Le statut social de l'enseignant
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Anne Van Haecht
Chargé de cours à l'Université
libre de Bruxelles (ULB)
.../...
3. Les tensions
constitutives du métier
1. Une double tension
Qu'il ait suivi une
formation dans un établissement préparant directement au métier (une école
normale), ou dans une institution offrant de multiples débouchés professionnels
(universitaire ou institution de niveau supérieur), tout enseignant est
confronté à la tension entre une représentation de son rôle centrée sur
l'ineffable vocationnel - l'art est la référence - et une autre représentation
centrée sur la technicité - l'expertise est la référence -.
Avec l'extension du
processus de rationalisation à l'intérieur du champ scolaire - rationalisation
de l'évaluation de l'élève qui a profité aux orienteurs scolaires et aux
pédagogues universitaires, et rationalisation de l'épanouissement de l'élève qui
a profité aux divers spécialistes du relationnel -, les enseignants se sont
trouvés confrontés à une diversité grandissante de nouveaux professionnels.
Ceux-ci, en autonomisant leur pratique spécifique, ont contribué à un
affaiblissement du monopole de l'enseignant sur le contrôle de la relation
pédagogique. Jusqu'il y a peu encore, il paraissait aller de soi qu'au plus un
enseignant travaillait à un degré élevé du cursus scolaire, au moins il avait à
recevoir une formation proprement pédagogique, largement dépassée en temps
investi par la spécialisation disciplinaire. Si, au niveau du fondamental, l'art
d'enseigner renvoie plutôt aux qualités morales de la personne (mélange
d'exigence et d'attention à l'égard de l'enfant), c'est un charisme tenant à la
maîtrise des savoirs dispensés qui l'a longtemps emporté au niveau du
secondaire, ne fût-ce que d'un point de vue idéal-typique. Or, le processus de
rationalisation de l'enseignement, qui s'est accéléré depuis une vingtaine
d'années, tend à minimiser la part de cette capacité intrinsèque au profit de la
capacité instrumentale, attestée par une certification pédagogique.
De plus en plus
aujourd'hui, l'enseignant se voit donc ramené à la dimension technique de son
rôle. Cela d'autant plus sans doute que la "massification" de l'enseignement
secondaire a imposé de prendre en compte une population de plus en plus
hétérogène socialement, pour un temps de plus en plus long (jusqu'à dix-huit ans
en Belgique). La mise en évidence des conséquences d'un échec rencontré dès le
niveau primaire, la complexification de la tâche des professeurs du secondaire,
face à la diversité grandissante de leurs élèves ont donc conforté l'idée que la
pédagogie devait apporter des réponses - étant donné les orientations
actuellement dominantes de cette discipline dans son acception universitaire, il
s'agit de réponses avant tout techniques - aux situations problématiques
rencontrées à l'intérieur de l'école. Reste que là où il est le plus difficile
d'exercer le métier, à savoir dans les lieux de relégation ou de quasi
relégation, l'expertise cède souvent le pas à l'intuition et à l'inventivité, en
d'autres mots à l'imagination exigée par l'urgence.
Ceci nous mène à une
deuxième tension constitutive du métier, celle qui se joue entre "enseigner" et
"éduquer". Le premier pôle, celui de l'apprentissage, s'exprime le plus souvent
sous la forme du refus de l'idée d'un accès spontané aux savoirs : l'intégration
symbolique qui se joue dans leur appropriation implique une rupture par rapport
à "l'immédiateté expressive", comme l'a rappelé Gauchet. Pour ceux qui
privilégient ce dernier pôle, l'autorité pédagogique qui traditionnellement
s'ancrait dans le caractère transcendant du Savoir ne fonctionne plus sur le
mode de l'évidence. Le deuxième pôle, celui de la socialisation, renvoie à la
compétence sociale de la personne et s'appuie sur le modernisme pédagogique
soucieux du "mieux-être" à l'école. Pour ceux qui privilégient ce deuxième pôle,
la tâche n'a cessé de devenir plus lourde à la mesure même du succès de l'école
à laquelle on a assigné des missions de plus en plus nombreuses, voire
contradictoires, comme l'ont bien souligné les auteurs du Barbare et
l'écolier .
