Enseignement des
sciences et société
Gérard
Fourez
Professeur aux Facultés
universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur
Faculté des Sciences - Département Philosophie de l'Homme de Sciences
(Centre interdisciplinaire)
Combien de
jeunes (ou de moins jeunes) de Wallonie sont-ils capables, face aux
sciences et aux techniques, de dépasser les "recettes" pour utiliser
des connaissances scientifiques et techniques dans la vie courante :
quand il s'agit de repérer une perte électrique, de déboucher un
évier, de prendre des mesures de prophylaxie face à une maladie
contagieuse, de saisir comment les fibres optiques permettent la
pratique de l'endoscopie, d'utiliser le concept chimique du pH à
propos de l'acidité gastrique, d'apprécier les radiations émises
parle désastre de Tchernobyl, de voter pour ou contre le chauffage
urbain, d'avoir un avis sur la pollution de la Sambre, de savoir ce
qui différencie un acier d'une fonte, de lire des prévisions
démographiques, de soutenir ou non une politique de recherche
scientifique ou technologique, de critique une émission de TV,
d'établir un régime diététique, etc. ?
On a souvent admis qu'en
occident, une sorte de symbiose s'était faite entre le développement
scientifique et technologique et les populations. Est-ce toujours aussi vrai ?
Si non, pourquoi ? Comment promouvoir une éducation scientifique qui, tout en
restant rigoureux, permette une telle symbiose ?

Former des citoyens
scientifiquement acculturés ?
La nécessité d'une
formation des jeunes aux sciences et aux technologies est devenu un lieu commun.
Ce qui est moins clair, c'est de voir quelles stratégies pourraient être mises
en œuvre en vue d'arriver à ce résultat. Ce problème ne touche pas uniquement la
Wallonie. Tous les pays sont confrontés à une question nouvelle : comment
intégrer à la culture les apports des sciences et des techniques ? Deux
conférences nationales américaines, l'année dernière et cette année-ci, sur les
questions de la "scientific literacy" et de la "technological literacy"
(1), témoignent
de la difficulté du problème, aux Etats-Unis comme chez nous : il n'est pas
simple de savoir comment "alphabétiser" ou "acculturer" les jeunes aux sciences
et aux technologies.
Aux Etats-Unis, après le
sentiment de défaite éprouvé lorsque les Soviétiques lancèrent le premier
satellite artificiel, une politique éducative fut mise en œuvre qui produisit
une élite scientifique capable de redonner aux Américains le leadership en
matière scientifique et technique. Et pourtant, le problème n'est pas résolu : à
côté de cette élite remarquable, la majorité des Américains reste
scientifiquement et techniquement analphabète, et persuadée que sciences et
mathématiques sont réservées à des spécialistes, et hors de protée du citoyen
ordinaire. Ainsi s'est créée une masse de citoyens démunis devant les experts et
dépendant sans cesse des sciences et des techniques mais incapables de les
comprendre tant soit peu.
La situation de la
Wallonie n'est pas facile à évaluer à ce point de vue. On ne sait d'ailleurs pas
exactement ce que l'on veut mesurer : comment apprécier la "culture"
scientifique et technique de quelqu'un ? En tout cas, selon moi, on ne peut
apprécier cette "culture" uniquement par le niveau des savoirs abstraits; il
faut mesurer les connaissances des concepts dont l'explication finale reste
floue et peu pertinente pour la recherche (c'est par exemple, le cas du concept
d'atome pour la pratique du chimiste). C'est ainsi qu'on crée des distances
artificielles entre la pratique du chercheur en chimie par exemple, et celle de
l'ingénieur, ou même celle du bricoleur qui va consulter quelques bouquins pour
voir comment réparer son toit. De plus, presque rien dans la formation des
enseignants de sciences ne les a préparés à monter les liens entre des décisions
scientifico-techniques et des décisions éthiques ou sociétaires. Et ce, d'autant
plus que la représentation dominante de la méthode scientifique est celle d'un
processus conceptuel et expérimental, gommant ainsi toutes les discussions et
interactions interpersonnelles ou institutionnelles qui font pourtant partie
intégrante de la production concrète de résultats scientifiques ou techniques.
