La démocratisation de
l'enseignement aura-t-elle lieu ?
Jean-Pierre
Pourtois
Professeur de Sciences de l'Education
à l'Université de Mons
Dans son
Dictionnaire actuel de l'Education, R. Legendre (1988, p. 160)
affirme : la démocratisation de l'enseignement est une chose
acquise.
Au niveau du principe, il
est vrai que l'instruction publique s'est trouvée investie, dès son origine,
d'une mission de démocratisation de l'enseignement, dont la légitimité était
d'autant plus forte qu'elle reposait sur un idéal méritocratique porté
conjointement par les trois traditions philosophiques : chrétienne, libérale et
socialiste. Au niveau des faits, cependant, l'égalité des chances à et par
l'école est loin d'être chose acquise.
Dès les années '60, les
sociologues de l'éducation dénonçaient la discrimination sociale cachée d'un
système d'enseignement apparemment démocratique, mais légitimant la seule
culture bourgeoise et privilégiant, de ce fait, les héritiers (P. Bourdieu et
J.-C. Passeron, 1964; C. Beaudelot et R. Establet, 1975). Pourtant, dans le même
temps, un investissement considérable était consenti dans des pédagogies dites
de "compensation", destinées à suppléer aux handicaps socioculturels des enfants
défavorisés. A court terme, les effets d'une stimulation intellectuelle précoce
et intensive de ces enfants se traduisaient par un gain appréciable aux scores
de quotient intellectuel (jusqu'à 20 points), mais malheureusement, deux années
suffisaient dans la majorité des cas, pour réduire à néant le bénéfice de cette
"surscolarisation". Ainsi que l'ont montré des évaluations à long terme (B.
Brown, 1978; L.J. Scheinhart, D.P. Weikart, 1980), seuls les programmes
intégrant une participation active des parents témoignaient d'une meilleure
persistance des résultats.
Les recherches menées au
CERIS depuis plus de dix ans confirment l'influence primordiale de la famille
sur le cursus scolaire de l'enfant; et permettent de mieux comprendre les
raisons de l'inefficacité de mesures de démocratisation axées exclusivement sur
le scolaire. Il apparaît notamment que les parents construisent des
représentations sociales de l'école différentes, non seulement en fonction de
leur appartenance socio-culturelle (G. Delhaye et J.-P. Pourtois, 1980), mais
aussi, à niveau scolaire égal, en fonction de leur trajectoire professionnelle
(M. Houx et J.-P. Pourtois, 1986). Aux trajectoires individuelles vient
s'ajouter l'effet des trajectoires intergénérationnelles, qui contribuent à
définir des typologies familiales particulières, plus ou moins favorables à
l'investissement dans le jeu scolaire (J.-P. Pourtois et G. Delhaye, 1989). Par
ailleurs, une étude longitudinale montre que les pronostics de curriculum
scolaire établis pour des enfants âgés de sept ans à partir de données
individuelles et familiales, se vérifient quinze années plus tard dans sept cas
sur dix (J.-P. Pourtois, 1979; H. Desmet, à paraître).
Certes, les statistiques
de l'enseignement peuvent donner un sentiment de réussite, mais l'aspect
illusoire de cette dernière est dénoncé par la deuxième vague des analyses
sociologiques. Ainsi que l'avaient déjà montré S. Bowles et M. Gintis (1977),
bien que l'école poursuive un idéal démocratique conforme aux options politiques
des Etats occidentaux, sa logique interne est celle de l'entreprise. La
prolongation de la scolarité obligatoire et l'accroissement global du nombre de
diplômés - signes d'une démocratisation quantitative de l'enseignement - se
heurtent à l'évidence que, dans le contexte d'une économie de marché, la valeur
réelle du produit - en l'occurrence : le titre scolaire - est liée à la loi de
l'offre et de la demande, donc à sa relative rareté. Selon R. Boudon (1979), cet
"inflationnisme" aurait pour effet pervers d'élever, pour tous les consommateurs
d'école, la barre de la réussite sociale. Considérant l'hiatus ainsi produit
entre les aspirations liées au système d'enseignement et les chances réelles de
valorisation des titres scolaires, P. Bourdieu (1979) n'hésite pas à parler de
génération abusée. Mais il montre aussi (1989) que tous les milieux ne sont pas
affectés de la même manière par ce phénomène et que l'art de développer des
stratégies d'investissement scolaire rentable reste l'apanage des classes
privilégiées.