Cette tension entre
"enseigner" et "éduquer" ne peut être envisagée sans traiter de la relative
délégitimation dont le savoir scolaire a fait l'objet depuis les années
soixante, à tout le moins dans sa définition comme corpus de connaissances à
portée universelle. Sans doute faut-il voir à l'oeuvre dans cette délégitimation
l'idéologie différentialiste contemporaine qui se présente sous un double
visage.
Le premier, porteur du
"droit à l'épanouissement personnel", s'est traduit dans l'individualisme
pédagogique à la faveur duquel l'échec scolaire a été interprété parfois moins à
partir d'un manque de travail ou de dispositions intellectuelles qu'à partir de
motivations que l'enseignant n'aurait pas su rencontrer. Il participe en tout
cas de l'infléchissement de la compétence professionnelle de celui-ci : de la
maîtrise d'un stock de connaissances à l'aptitude relationnelle, moins
transmission de savoirs qu'animation ou guidance. Le deuxième, porteur du "droit
à la différence", s'est cristallisé dans le culturalisme qui a alimenté nombre
de proclamations identitaires, qu'elles soient ethniques, religieuses ou
sociales. Ce culturalisme est intervenu aussi bien dans la dénonciation de
l'école, comme lieu de reproduction de la "culture bourgeoise", que dans celle
de l'assimilation qui serait imposée, à l'aide d'une école uniforme, aux enfants
de familles immigrées, participant à d'autres schèmes culturels que les nôtres.
Le relativisme sous-jacent par l'idéologie différentialiste a contribué à semer
le doute parmi les enseignants, surtout parmi ceux concernés par les populations
les plus défavorisées, tant en matière de contenus à transmettre que de méthodes
à mettre en oeuvre. On pressent les risques d'une transformation de valeurs
progressistes en bonnes raisons idéologiques qui font courir le risque d'une
dérive vers la création indirecte, et sans doute involontaire, de ghettos de
tous genres.
Or, ainsi que l'a
argumenté Plenel, à trop se focaliser sur le pôle "enseigner", en visant la
maîtrise du savoir par les dominés, "l'élitisme républicain" concentre ses
efforts sur des projets individuels de réussite et néglige les dimensions
collectives de l'échec scolaire. Par contre, à trop se focaliser sur le pôle
"éduquer", on s'attache surtout à des enjeux comme la "qualité de la vie à
l'école", l'expérimentation pédagogique ou la réhabilitation des savoirs
pratiques et on néglige la dimension émancipatrice de la socialisation scolaire.
Pour beaucoup d'enseignants travaillant dans les lieux les plus problématiques
du système scolaire, cette tension entre "enseigner et éduquer" constitue de
plus en plus une contradiction ingérable au quotidien.

2. Une identité
professionnelle difficile
Comment s'est redéfinie
l'identité professionnelle des enseignants face à l'accentuation des difficultés
posées par la résolution de ces tensions?