Beaucoup pensent aussi
"qu'une vérité scientifique est quelque chose à quoi il faut se soumettre, non
le résultat d'un problème sélectif, risque, et de portée limitée"; comme l'a
montré Isabelle Stengers
(2), une telle
opinion n'est pas seulement une erreur épistémologique : elle empêche toute
articulation entre les questions scientifiques et les questions sociétaires.
C'est ainsi que l'enseignement des sciences reste relativement séparé de
l'existence quotidienne.
Or, aujourd'hui, c'est à
travers l'enseignement scientifique que les jeunes se forment a) leur manière de
voir le monde, la société, l'existence en général, b) leur manière de maîtriser
leur environnement, c) leur manière de prendre des décisions éthiques et
socio-politiques (3).
Pourtant, la formation
des professeurs de sciences est restée pratiquement la même. Centrés sur leur
discipline, ils ne sont guère prêts a articuler de manière sérieuse et
rigoureuse leur enseignement scientifique avec une éducation plus globale de
l'être humain et du citoyen. De plus, faute de formation adéquate, le risque
n'est pas nul de voir les enseignants les plus dynamiques se perdre dans un
travail d'amateur.

Les objectifs d'une
formation "Sciences - Technologie - Société"
Les objectifs proposés
par la "NSTA (National Science Teachers Association)" des Etats-Unis
(4)
ne pourraient-ils pas, en première approximation, être utiles a une région comme
la Wallonie ? Les voici :
"Le but de la formation
scientifique dans les années 80 est d'accroître le nombre de personnes
maîtrisant une culture scientifique leur permettant de comprendre les
interactions mutuelles entre Sciences, Technologies et Société et d'être
capables d'utiliser ces connaissances pour les décision a prendre dans leur vie
quotidienne. La personne "scientifiquement alphabétisée" possède une
connaissance de base substantielle concernant les faits, les concepts, les
réseaux conceptuels et les procédés méthodologiques, qui rendent les individus
capables de continuer a apprendre et de penser d'une manière logique. Tout en
appréciant le rôle des Sciences et des Technologies dans la société, cette
personne "scientifiquement alphabétisée", est également consciente de leurs
limites.
Les qualités que nous
allons énumérer ci-dessous vont nous aider à dé créer une personne
"scientifiquement alphabétisée''. Chacune de ces qualités devrait être comprise
comme décrivant un espace dans lequel un individu peut progresser. Les progrès
de la formation scientifique correspondraient à son avancement dans cet espace.
La personne "alphabétisée" scientifiquement et technologiquement :
-
utilise des concepts
scientifiques et est capable d'intégrer valeurs et savoir-faire pour prendre
des décisions responsables dans la vie courante;
-
comprend que la
société exerce un contrôle sur les sciences et les technologies, tout comme
les sciences et les technologies marquent la société;
-
comprend que la
société exerce un contrôle sur les sciences et les technologies par le biais
des subsides qu'elle leur alloue;
-
reconnaît aussi bien
les limites que l'utilité des Sciences et des technologies pour le progrès
du bien-être humain;
-
connaît les
principaux concepts, hypothèses et théories scientifiques et est capable de
les appliquer;
-
apprécie les sciences
et les technologies pour la stimulation intellectuelle qu'elles suscitent;
-
comprend que la
production des savoirs scientifiques dépend à la fois des processus de
recherche et des concepts théoriques;
-
fait la distinction
entre les résultats scientifiques et l'opinion personnelle;
-
reconnaît l'origine
de la Science et comprend que le savoir scientifique est provisoire, et est
sujet au changement au gré de l'accumulation des résultats;
-
comprend les
applications des technologies, et les décisions impliquées dans leur
utilisation;
-
possède suffisamment
de savoir et d'expérience pour apprécier la valeur de la recherche et du
développement technologique;
-
retire de sa
formation scientifique une vision du monde plus riche et plus intéressante;
-
connaît les sources
valables d'information scientifique et technologique et recourt à elles lors
de prises de décisions".

