"Le progrès technique et
la société industrielle"
Pour une réponse européenne à la crise
Michel
Crappe
Ingénieur civil des Mines -
Ingénieur civil électricien
Professeur à la Faculté polytechnique de Mons
Chaire des Applications industrielles de l'électricité
Regards sur
le monde actuel
Les relations entre le
progrès technique et la société industrialisée sont sans conteste d'une brûlante
actualité en cette fin du vingtième siècle dont le monde, en proie à de graves
contradictions, est plongé dans un profond désarroi. Le monde actuel offre un
panorama avec de nombreux aspects inquiétants voire tragiques (la famine en
Afrique, d'atroces conflits nourris par un fanatisme aveugle, l'inexorable
sous-développement des pays du Tiers Monde, la course démentielle aux armements,
...) qui doivent inciter à la lucidité et à la réaction. Comme l'a écrit Paul
Valéry dans un essai intitulé précisément "Regards sur le monde actuel" : "le
jugement le plus pessimiste sur l'homme, et les choses, et la vie et sa valeur,
s'accorde merveilleusement avec l'action et l'optimisme qu'elle exige".
La nouvelle révolution
industrielle et l'Europe
La plupart des pays
développés, particulièrement en Europe, sont aux prises avec de graves
difficultés économiques, qui engendrent un chômage dramatique et avivent les
égoïsmes de toute nature, parmi lesquels le racisme est l'un des plus
intolérables. Ces pays connaissent dans le même temps une évolution
technologique sans précédent, qualifiée de nouvelle révolution industrielle et
appelée à déterminer les économies et à modeler les sociétés du vingt et unième
siècle. Le déferlement des nouvelles techniques de l'information, nées des
immenses progrès réalisés par la micro-électronique, telles l'informatique,
l'automation, la bureautique et d'autres encore, ébranle les structures
économiques, sociales, voire culturelles de nos sociétés, qui se trouvent
véritablement en état de choc informatique. Et déjà à l'horizon se profile une
autre transformation importante liée aux développements du génie biologique. Ces
changements sont perçus actuellement comme source, à la fois de progrès et
d'effets pervers pour l'humanité. Science et technologie, omniprésentes dans nos
sociétés développées, sont l'objet d'une certaine contestation, dont il faut
assurément tenir compte. L'homme a pris conscience des limites des ressources de
la planète et des graves blessures infligées au milieu naturel. Les effets
négatifs du changement technique, les coût et les traumatismes qu'il entraîne ne
sont plus considérés comme une inéluctable rançon à payer au processus du
progrès. Dans ce monde en crise, l'Europe est apparue, depuis une dizaine
d'années au moins, comme sans ressort, atteinte d'une sorte de lassitude,
manquant singulièrement de dynamisme face à la nouvelle révolution industrielle.
Ce mal a été qualifié d'europessimisme dans la presse internationale. L'Europe
n'a pas su, autant que les Etats-Unis et le Japon, tirer parti de cette
révolution.
Nous éprouvons beaucoup
de difficultés à reconvertir ou à adapter les industries léguées par le
dix-neuvième siècle, nous ne créons pas assez d'entreprises nouvelles, nous ne
formons pas assez d'hommes et de femmes aptes à maîtriser les nouvelles
technologies. Nous payons lourdement nos divisions et notre manque de foi dans
l'atout que constitue la dimension européenne pour la recherche et les
entreprises. Face aux problèmes posés par le marché agricole et celui du charbon
et de l'acier, l'Europe a mené des politiques interventionnistes qui ont conduit
à un gaspillage des ressources économiques, et dont elle a grand peine à se
dépêtrer, d'autant plus que cet interventionnisme s'est étendu à beaucoup de
secteurs de l'activité industrielle. Le maintien à coups de subsides et d'autres
compensations de structures industrielles dépassées peut ronger véritablement
l'économie européenne. Il est grand temps de réagir rapidement et avec vigueur.
Malheureusement, à l'heure actuelle, il faut constater que la préparation de
l'avenir est devenue insuffisante, notamment de la part du monde politique.