La question peut être
considérée d'un point de vue historique d'abord. A la suite de J.-L. Derouet, il
est permis de retenir trois modèles, dotés chacun de leur temporalité propre,
qui ont été offerts aux enseignants depuis la Révolution française jusqu'à
aujourd'hui. Le modèle "civique", en premier lieu, renvoyant au lien politique
précisé par Rousseau dans le Contrat social, fait de l'enseignant un
fonctionnaire dont l'identité s'inscrit dans des espaces généraux, nationaux,
sinon universels. Les savoirs sont définis comme généraux : formels et
abstraits, ils sont désenclavés du local, plus particulièrement des
appartenances régionales et familiales. La sélection scolaire : principe de
justification du modèle, cautionne l'acquisition de diplômes nationaux et fait
entrer l'individu dans un espace ouvert de mobilité sociale. Ce modèle qui a
nourri les politiques social-démocrates a perdu sa légitimité lorsque la
sociologie critique de l'éducation a dénoncé, dans les années soixante, les
illusions entretenues par le principe méritocratique qui en était le ressort
essentiel et dévoilé la fausse neutralité de l'institution scolaire. Le modèle
"domestique", ensuite, se réfère à une représentation familiale du rôle de
l'enseignant, père ou mère de ses élèves. Le principe de justification ne
s'appuie pas ici sur la généralité des règles en usage mais sur la connaissance
personnelle des enfants et des jeunes. Dans les années soixante-dix, ce modèle
en connivence avec les principes de l'Education nouvelle qui s'est développée à
la charnière du XIXème et du XXème siècles, a valorisé le tutorat et les
activités périscolaires, et s'est attaché au relationnel pour mieux servir la
réussite des enfants de milieux défavorisés. Il est difficile d'évaluer l'impact
exact de ce modèle en milieu enseignant : au plus peut-on estimer qu'il a connu
une certaine faveur auprès des réformateurs des années soixante-dix et qu'il l'a
obtenue plutôt sous la forme de propos idéologisés que de pratiques
professorales réelles. Derouet, quant à lui, y décèle l'usage de la pédagogie
comme d'une ressource par des marginaux de la profession et d'autres
professionnels du traitement de l'enfance pour critiquer le rôle traditionnel de
l'enseignant. Le modèle "industriel", enfin, qui est le plus récent, présente
les enseignants comme des experts en techniques pédagogiques et les écoles comme
des entreprises. Ce modèle professionnalise l'activité de l'enseignant mais,
crédité par un courant utilitariste comme réponse à la crise du métier, il
pourrait bien conduire celui-ci à une technicisation abusive de sa tâche,
notamment à la faveur du développement des "technologies nouvelles".
La question peut
s'envisager de façon synchronique ensuite. La sociologie de l'éducation s'appuie
volontiers sur la sociologie des organisations qui fournit, en l'occurrence,
quelques éléments de réponse. S'appuyant sur l'hypothèse que la relation
pédagogique peut être traitée comme une relation de pouvoir tenant à la maîtrise
d'une zone d'incertitude et s'inspirant des travaux de Crozier et Friedberg, M.
Hirschhorn montre bien que l'évaluation actuelle de la position sociale des
enseignants suppose l'examen de la nature des biens auxquels ils donnent accès.
Or, si les enseignants sont devenus des intermédiaires obligés pour gagner des
diplômes dont on ne peut plus se passer, elle souligne bien que divers éléments
affaiblissent cette position selon la situation particulière qui est la leur.
Avec "l'inflation des titres", ils apparaissent en effet, à certains niveaux du
cursus scolaire, dans certaines orientations d'études, comme les dispensateurs
d'un bien dévalué. Nombre de parents et d'élèves nouent avec eux une relation
utilitariste et sont devenus ce que Ballion a désigné comme des "consommateurs
d'école". La considération accordée aux prestateurs de services scolaires se
mesure donc à l'aune de la qualité de ces services (rentabilisation possible du
titre et importance de la discipline pour la formation recherchée). Si la
maîtrise de la zone d'incertitude se présente en faveur de l'enseignant dans les
matières sélectives et les établissements prestigieux, il en est tout autrement
dans les lieux traversés par l'échec scolaire, ou ressentis comme d'attente,
sinon de relégation. Dès lors, de nombreux enseignants, confrontés à un statut
social peu satisfaisant, éprouvent bien du mal à bâtir une identité
professionnelle reposant sur des modèles cohérents. Entre le modèle du maître,
centré sur le savoir comme bien en soi, limité en raison même de l'utilitarisme
des consommateurs d'école à certaines filières et aux bonnes classes, celui du
pédagogue, centré sur l'enseigné, bridé par le carcan bureaucratique de
l'institution, et celui de l'animateur, centré sur l'établissement, découragé
par l'obligation du bénévolat, comment s'étonner du désarroi actuel des
enseignants ? Comment ne pas comprendre, dit Hirschhorn, qu'à côté de ceux qui
résistent encore, il y ait de plus en plus de déçus qui deviennent formalistes,
et d'utilitaristes qui, à l'instar des élèves, recherchent le mode de vie le
moins insatisfaisant possible et scindent, contre le projet vocationnel, vie
professionnelle et vie privée?