Quelques moyens en vue
d'atteindre de tels objectifs
Si l'on estime que les
objectifs ainsi décrits sont globalement valables, on peut proposer quelques
stratégies concrètes pour s'en rapprocher. Je me limiterai ici à celles liées à
l'école et l'enseignement
(5). Je ne
déterminerai pas ici les structures institutionnelles pouvant porter ces
stratégies.
1. Le premier effort
pourrait se concentrer sur une formation renouvelée des enseignants
scientifiques. Sans cela, tous les autres efforts seront inutiles. Cette
formation renouvelée devrait leur donner :
a) les connaissances en
épistémologie nécessaires pour pouvoir montrer, dans le concret, comment les
sciences visent aussi une maîtrise du monde, et pour voir le lien entre les
pratiques scientifiques, les pratiques de l'ingénieur et les pratiques
individuelles et collectives liées à la vie quotidienne; cette formation
épistémologique devrait les rendre conscients de ce qu'un concept théorique tire
sa signification de la pratique qu'il permet, et non de la représentation
abstraite du monde à laquelle il renvoie.
b) une formation aux
sciences humaines permettant de mieux voir les valeurs et les représentations
idéologiques véhiculées dans un cours scientifique, de manière à pouvoir, au
sein même de l'enseignement scientifique, procéder à la formation de l'être
humain et du citoyen.
c) une formation à la
réflexion éthique permettant de montrer, dans le cadre des sciences et des
technologies, les décisions impliquant des valeurs, tout en gardant un équilibre
entre les différents points de vue pour éviter l'endoctrinement, et pourtant
sans masquer qu'on prend nécessairement position face à ces valeurs;
d) une formation aux
techniques de "technology assesment" permettant de réfléchir aux conséquences de
l'adoption de certaines technologies dans la vie tant individuelle que
collective (par exemple : choix d'un chauffage pour une maison, ou choix d'un
système de dépistage du SIDA pour une nation).
2. Parallèlement, un
effort devrait être fait pour mettre à la disposition des professeurs des
modules d'enseignement articulant des pratiques de sociétés à une formation
scientifique ou technique sérieuse et rigoureuse. L'élaboration de tels modules
nécessitera un important travail de recherche interdisciplinaire si l'on veut
éviter certains amateurismes dommageables. Des travaux faits par les Hollandais
et les Anglo-Saxons pourraient cependant être utiles dans cette perspective
(6).
3. Une formation
concomitante de professeurs de sciences humaines, de manière à ce qu'ils
puissent coopérer à une réelle articulation "Sciences, Technologies, et Société"
sera aussi nécessaire.
4. Peu à peu, une part
devrait être donnée, dans les programmes de l'enseignement scientifique, aux
efforts d'intégration "Sciences, Technologies et Société". Il importe que
l'enseignant scientifique sache que ce type de travail y compris la formation
aux valeurs qu'il implique (dans le respect du pluralisme idéologique et
socio-politique), fait partie de sa tâche. L'intégration de ces éléments de
formation globale dans l'enseignement scientifique devrait cependant se faire
assez graduellement et prudemment, de manière à éviter trop d'amateurisme,
donnant à celui qui connaît une certaine maîtrise sur son existence individuelle
et sociale, et non uniquement des représentations générales.

Qu'est-ce qu'une
acculturation scientifique ?
Il me semble qu'une
"acculturation" scientifique doit viser deux objectifs. D'une part, elle doit
donner les connaissances et savoir-faire scientifiques permettant de participer
activement et de façon critique à une société marquée par les sciences et les
techniques. Cet objectif comporte une dimension individuelle (maîtrise sur sa
vie) et collective (établissement d'une société plus démocratique, grâce a une
meilleure participation, et à un contrôle des experts). D'autre part, elle vise
la création d'une nation ou les ressources scientifico-techniques sont bien
développées. Le premier objectif doit contribuer au bien-être individuel et
social; il vise un humanisme dans le sens le plus large. Il s'agit de permettre
à chacun d'être soi, de réfléchir, de prendre en connaissance de cause ses
décisions éthiques et socio-politiques, et de construire une société où tous
puissent participer à la vie sociale. Le second objectif a des retombées
socio-économiques évidentes.
