Introduction
Jean-Pierre
TITZ
Administrateur au Conseil de
l'Europe
Responsable du Projet Enseignement secondaire pour l'Europe
Mesdames,
Messieurs,
Je voudrais tout d'abord
vous apporter les salutations de Monsieur Raymond Weber, Directeur de
l'Enseignement, de la Culture et du Sport du Conseil de l'Europe, qui regrette
de ne pouvoir être parmi vous aujourd'hui.
Vous avez choisi de
consacrer depuis deux ans une réflexion systématique sur la place de
l'éducation, son rôle actuel et futur, dans le contexte du développement d'une
région, la Wallonie. En invitant le Conseil de l'Europe à être présent à cette
cérémonie d'ouverture, vous avez également indiqué que vous souhaitiez placer
cette réflexion dans le contexte de l'Europe, de la grande Europe, de celle qui
connaît aujourd'hui de si profondes mutations qui nous satisfont et nous
inquiètent en même temps.
Depuis longtemps, le
Conseil de l'Europe est attaché à cette idée d'une Europe multidimensionnelle où
les Régions, selon des définitions qui varient largement de pays à pays, forment
une des bases essentielles de la construction d'un ensemble démocratique où
diversité, identités multiples, convivialités des groupes sociaux, seront non
des obstacles mais le ferment d'une richesse commune.
L'Education est
évidemment au centre d'un tel ensemble. La grande qualité des travaux des
groupes thématiques et de la synthèse de Monsieur Michel Quévit le démontre très
bien. A cet égard, je tiens à féliciter l'Institut Jules Destrée pour ses
initiatives et le sérieux de sa démarche.
S'interroger sur le défi
de l'éducation revient à étudier l'interface entre le système éducatif et le
contexte global que détermine la demande sociale par rapport à laquelle il faut
définir une politique à la fois adaptée et volontariste.
Ce n'est pas le lieu,
maintenant, d'en exposer tous les aspects, je voudrais me limiter à vous
présenter quelques réflexions que je crois pouvoir faire du point de vue des
problèmes principaux qui sont communs à la plupart des pays européens;
j'aborderai d'abord la démarche sociale, avant le système éducatif lui-même.
Le contexte global me
paraît d'abord déterminé par deux concepts nouveaux.
Il s'agit d'abord d'une
grande imprévisibilité. L'on parle depuis longtemps d'une accélération du rythme
du changement. Cette tendance est de plus en plus marquée et l'on constate qu'il
est extrêmement difficile de concilier la nécessité d'une certaine prévision -
voire planification - et le caractère toujours plus aléatoire de la succession
des événements économiques, géopolitiques et culturels.

Il faut beaucoup d'audace
pour oser s'aventurer dans la futurologie autrement qu'à titre de scénarios
alternatifs. Les difficultés des géopoliticiens sont évidentes depuis deux ans,
la prévision macro-économique ne se relève que difficilement des chocs qu'elle
n'avait pas prévus et l'évolution des cultures échappe totalement à un
quelconque système de représentation prospective satisfaisant.
L'autre concept, sinon
nouveau du moins de plus en plus déterminant, est celui de l'interculturalité.
Il n'est plus possible de
réfléchir en terme de relation simple entre identité culturelle, ethnie, nation,
région et Etat.
L'interculturalité
concrète et quotidienne envahit notre espace par la présence sur un même
territoire, et étroitement entremêlées, de populations d'origines diverses et
porteuses de systèmes de valeurs parfois très éloignés les uns des autres. Mais
de plus, le développement mondial des moyens de communication, des processus de
production et de distribution des biens et savoirs, des industries culturelles,
des déplacements des individus et le rôle croissant des institutions
internationales et transnationales nous met tous les jours en contact avec des
champs culturels autrefois éloignés, voire exotiques.
Par ailleurs, l'interculturalité
envahit l'échelle du temps dans la mesure où la rapidité des changements sociaux
en général oblige chacun d'entre nous à changer de références culturelles
plusieurs fois dans sa vie. N'avons-nous pas tous été éduqués pour une société -
et donc une culture - qui a déjà changé plusieurs fois depuis notre passage dans
le système éducatif formel ?
Une autre caractéristique
du nouveau contexte social en Europe est relative à la référence spatiale ou
territoriale.
Deux dimensions ont connu
une évolution relative qui interroge le système éducatif à cet égard. Il s'agit
d'abord de la référence régionale qui connaît pourtant une région de légitimité
politique et un accroissement de son rôle en tant que source et lieu de
développement. Il s'agit ensuite de la référence européenne à laquelle l'on ne
peut pas échapper dans toute réflexion et action sur le développement politique,
économique, social, culturel et géopolitique.
L'évolution de la
mobilité sociale est également déterminante. Nous vivons à cet égard une tension
croissante entre un accroissement de l'appareil socio-éducatif qui ouvre des
perspectives très grandes de mobilité individuelle et l'apparition de processus
d'exclusion et de marginalisation de pans entiers du tissu social dont les
conséquences seront très graves si l'on n'y prend pas garde.
Enfin je retiendrai comme
dernier phénomène significatif, celui de l'évolution de la notion même de
capital humain qui, de la force physique, est passé au savoir faire, au savoir
penser et aujourd'hui au savoir penser la façon de penser. Il y a là un élément
de ce que le Professeur de Landsheere appelle l'encéphalisation de la société.
Bien sûr, je ne voulais
pas être exhaustif mais je pense que par rapport à la problématique de nos
discussions, les facteurs d'imprévisibilité, d'interculturalité, de modification
des références spatiales, de tension quant à la mobilité sociale et l'exclusion,
et les modifications de définition du capital humain et du savoir figurent parmi
les défis principaux auxquels le système éducatif doit faire face aujourd'hui et
par rapport auxquels il faut bien admettre qu'il n'y a pas de réponses toutes
faites.
Où en est justement le
système éducatif ?
De façon générale, et je
me cantonnerai à cette première approche, l'on peut constater que nos systèmes
éducatifs européens participent tous peu ou prou d'une même philosophie de base.
Celle-ci remonte généralement au XIXème siècle et a correspondu à deux
phénomènes, la Révolution industrielle et l'émergence des Etats-nations.
On pourrait l'appeler la
philosophie de l'Instruction publique. Il s'agissait, en simplifiant, de
permettre à chacun de lire, écrire, calculer; d'assurer progressivement
l'égalité des chances, la récompense des mérites et de l'effort, de faire des
citoyens des Etats concernés. Cela s'est traduit par le développement
spectaculaire d'un système éducatif gérant un savoir, sinon stable, en fait en
évolution lente, avec des méthodes uniformisées dans une structure formelle
hiérarchisée.