Si tous les enseignants
sont confrontés à nombre de difficultés comparables, quel que soit le niveau où
ils travaillent, ils constituent incontestablement un groupe professionnel
composite et atomisé. D'aucuns ont même déjà affirmé que le manque d'unité de ce
groupe représentait une des caractéristiques majeures. L'hétérogénéité du corps
professoral tient à la diversité des "titres requis" et donc des formations
préalables, et oppose en gros les titulaires d'un type universitaire aux
titulaires d'un diplôme d'enseignement supérieur non universitaire. Son
atomisation est vraisemblablement liée au caractère individualisé de la tâche à
accomplir : l'enseignant est seul face à sa classe et n'est pas obligé de rester
dans l'établissement, avec ses collègues, au delà d'une certaine limite horaire.
Alors même que les enseignants sont ou étaient jusqu'il y a peu, assez fortement
syndiqués, Charlier soulignait bien en 1987 - donc avant les grèves de 1990 qui
marquent une transformation dans l'attitude de ceux-ci -, que les mouvements de
revendication collective recourant aux moyens de pression traditionnels des
syndicats, la grève ou la manifestation, étaient plutôt rarement utilisés par ce
groupe professionnel. Le recours à la grève s'oppose à la représentation
vocationnelle du corps professoral, lequel subit, à l'intérieur d'un système
scolaire devenu "marché des formations", un contrôle de plus en plus puissant
émanant des familles, mais aussi de la part d'employeurs distribués en réseaux
concurrents. Charlier concluait en 1987 son analyse par l'hypothèse que les
enseignants, confrontés à des problèmes structurels d'identité, étaient
relativement impuissants face à la dévalorisation sociale de leur métier tenant
à des éléments sur lesquels ils n'ont aucune prise (l'élévation générale des
qualifications de la population active et la limitation des investissements dans
les secteurs non marchands, voulue pour des motifs d'économie par les pouvoirs
publics). Les grèves de 1990 l'ont conduit à infléchir son point de vue de
l'individualisme au corporatisme, en y voyant l'émergence d'exigences
matérielles faute de pouvoir encore exiger une reconnaissance symbolique. Pris
dans une logique comptable, les enseignants, rompant avec leur ancien système de
représentations, se redéfiniraient comme des travailleurs à l'image des autres,
en compétition d'ailleurs avec les autres groupes professionnels des divers
secteurs sociaux. Pour nuancer ce constat, il faut invoquer le débat suscité par
ces grèves sur la réévaluation nécessaire de la place assignée à l'école dans
notre pays qui permettra, peut-être, de repenser la question de la
démocratisation depuis plus de dix ans. On peut aussi estimer, comme Ch. Maroy,
que le refinancement de l'enseignement, rendu nécessaire par les demandes de
plus en plus importantes adressées à l'école, n'a rien de corporatiste, et que,
si les enseignants demandent plus de considération sociale, ils demandent
surtout les moyens d'endosser les missions complexes que la société actuelle
leur assigne, ce qui va dans le sens de l'intérêt général et non dans celui-là
seul d'un groupe particulier.

Pour conclure : quelle
revalorisation sociale pour les enseignants?
Si un consensus semble
s'être réalisé tant en Belgique que dans d'autres pays, la France par exemple,
sur la nécessité de revaloriser la profession d'enseignant, ne fût-ce qu'en
raison du risque de pénurie qui risque de frapper son recrutement en général -
plus spécialement dans certaines disciplines (mathématiques, sciences, etc.) -,
les modalités de cette revalorisation passent certes par une amélioration des
traitements alloués mais encore par une amélioration des conditions de travail
actuellement en vigueur. Mais il s'agit là d'un constat trivial dont on ne
pourrait se satisfaire.
Face au sentiment de
privation relative dont souffrent les enseignants par rapport aux gratifications
salariales dont bénéficient d'autres travailleurs pour un niveau de
certification comparable, une augmentation de leurs revenus s'impose à
l'évidence. Cela d'autant plus qu'une réforme de la formation préalable qui
deviendrait universitaire pour tous paraît rencontrer l'unanimité chez les
experts en la matière. Mais voilà qui ne suffit évidemment pas. Comme y
insistait J. Liesenborghs, dans le contexte actuel, c'est une révision complète
des statuts, des formations et des diplômes qui est nécessaire : une telle
révision implique un tronc commun de formation, un salaire identique pour tous
et des perspectives de mobilité tant à l'intérieur du système scolaire que vers
l'extérieur (vers l'entreprise, pour une formation continuée, etc). Semblable
redynamisation devient urgente dans une société où les métiers réputés
traditionnels pâtissent de la comparaison avec les nouvelles figures de la
réussite professionnelle, centrées sur l'argent et la prise de risque.