Pour un projet de
démocratie modèle
Bien que l'Europe accuse
un incontestable retard technologique sur les Etats-Unis et le Japon, et se
trouve confrontée avec un problème de modernisation de ses structures, elle ne
me paraît pas avoir irrémédiablement perdu la partie. Notre vieux continent
possède encore un impressionnant potentiel économique et industriel, associé à
des atouts culturels inestimables, et a su bâtir un système économique original
basé sur le concept de l'économie de marché à finalité sociale. Le dynamisme du
progrès scientifique et technique dont a toujours témoigné l'Europe, qui fut le
berceau des révolutions scientifiques et industrielles, conditionnera aussi son
avenir. Cependant, l'Europe, berceau de la démocratie et des droits de l'homme,
se doit de réaliser les mutations techniques en respectant son héritage
culturel.
Le propre de la
démocratie doit être de ne jamais renoncer à tendre vers une société meilleure.
Une telle ambition devrait être la réponse européenne à la révolution
industrielle et à la crise, comme l'a défini le Roi Baudouin dans son discours
de 1985 aux autorités du pays : "Alors que notre pays s'efforce de moderniser
ses structures, ayons la volonté d'en faire une démocratie modèle, en
réconciliant l'efficacité et la solidarité. Car pour garder visage humain,
l'efficacité et le dynamisme doivent aller de pair avec la solidarité et la
tolérance. Ce modèle de société démocratique, qui est héritage de notre
civilisation européenne, n'est-il pas le message original que notre continent
peut et doit apporter au monde contemporain ?".
Des conditions
m'apparaissent nécessaires pour faire de la nouvelle révolution industrielle un
instrument d'épanouissement de l'homme et non celui de son asservissement.
Le progrès technique et
la condition humaine
En cette période de
difficulté, il est essentiel de stimuler, à tous les niveaux, le sens de
l'effort, le goût de la recherche, ainsi que l'esprit d'entreprise. Aussi, le
premier thème que j'aborderai est celui des rapports de l'humanité avec le
progrès des connaissances et des techniques.
Les anciens mythes
comparables de Prométhée dans la mythologie grecque et d'Adam et Eve dans la
Genèse enseignent que l'humanité est réduite à vivre dans l'insécurité de ses
propres oeuvres et que la vie a pour condition le labeur. L'homme, condamné à
l'effort pour survivre, recourt tout naturellement au progrès des connaissances
et des techniques pour améliorer l'efficacité de son travail, progrès qui
apparaît donc comme processus quasi naturel lié à la condition humaine.
Mais en même temps que la
condamnation à l'effort, sont survenus les maux inextricablement liés aux biens,
les effets pervers du progrès. Retenons de cette antique sagesse le caractère
ambivalent du rapport de l'humanité avec les progrès et que le travail est
indissoluble de la condition humaine. "La grandeur de l'homme, c'est de se
sentir responsable de ce qui se bâtit de neuf. Responsable un peu du destin des
hommes dans la mesure de son travail" écrit Saint-Exupéry dans Terres des
Hommes. Cependant, de l'industrialisation intense du dix-neuvième siècle,
est né un système d'organisation scientifique du travail, dit Taylorien, qui
consiste à confier à un grand nombre d'individus l'exécution de tâches
étroitement spécialisées, conçues et contrôlées par un petit nombre. Ce système,
qui a profondément marqué notre société, conduit très souvent à une
dépersonnalisation du travail et a engendré beaucoup de réactions négatives à
l'encontre de ce dernier. La transformation de l'entreprise et de la société
dans les années à venir, devrait être l'occasion de remodeler le système dans un
sens favorable à l'épanouissement des hommes. Dans l'immédiat, le fait que nous
en soyons arrivés à une situation telle qu'il est difficile, sinon impossible de
récompenser l'effort et que le travail est même souvent déconsidéré, qualifié de
frauduleux, de noir, contrôle, voire interdit doit certainement nous interpeller
et susciter une saine réflexion. La protection sociale, dont l'Européen
bénéficie et doit s'enorgueillir, a aussi paradoxalement un effet inhibiteur de
la volonté d'entreprendre, si nécessaire au maintien même des acquis sociaux.