Certains estimeront que
l'enseignement rénové a essayé de faire une connexion entre les sciences et le
reste de la vie. Sans doute faut-il reconnaître le réel effort fait dans ce
sens. Mais ne faut-il pas reconnaître que, dans certains cas, l'enseignement
scientifique ne fut pas rénové du tout, et que, dans d'autres, sa rénovation
s'est faite avec trop d'amateurisme et sans suffisamment de préparation. Des
enseignants se sont attaqués courageusement à l'articulation entre les sciences
et la vie quotidienne, mais pas toujours avec la formation, la prudence
épistémologique et le recul suffisants. C'est ainsi qu'est née une méfiance
envers tout effort d'articulation entre les sciences et la vie courante, même si
l'on continue à proclamer cette articulation nécessaire.
L'enseignement
scientifique en perspective historique
Sans doute est-il utile
d'analyser brièvement la situation socio-historique de l'enseignement
scientifique belge et wallon. Il y a une quarantaine d'années, dans les sections
les plus fortes, les sciences (et même les mathématiques) n'étaient que de
simples compléments à une éducation dont l'essentiel se passait ailleurs. Le
lieu de celle-ci était les cours de français, latin, grec, histoire. Les cours
scientifiques n'étaient qu'une partie négligeable de l'éducation; et, dans ce
cadre, ils se limitaient, bien légitimement, a une simple instruction, sans
guère de liens avec la vie quotidienne des individus et de la société.
Dans ce cadre, on
comprend que l'enseignement scientifique soit resté toujours centré sur les
disciplines scientifiques et généralement réticent à toute interdisciplinarité.
La formation des professeurs ne les incite guère à sortir de leur domaine.
Certains scientifiques (contrairement à la plupart des ingénieurs) ont
d'ailleurs parfois tendance à croire que les sciences ont une finalité en soi.
La formation des candidatures et licences en sciences ne leur a pas toujours
appris que la pratique scientifique consiste moins à rechercher une
représentation générale de la nature qu'a résoudre des problèmes précis, en
utilisant parfois.
Notes
(1)
A. Baltimore MD, en février 1986, à Washington DE, en février 1987.
(2) I. Stengers, "Démarche Scientifique et Education : où
situer le problème éthique" in G. Fourez : "Construire une éthique de
l'enseignement scientifique"; Presses universitaires de Namur, Namur, 1986,
p. 50.
(3) Sur la manière dont l'enseignement scientifique véhicule
des valeurs et des idéologies, cf. G. Fourez : "Pour une éthique de
l'enseignement des sciences", Ed. Vie ouvrière, Bruxelles, 1986.
(4) Publiés en français par L. J. Waks : "Pour une nouvelle
éthique pour la formation scientifique aux Etats-Unis" (pp 148-166-) in
G. Fourez : "Construie une Ethique de l'Enseignement scientifique",
Presses universitaires de Namur, Namur, 1986.
(5) Il est clair que cette "réappropriation" des sciences
peut aussi se faire dans des cadres non scolaires, par exemple, ceux liés aux
soins et à l'éducation à la santé.
(6) Voir par exemple l'excellent ouvrage "Bridges"
(en néerlandais "Bruggen") publié par PLON 'Physics Curriculum Development
Project), Postbus 80.008, NL3508 TA Utrecht (Pays-Bas) (57 pages) qui articule
brillamment le thème des ponts avec l'étude de la physique statique. Beaucoup
d'autres modules d'enseignement ont été publiés par PLON. Voir aussi les petits
ouvrages de Joan Solomon, publiés à Oxford par SISCON.

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