Les modalités d'une telle
revalorisation sont pourtant loin d'être claires. En effet, il est probable que
la volonté politique s'infléchira sous l'argument des contraintes financières.
Ensuite, l'introduction d'une possibilité de mobilité - mais jusqu'où ira-t-on
vraiment? - compensera-t-elle vraiment les désavantages d'une carrière où
l'amélioration du statut n'est jamais que barémique, en raison de l'ancienneté ?
Pour pallier ce handicap, on s'est déjà risqué à proposer que certaines
rémunérations soient distribuées à l'aune du "mérite" des intéressés. Mais
comment, en l'occurrence, juger du "mérite" et de la réussite professionnelle?
L'école n'est pas, comme l'entreprise, construite sur une productivité dont les
indicateurs sont matériels. Qui, de surcroît, serait légitimement chargé de
jauger les prestations? On pressent immédiatement les objections accompagnant
chacun des cas de figure imaginables (le chef d'établissement, l'inspecteur, les
collègues, etc). Il ne faut donc pas s'étonner que là où l'on s'y est aventuré,
en France notamment, les seules mesures envisagées aient été des indemnités
destinées à compenser le poids de situations particulières (le travail en ZEP,
par ex. ou des responsabilités administratives particulières), n'impliquant donc
aucune sanction subjective extérieure. Les difficultés posées par la définition
du "mérite" professoral sont un peu du même ordre que celles posées par celle de
la "qualité" de l'enseignement, notion pour le moins floue et polysémique. Quels
en seraient les indicateurs? Le nombre de diplômés sortant d'un établissement,
la proportion d'élèves passant d'une classe à l'autre, le taux de délinquance
caractérisant une école, le taux de satisfaction de ses usagers, etc...? La
"qualité de l'enseignement" ne serait-elle pas en fin de compte une sorte de
concept théologique sans répondant opératoire immédiat? Et in fine ne se
définirait-elle pas seulement par rapport aux objectifs globaux que s'assigne
une société démocratique? Et c'est bien là que le bât blesse. Ce qui importe
aujourd'hui, c'est de réfléchir à la place due à l'école en termes de politique
sociale globale et non de logique comptable.
Par ailleurs, les projets
de réforme des études conduisant à l'enseignement ne sont pas non plus sans
équivoque. Dans le cas de la Belgique, faire accéder l'ensemble des enseignants
à l'université est une étape importante : si elle se réalise, elle aura le
mérite de réellement revaloriser, au moins formellement, le statut des
instituteurs et des régents (cette dernière catégorie intermédiaire disparaîtra
vraisemblablement). Etant donné la nature de la tâche, les facultés et instituts
de pédagogie universitaires sont présentés comme les lieux d'élection par
excellence de la formation des enseignants du fondamental. Mais qu'en sera-t-il
pour ceux destinés à enseigner au niveau secondaire? On parle beaucoup pour eux
d'une "formation psychologique beaucoup plus approfondie", notamment par le
renforcement de l'agrégation (qui deviendrait une cinquième année d'étude). S'il
est vrai que cette agrégation avait jusqu'à présent toute l'allure d'une
formalité de deuxième rang, que faut-il penser des aménagements qu'on souhaite
lui faire subir?