La maîtrise du
changement technique
Le progrès technique
s'est toujours heurté à une profonde résistance suscitée par la crainte de
l'élimination de l'homme par la machine, considérée comme dévoreuse d'emplois.
Cependant, comme le montre le Professeur Sauvy dans son ouvrage La machine et
le chômage, l'observation des faits historiques témoigne de ce que le
progrès a toujours conduit à une augmentation du nombre des emplois. Il ajoute
toutefois qu'on ne peut en conclure que le progrès continuera, à l'avenir, à
augmenter l'emploi. Je crois néanmoins qu'il faut, en cette période de crise,
parier sur les nouvelles technologies pour relancer l'économie; malgré le fait
que leur impact sur l'emploi est déficitaire dans le cas où le but poursuivi est
la seule rationalisation de la production. L'avenir sera toujours plus
prometteur pour ceux qui entreprennent. Il faut rappeler que, malgré la crise,
le marché des industries de l'information connaît une croissance énorme, et que
l'industrie européenne se doit, en ce domaine, de prendre place sur le marché
international et de s'arroger une grande part de son propre marché. Ce passage
vers une société à dominante informationnelle présente de grandes difficultés
sur le plan social, culturel et juridique, avec notamment une profonde
redistribution des emplois, caractérisée par d'importants transferts des
secteurs traditionnels vers un nouveau secteur économique lié à l'information.
Il importe d'attacher une grande attention à la politique nécessaire pour
maîtriser les effets de ces transformations. Ce problème, infiniment plus
fondamental que nos stériles querelles communautaires et philosophiques est, en
Belgique, quasi totalement absent du débat politique actuel.
La légitimité
démocratique du progrès technique
Il faut assurément tenir
compte dans nos sociétés d'une nouvelle forme de résistance au changement
technique, venue s'ajouter à l'opposition obstinée à l'égard de la machine.
Depuis la première révolution industrielle, le progrès des sciences et des
techniques s'est développé continûment, à un rythme accéléré, assurant
l'accession des pays développés à plus de richesses et de bien-être. En 1933,
l'exposition de Chigaco célébrait un siècle de progrès et avait pour thème cette
formule révélatrice : "La science découvre, l'industrie applique, l'homme suit".
Actuellement, un tel slogan ne ferait plus recette en Europe, où l'hymne au
progrès n'est plus célébré avec la même conviction que par le passé. Le
laisser-faire technologique ne va plus de soi dans nos sociétés, comme le montre
le Professeur Salomon dans un remarquable essai, né d'un rapport établi pour la
Commission des Communautés européennes dans le cadre du programme FAST (Forecasting
and Assessment in the Field of Science and Technology) sur la résistance au
changement technique en Europe occidentale. Ce programme a mis en évidence que
le progrès n'est plus considéré comme un fait spontané, auquel les individus et
les sociétés doivent réagir par des adaptations passives ou actives, mais comme
un phénomène social, politique et culturel. L'échelle et la nature des
conséquences de l'utilisation de certaines techniques, les effets à long terme
sur l'environnement, les risques d'incidence irréversible sur le capital
génétique des espèces vivantes et de l'espèce humaine en particulier, ne
permettent plus de traiter la technologie en domaine réservé aux seuls
techniciens. L'utilisation des innovations techniques doit assurément posséder
une sorte de légitimité démocratique. Le rapport FAST insiste, à ce propos, sur
la nécessité de donner des informations claires et précises et de mettre sur
pied des structures de négociations auxquelles il conviendrait d'associer tous
les groupes sociaux.
Il est, par exemple,
incontestable que les ordinateurs auront des effets d'une ampleur de plus en
plus considérable sur tous les aspects de notre vie dans la société. Cette
informatisation massive n'est pas sans danger, notamment pour les libertés
individuelles et il importe d'y procéder dans le cadre d'objectifs clairs et
contrôlés, et d'adopter des réglementations et des législations visant à
protéger la vie privée contre les abus de l'informatique.