Les chocs culturel (1968)
et socio-économique (1973) ont remis en cause cette philosophie reposant au fond
sur une relation stable et continue entre école et demande sociale.
Durant les années 70,
s'est constituée, en particulier au Conseil de l'Europe, une nouvelle conception
de l'école sous le titre générique d'Education permanente. Il faut souligner
combien le processus de production de cette approche fut original dans la mesure
où il s'est agit du premier travail de ce type entamé au niveau européen et
associant des philosophes, des éducateurs, des experts et des preneurs de
décisions de tous les pays signataires de la Convention culturelle.
Des principes généraux
qui furent énoncés alors découleront de multiples réformes qui s'en inspirèrent
manifestement, sinon explicitement.
Autonomie, action
communautaire, ouverture de l'école sur la société, flexibilité des structures
et des programmes, concept de district socio-éducatif et culturel, continuité de
l'action éducative à tous les stades de la vie en formaient la trame
philosophique même si la mise en oeuvre ne fut généralement que partielle ou mal
reçue, pour de nombreuses raisons - légitimes ou non, ce n'est pas notre propos
de trancher ici.
Pendant une courte
période, le milieu des années 80, le contexte politique a conduit à un
ralentissement, un arrêt voire un certain recul, par rapport aux réformes
entreprises. Pour toute une série de raisons, l'on a cru nécessaire d'en revenir
aux "vraies valeurs", aux méthodes et programmes qui avaient fait "leurs
preuves" dans le passé.
Le début des années 90
nous montre combien il est impossible d'éviter la logique des faits. L'évolution
de la demande et du contexte social tels que schématisés plus haut s'étant
encore accélérée, il est aujourd'hui, je crois, assez évident qu'il faut avoir
le courage de reprendre une réflexion structurelle fondamentale du système
éducatif. Les tensions très fortes, dont les malaises du corps enseignant, des
lycéens, voire des banlieues pauvres (même si le système éducatif n'est là pas
seul en cause) me confirment dans cette hypothèse.
La mise en place de
processus de réformes de nos systèmes éducatifs ne me paraît pas possible sans
qu'elle ne soit pensée au niveau de notre continent dans sa nouvelle
configuration. Entendons-nous bien, il s'agit bien d'entamer un nouvel effort de
coopération et d'échange d'idées et d'expériences sans qu'il ne puisse être
engagé une quelconque dévolution de pouvoir en la matière à une autorité
supranationale. Cela n'est ni nécessaire, ni politiquement faisable.
L'extraordinaire
mouvement, parfois tumultueux, qui accompagne la réconciliation de notre vieux
continent avec lui-même autour des valeurs communes - les Droits de l'Homme, la
démocratie pluraliste - et de son patrimoine historique et culturel, en forme le
contexte idéologique.
Les institutions de
coopération qui dans notre domaine ont une grande expérience, en forment un
outil privilégié. A cet égard, le Conseil de l'Europe joue un rôle déterminant
depuis 1948.
L'Europe est désormais
une réalité concrète dans la vie quotidienne, dans la culture, dans l'économie
et de plus en plus au niveau politique.
Le concept même de
citoyens autonomes et responsables est inconcevable sans la dimension
européenne, tout comme, et c'est tout l'intérêt de vos travaux, la dimension
régionale.
Faire de l'école un lieu
de vie, un centre de développement intégré, de rencontres des acteurs sociaux,
de partenariats entre acteurs communs, de rencontres permanentes des savoirs,
anciens et nouveaux, des technologies, des convivialités et des nouvelles
sociabilités, et, ne l'oublions pas, des générations, voilà le grand défi. Ne
pas le relever serait prendre une grande responsabilité face à l'avenir.
(Octobre 1991)

|