La tâche du professeur de
l'enseignement est devenue de plus en plus difficile avec la diversification
sociale de son public potentiel : il est loin le temps où les titulaires de
branches générales pouvaient, ne fût-ce que partiellement, considérer que leur
mission essentielle était de faire accéder à des savoirs savants et à des
connivences électives une proportion significative de leurs élèves, et donc
privilégier en toute innocence l'instruction sur la socialisation. Leur fournir
des instruments complémentaires en pédagogie et didactique rencontre forcément
l'adhésion, mais cela, à condition de ne pas en arriver à donner le primat
inconditionnel à la forme prise par la transmission par rapport à son contenu,
ou encore à la technique sous-tendant l'acte d'enseigner par rapport à la nature
des messages à faire passer. Deux précautions s'imposent donc. La première est
de ne pas s'illusionner sur la capacité radicale des "méthodes" et "techniques"
pédagogiques à résoudre toutes les situations problématiques actuelles
rencontrées par les enseignants, ainsi d'ailleurs que sur les effets positifs,
au point de vue de la revalorisation du métier, d'une instrumentalisation de la
formation préalable, et donc de facto de la tâche à accomplir. La deuxième est
de ne pas se méprendre sur le sens à donner aux "sciences de l'éducation", ce
pluridisciplinaire pour le moins flou, fréquemment cité comme clé de voûte de
multiples réformes en ce domaine. Rappelons à ce sujet que, pour A. Prost,
expert autorisé s'il en est, les sciences de l'éducation n'existent pas comme
telles. En effet, aucune méthode spécifique n'en constitue le ciment. Au
demeurant, si diverses démarches (sociologiques, historiques, psychologiques,
etc.) peuvent servir à traiter l'éducation comme un domaine d'études, "ces
différentes démarches tirent leur légitimité scientifique de leurs sciences de
référence. La sociologie de l'éducation doit être crédible comme sociologie
parmi les sociologues et ainsi de suite ..." (p. 3). Comment ne pas lui
donner raison alors que l'impression prévaut parfois que sous ce label de
"sciences de l'éducation" se profile soit un corpus éclectique et bâtard de
matières et techniques puisés de façon plus ou moins assurée dans diverses
disciplines (pédagogie, psychologie et sociologie principalement), soit une
formule destinée à légitimer la prétention de la pédagogie à s'autoproclamer
comme discipline maîtresse, assistée de quelques apports destinés à rester
périphériques, puisés dans les autres sciences humaines. La remarque de Prost
indique bien toutes les dérives possibles en ce sens. Par ailleurs il souligne
dans le même texte que, si la didactique fait l'objet aujourd'hui d'un effet de
mode, c'est peut-être parce qu'elle "donne l'impression d'être concrète sans
toucher à ce qui gêne" : "c'est une sorte de canada dry de la pédagogie"
(p.6), ajoute-t-il non sans ironie.
Plus largement, et en se
plaçant dans la perspective d'une véritable amélioration de la condition
enseignante, on ne peut rester indifférent à l'argumentation des auteurs du
Barbare et l'Ecolier lorsqu'ils disent : "La considération, le
reconnaissance, le prestige reconquis passent par une meilleure formation, un
salaire plus conséquent, des conditions de travail moins inconfortables. Mais
tout cela ne sauvera jamais ceux qui n'ont ni culture ni éthique. C'est pourquoi
il faut se méfier d'un consensus général sur la formation où pourraient se
reconnaître aussi bien ceux qui ne veulent pas entendre parler de "pédagogie"
que ceux qui croient un peu stupidement qu'une "théorie", une "méthode", une
"technique" peuvent dissiper la difficile incertitude du métier d'enseigner"
(p. 203). Il faut donc critiquer toute préparation au métier d'enseignant qui
neutraliserait pédagogie et didactique - nécessaires, nul le contestera, mais
loin de suffire - comme sources majeures de la formation, au risque de négliger
le questionnement philosophique et sociologique à part entière, la réflexion sur
l'épistémologie des disciplines choisies, l'acquisition d'une culture historique
critique, etc. Contre les risques de "l'extension de la sphère marchande dans
le domaine de l'enseignement et de la formation", bien synthétisés par L.
Carton, contre les risques d'instrumentalisation des savoirs qui accompagnent
cette extension, il devient urgent, à la faveur d'un redéploiement de l'école
comme service public, de permettre aux enseignants de se rapprocher de l'idéal
de l'intellectuel par vocation, tel que le définissent Boudon et Bourricaud (Cf.
supra). Ce but, une "professionnalisation" du métier telle que la rêvent les
techniciens de l'éducation ne pourrait l'atteindre, voire pire, elle le
contrarierait.
(Octobre 1991)

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