrent. Un
processus éducatif doit enseigner à faire se croiser des savoirs (toujours
incomplets) venant de multiples horizons pour résoudre les problèmes concrets.
Il importe de souligner qu'il s'agit là d'une démarche ayant une composante
socio-affective : il faut oser risquer l'usage des savoirs auxquels on a accès.
Un tel changement de
mentalité sera nécessaire pour construire une culture scientifico-technique
ayant en même temps une composante humaniste.
Recommandations :
-
Revoir la formation
initiale des licenciés en sciences et des ingénieurs pour qu'ils véhiculent
une représentation appropriée et critique de leurs pratiques.
-
donner une grande
importance à cet aspect pour les futurs enseignants;
-
promouvoir
l'insertion dans l'enseignement de "technologues" qui mettront en évidence
la dimension théorique des technologies et de scientifiques qui y
développeront le sens de l'essai;
-
promouvoir une
formation continu(é)e des enseignants dans ce sens;
-
donner une formation
initiale et continu(é)e qui apprenne aux enseignants (et par là aux élèves)
à utiliser des outils ou objets usuels pour en faire des équipements de
laboratoire peu coûteux;
-
promouvoir dans
l'enseignement une pédagogie par projet intégrant les dimensions
scientifiques, techniques, sociales, juridiques, écologiques, économiques,
éthiques, politiques, etc. de tels projets;
-
intégrer une
formation aux sciences et aux techniques dans les écoles de gestion, de
manière à former des cadres d'entreprises qui puissent dialoguer avec les
ingénieurs, saisir les opportunités techniques de développement et
promouvoir l'innovation.
.../...
Notes
(1)
Rapport réalisé avec T. Nguyen Nam, CITA, Y. Prinz, CITA, Ch. Tilmans-Cabiaux,
Département Sciences-Philosophies-Sociétés - FUNDP. Ceux-ci tiennent à remercier
tous ceux qui ont bien voulu faire partie du réseau devant aboutir à ce rapport,
soit en participant à des réunions, soit en envoyant des documents.
(2) Le concept de science fondamentale est utilisé dans de
nombreuses acceptions. Dans ce rapport, il est souvent utilisé dans son cadre
économique; dans ce contexte, on appelle fondamentale une recherche qui n'a pas
de débouchés économiques prévisibles à court terme. Dans une perspective plus
épistémologique, on pourrait dire "fondamentale" une recherche dont les
questions sont posées dans le contexte d' une discipline plutôt que dans celui
de la vie économique ou sociale (Cf. G. Fourez, La Construction des Sciences,
Bruxelles, De Boeck, 1988, p. 141 à 149).

|