Innovations techniques
et vie quotidienne : hypothèses pour la Wallonie
Claude
Javeau
Professeur à l'ULB
Secrétaire général de l'Association internationale des Sociologues de
Langue française
1. Une
manière simplifiée de lire l'histoire des deux derniers siècles
indiquerait la recherche, à travers presque toutes les classes de la
société (l'ancienne aristocratie peut-être exceptée), d'une
adéquation entre des finalités partagées, même sur un mode
conflictuel éventuellement très aigu, et des moyens pour les
atteindre qui relèvent généralement de ce qu'on appelle la
technique. Le couple liberté-égalité, annoncé tant par la
bourgeoisie que par la classe ouvrière, devait obtenir son avènement
de l'augmentation de la richesse commune. Il convenait seulement de
répartir celle-ci autrement, prétendaient les socialistes, qui
prônaient pour ce faire des mesures d'autorité. La bourgeoisie
libérale, elle, approuvait ce souci, mais comptait sur la force des
choses pour qu'il se réalise. L'accroissement du bien-être
dépendait, en fin de compte, du progrès technique. "Progrès" a été
le leitmotiv commun aux classes antagonistes : en ce sens, leur
dépendance a été plus considérable qu'on ne l'a cru, et d'ailleurs
n'étaient-elles, selon des voies et moyens différents mais à un
titre semblable, héritières de Lumières ?
2. Historiens et
sociologues de la modernité ont proposé un principe explicatif en lequel se
fondraient tous les autres, qu'il s'agisse du déploiement mondial du capitalisme
occidental ou de celui, à prétention également universelle, du socialisme
revendicatif. Il s'agit du principe de la rationalisation. La Raison des
classiques s'est faite rationalité et elle aurait entraîné le désenchantement du
monde. L'instrument de cette rationalisation est la technique, conçue non
seulement comme ensemble d'instruments ou de procédés instrumentaux, mais aussi
comme modes de gestion, de régulation de ressources humaines.
3. L'histoire récente a
cependant apporté au déploiement attendu du progrès, soutenu par l'accumulation
de découvertes techniques, des perturbations particulièrement graves. Nous
pouvons en distinguer au moins trois :
a) le déraillement de la
rationalité dans l'avènement des totalitarismes modernes, forme originale de
système politique : porté à son comble, ce déraillement aboutit à la gestion
rationnelle de l'extermination d'un peuple, dont Auschwitz est la figure
emblématique;
b) la mise de techniques
nouvelles au service d'une "culture" basée sur la valeur hédoniste du
divertissement (reprise à la bourgeoisie, qui la subordonnait toutefois à la
réussite économique) et devenue ce qu'il est convenu d'appeler la culture de
masse : celle-ci ne serait que réception passive de messages fabriqués de
manière industrielle, tandis que l'univers de la création serait radicalement
coupé de l'expérience esthétique de la majorité des citoyens;
c) plus importante
peut-être que les autres tendances, l'automatisation croissante de la technique
(appelée à tort technologie) en un technocrosme, échappant, comme l'avait
annoncé Heideggre, à toute visée anthropologique : désormais, le technique
surplombe l'éthique, l'instrument commande la valeur, l'efficacité passe avant
l'humanité.
4. Pour l'individu
moderne de la société occidentale, la technique apparaît d'abord comme source et
garant d'un bien-être matériel durement conquis et d'un bien-être culturel
imposé contre d'anciennes revendications d'émancipation collective (par la
"haute" culture). La presse d'images, la télévision, le tourisme de masse, parmi
d'autres exemples, montrent à l'oeuvre une rationalisation des masses par des
moyens "doux" (tels qu'on peut les opposer aux moyens durs des systèmes
totalitaires, qui peuvent cependant, comme le montre le 1984 d'Orwell, avoir
aussi recours aux moyens doux). Déclaré individualiste par les philosophes
sociaux, c'est-à-dire soucieux avant tout de mettre au premier plan la
conservation des divers bien-êtres auquel il prétend avoir le droit, le citoyen
de la modernité se trouve mis en disponibilité de l'Histoire. La valeur de
"liberté" se mue en "libération" de contraintes collectives autrefois
intériorisées, tandis que la valeur d'égalité" devient celle de "similitude de
traitement" par les agences de la rationalisation politique, autrement dit, les
bureaucraties qui prennent en charge l'individu "peu importe ici, au demeurant,
que ces bureaucraties soient "publiques" ou "privées").