Le monde de
l'enseignement se trouve donc confronté à une double perte de sens, résultant
d'une part de la dissonance entre les idéaux proclamés et la réalité de
l'expérience, et d'autre part, de la dévaluation de sa substance. dans une crise
qui est fondamentalement une crise du sens, la révolte des enseignants est un
sursaut de vitalité; en effet, devant l'usure, la carence du système actuel, "le
scandale, c'est justement qu'il n'y ait pas de scandale", ainsi que le
disait déjà C. Freinet, voilà bien des années! Les revendications légitimes des
maîtres expriment une volonté de démocratisation des études qui ne peut plus en
aucun cas se satisfaire de la seule perspective quantitative, associée à l'idée
péjorative de massification. Il est urgent de s'interroger sur les conditions
d'une démocratisation qualitative visant non seulement l'égalité d'accès aux
institutions scolaires, mais favorisant une diversification des finalités afin
que, après l'être instruit, on en vienne progressivement à l'être éduqué
(R. Legendre, 1983). C'est dire que l'école ne (re)trouvera un sens que dans la
communauté. Dès lors, elle doit cesser de s'enfermer dans la stricte limite
d'une acquisition scolaire des savoirs qui ampute l'élève de ses aspirations
fondamentales comme de son milieu familial et social. L'enseignement doit se
donner les moyens d'une pédagogie axée sur le développement de toutes les
composantes de la personne :
-
La dimension
culturelle :
Dans une société multiculturelle, la nature sociale de la culture doit être
réaffirmée. La prise de conscience et la réappropriation de ses propres
faits et gestes comme formes d'expression et de communication ancrées dans
une relation au monde est le préalable nécessaire à l'appréhension de la
signification collective et historique de la culture.
-
La dimension
économique :
La collaboration étroite de l'école, service public, avec les entreprises,
la formation en alternance ne cesseront d'être des mythes que si l'école
assume la double fonction de centre de formation, capable de doter les
élèves d'un réel capital de formation (A. Guérin, 1985) et de centre de
production ouvert à des activités professionnelles ou pré-professionnelles
"en vraie grandeur" (ibid.).
-
La dimension
technologique :
L'indigence des budgets alloués à l'éducation est largement responsable des
lacunes de l'éducation scientifique et technologique, mais il faut cependant
nous débarrasser du leurre que la technologie est "automatiquement opérante"
(J. Lévine, 1985). L'école ne doit pas fabriquer des utilisateurs -
consommateurs de boîtes noires, mais apprendre à maîtriser
intellectuellement et pratiquement la machine en la démystifiant, bref :
réaliser "un investissement rentable qui ne sera pas de longtemps
dépassé, quels que soient les rythmes de sophistication et de renouvellement
du matériel" (J. Ardoino, 1985).
-
La dimension
psychologique :
Si nécessaire soit-elle, la maîtrise du langage informatique reste un moyen
et ne peut occulter la nécessité première de mieux se comprendre soi-même
afin de pouvoir s'exprimer et communiquer. Ces finalités fondamentalement
éducatives ne peuvent se concevoir sans ancrage constant dans les familles
et requièrent une pédagogie centrée sur l'enfant en tant qu'être
participatif.
-
La dimension
politique :
La participation de la personne à son propre développement inclut
l'apprentissage des pratiques de négociation en tant que pratiques
démocratiques. Ce principe est remarquablement illustré par la pédagogie
institutionnelle, mais aussi par des expériences originales, comme celle des
conseils d'enfants, développée en collaboration avec les pouvoirs communaux.
Entre la stricte
transmission de contenus scolaires et la prise en charge de la totalité humaine,
l'enseignement se doit de redéfinir son champ d'action. Il ne le fera en accord
avec son projet de démocratisation que s'il réintègre la dimension
psycho-pédagogique de l'éducation, indubitablement négligée à ce jour.

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(Octobre 1991)

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