Concilier humanisme et
technologie contre une société duale
Pour réaliser, dans
l'harmonie sociale, les mutations vers une société à technicité accrue, il faut
aussi assurément veiller à concilier humanisme et technologie. L'humanisme dit
Malraux, c'est "de vouloir retrouver l'homme partout où nous avons trouvé ce qui
l'écrase". Chaque progrès technique augmente la puissance matérielle de l'homme,
c'est-à-dire sa capacité dans le bien comme dans le mal, devenant chaque jour
plus fort, plus redoutable, il serait nécessaire que l'homme devint chaque jour
meilleur. Or, si outrecuidant qu'il soit, aucun thuriféraire du progrès
n'oserait prétendre que ce dernier moralise et, à l'heure actuelle, on rougit
presque de prononcer les mots âme et conscience.
C'est à notre système
éducatif, aux parents et aux enseignants qu'incombe la lourde tâche de préparer
les jeunes à affronter le changement. Il faut à tout prix éviter que demain ne
s'instaure une société, que l'on qualifie déjà de duale, dans laquelle les
inégalités par l'origine sociale seraient remplacées par des inégalités par le
savoir et dont la majorité des membres serait réduite au seul rôle de
consommateur. Loin de moi l'idée qu'il faille faire de tous les individus des
scientifiques en puissance. Il est cependant indispensable que le plus grand
nombre possède une culture scientifique suffisante pour apprécier, en
connaissance de cause, les réalités et les enjeux du changement technologique.
Simultanément, pour que la société garde visage humain, il faut faire place à la
culture humaniste dans la formation des hommes de science. Réduire le divorce
entre les deux courants traditionnels de la culture, le scientifique et
l'humaniste, telle devrait être la réponse européenne face à la nouvelle
révolution industrielle. Notre système d'enseignement devrait être remanié pour
un tel projet, car il a trop tendance actuellement à séparer les différentes
formes de savoir et de culture.

Les potentiels
économiques et scientifiques de l'Europe
Pour terminer, je crois
utile de caractériser par quelques chiffres les potentiels économiques et
scientifiques dont dispose l'Europe par rapport aux Etats-Unis et au Japon pour
affronter la nouvelle révolution industrielle. Ces données concernent l'Europe
des dix, elles sont extraites, pour la plupart, de statistiques de l'OCDE et de
la CEE. La puissance économique de l'Europe reste impressionnante, tant du point
de vue de sa population active, légèrement supérieure en nombre à celle des
Etats-Unis et double de celle du Japon, que du point de vue de l'appareil
industriel, dont la production égale en valeur celle des Etats-Unis et est
double de celle du Japon. En capacité de financement, l'Europe dépasse largement
ses deux concurrents. Cependant, depuis 1970, la croissance de la production
industrielle aux Etats-Unis et au Japon a été respectivement deux fois et trois
fois plus importante qu'en Europe, et les même rapports caractérisent les
rythmes de création de nouvelles entreprises. Les budgets consacrés par les
Européens aux recherches et développements atteignent paradoxalement une fois et
demi ceux du Japon et les trois quarts de ceux des Etats-Unis, pour les matières
civiles. En incluant les dépenses en matières militaires, les rapports
deviennent respectivement 1,8 et deux tiers. Si l'on en juge par les résultats,
nous payons lourdement nos divisions et notre manque de foi dans l'atout que
constitue la dimension européenne pour la recherche et les entreprises. En
Belgique, il faut consentir rapidement un effort particulier en faveur de la
recherche et du développement si l'on veut affronter la concurrence
internationale et maintenir notre place dans la coopération européenne. Il faut
savoir que les dépenses consacrées à la recherche et au développement ont subi
une importante régression dans notre pays durant la dernière décennie. Ces
dépenses représentent actuellement 1,4 % du produit intérieur brut alors que
chez la plupart de nos partenaires européens, ce rapport varie entre 2 et 2,5.
En volume de moyens financiers, notre potentiel scientifique représente ainsi la
moitié de celui des Pays-Bas. Il y a manifestement un important retard à combler
en faveur de la recherche si on ne veut pas handicaper gravement l'avenir.

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