5. C'est dans la vie
quotidienne des individus (nonobstant toutes les "tactiques de résistance" qu'il
y déploie, reconnaissant ainsi droit d'existence et de valeur à des courants
irrationalistes jamais tout à fait disparus) que les perturbations évoquées au
3. Se manifestent avec une apparente priorité. La télévision conditionne et
rythme leur temps libre en période de travail, les installations de loisirs
programment leur période de vacances. Les nouvelles techniques (ce qu'on appelle
les "technologies nouvelles") font irruption dans l'une et l'autre période de
l'existence et s'introduisent dans les diverse dimensions de la vie domestique.
Le technocrosme se fait désormais présent dans toutes les facettes de
l'expérience individuelle et collective. Celle-ci court aussi le risque d'être
désanthropologisée. Comment énoncer à présent les enjeux qu'une telle évolution
détermine, en particulier pour la Wallonie ?
6. L'enjeu principal est
sans doute celui de maintenir une société de bien-être matériel dans un cadre
culturel reposant sur les valeurs de liberté (au sens de capacité de s'exprimer
librement dans chaque occasion de l'existence où il y a lieu de produire de
l'expression) et d'égalité de droits et de conditions. Pour la Wallonie, cet
enjeu se définit par rapport à un ensemble de conditions historiques qu'il
serait vain de ne pas pendre en considération, à savoir :
a) une situation
démographique très défavorable au renouvellement quantitatif des générations, et
accentuant la présence d'individus vieux et exclus de la reproduction humaine
selon ses modes habituels;
b) un déclin très net des
activités productives traditionnelles, en particulier de l'industrie lourde et
de certaines industries de transformations, guère compensé par l'extension du
tertiaire, davantage concentré dans la capitale du Royaume;
c) la persistance d'un
conflit institutionnel qui contraint la partie francophone du pays à se
considérer comme une minorité linguistique de moins en moins bien protégée (même
si le terrain de friction le plus aigu se situe dans la capitale);
d) le développement d'une
dimension européenne aux problèmes affectant la région wallonne, ce qui implique
certes une extension de l'horizon des significations (notamment, en ce qui
concerne le point précédent, l'atténuation du sentiment de minorisation grâce à
la présence de la France), mais aussi le transfert de compétences à une
bureaucratie envahissante s'ajoutant aux autres bureaucraties déjà en place.

7. S'agissant plus
spécifiquement de l'informatique, il convient de déterminer si sa présence dans
l'espace-temps du quotidien revêtira un sens qui, tenant compte des conditions
globales dans lesquelles toute prospective concernant la Wallonie doit
s'imaginer, permette de revenir sur l'autonomisation du technocosme et sa
désanthropologisation. Ceci signifierait, entre autres :
a) que le temps gagné
grâce à l'informatisation de la gestion domestique soit consacré à l'exercice de
la liberté d'expression, intégrant ou non le recours aux techniques nouvelles,
et non à sacrifier aux valeurs hédonistes prédominantes; en particulier,
"créativité" doit faire place à "création", qu'il s'agisse d'art, de
participation politique, d'invention pédagogique, d'innovation économique, etc.
b) que les réseaux de
convivialité que les nouvelles techniques aident à mettre en place permettent de
rassembler les citoyens autour de projets communs, dont la création de nouvelles
convergences idéologiques, et non seulement de partager sur un mode
consommatoire des expériences passivement ludiques;
c) que l'introduction de
l'informatique à l'école concoure à l'avènement d'un humanisme renouvelé,
impliquant la prise en compte des créations culturelles du passé comme des
possibilités modernes de création; l'informatique ne doit pas servir seulement à
l'apprentissage de capacités instrumentales, pas davantage qu'à proclamer
déclassées d'autres manières d'acquisition de savoirs;
d) inversement, une
mauvaise intégration de l'informatique dan les circuits de l'expression
culturelle ne doit pas aboutir, dans certains milieux intellectuels, à son rejet
et à l'exaltation d'une culture mythique, liée à une "identité culturelle"
inscrite dans le passé, conçue comme simple lieu de conservation de modes de
faire et de penser dont il ne reste objectivement que des traces dérisoires;
e) dans l'entreprise,
l'informatique, dans sa structuration de l'environnement sociétal du
travailleur, devrait aller à l'encontre de toute tendance à l'uniformisation des
comportements et à l'unilatéralisation des compétences, fussent-elles très
élevées; son apport essentiel devrait consister en l'aménagement de cadres
propices au changement, à la versalité, à l'innovation; en même temps, au lieu
d'accentuer le contrôle bureaucratique des citoyens, elle devrait contribuer à
simplifier l'administration des biens et des gens, dégager des temps
supplémentaires de liberté en réduisant les contraintes, les attentes et les
pertes, contribuer à un meilleur contrôle en retour des citoyens sur les
appareils bureaucratiques (en permettant la transparence des base de données et
la généralisation de leur accès), etc.

8. Pour une société dont
les seules ressources sont d'ordre intellectuel, maintenir un niveau de vie
permettant la possibilité d'une alliance liberté-égalité souhaitable (le
bien-être comportant aussi ce que l'on appelle la "qualité de la vie",
impliquant libération du temps, convivialité librement consentie, valorisation
de la création esthétique, etc.) suppose la prise en compte de la technique en
tant que facteur d'ouverture de la vie quotidienne et non de fermeture. La
technique doit devenir facteur d'interrogation et non d'occultation éthique.
Deux conditions doivent au moins être réunies :
a) le rejet de toute
attitude de dénigrement ou de refus de la technique, conduisant à un refuge
esthétisant dans un passéisme stérile : celui-ci peut isoler quelques
privilégiés du contact avec les "choses impures", au prix du déploiement, pour
le plus grand nombre, d'une logique d'asservissement au mercantilisme
multinatinal; cette nouvelle "trahison des clercs" (rejoignant celle des
chantres du syncrétisme culturel ou du "retour de l'irrationnel"), sans doute
facilitée par la perte de suprafonctionnalité des universités et de la recherche
fondamentale en général, serait tragique pour l'ensemble des citoyens, coupés
ainsi de toute réflexion sur la légitimation de leurs environnement matériel et
mental;
b) la diffusion vers le
plus grand nombre d'un savoir argumenté, critique et n'excluant pas la réflexion
éthique, concernant les techniques nouvelles elles-mêmes; ceci implique, de la
part des vulgarisateurs, une révision sans doute déchirante de leurs modes
habituels de divulgation en faveur d'un nouveau didactisme à mettre au point; le
retour à une certaine idée de l'émancipation, nécessaire à l'ensemble de la
population wallonne, est à ce prix : il appartient aux clercs, une fois encore,
d'y veiller.

|