Thèmes de réflexion pour une
politique socio-économique des technologies nouvelles dans la société wallonne
Joseph Bohet
Premier Conseiller - Chef de
Service
Direction de l'administration de l'Energie et des Technologies nouvelles
Ministère de la Région wallonne
La crise
économique, à la fois crise des approvisionnements en énergie et en
matières premières, crise financière et crise de société, affecte
profondément le système de la recherche et y engendre d'importantes
mutations. Elle pousse, en outre, la technologie dans une phase
d'évolution rapide entraînée par quelques axes moteurs : les
biotechnologies, les nouveaux matériaux, la micro-électronique, la
robotique, les techniques de l'information, l'ingénierie
biomédicale, les économies et les nouvelles sources d'énergie.
A ce niveau, elle se
manifeste en :
-
exerçant une pression
sur les budgets consacrés à la recherche, celle à long terme notamment;
-
renforçant les
préoccupations en matière de valorisation des investissements de recherche
et de production;
-
précipitant tous les
états dans la voie de l'innovation et des technologies nouvelles;
-
réduisant le nombre
et les capacités des acteurs industriels, phénomène ayant pris des allures
inquiétantes en Wallonie.
Le contexte économique
impose également une approche toute particulière des voies technologiques de
reconversion industrielle de la Wallonie. La prospérité de notre région est, en
effet, fonction de la croissance future de son industrie et le maintien de son
bien-être passe par la rentabilité de ses activités économiques. Celle-ci ne
peut être atteinte que par :
-
une technologie
assurant une productivité compétitive et une pénétration sur les marchés
extérieurs;
-
l'originalité des
fabricants à forte valeur ajoutée, tels que produits finis destinés à la
consommation et produits à haute incorporation technologique.
Cette reconversion doit
donc être centrée sur l'adaptation structurelle de l'appareil de production, le
renouvellement et le perfectionnement des outils de production, la
spécialisation et la politique de marché. Elle nécessite du temps, de
l'imagination, du discernement et du courage dans l'indispensable phase de
transition. Bref, elle exige un esprit d'innovation et de créativité dans tous
les domaines et à tous les niveaux.

La situation économique
de la Wallonie appelle, dès lors, diverses actions de relance industrielle.
Parmi celles-ci, une promotion efficace de la recherche et une orientation
nouvelle de la politique industrielle apparaissent primordiales. L'instrument
premier d'une réindustrialisation est l'innovation technologique, créatrice de
produits, de procédés et de services industrialisables et commercialisables.
La nécessité d'une
régionalisation de la politique de la recherche réside donc dans le fait qu'elle
constitue une matière éminemment économique, même si l'approche en est
culturelle. Dans tous les pays d'ailleurs, les efforts de recherche, tant
fondamentale qu'appliquée, sont étroitement liés à la réponse à apporter aux
divers problèmes matériels qui se posent à la société. Toute décentralisation de
la politique économique doit donc s'accompagner de celle de toute politique
située en amont de celle-ci, sous peine d'engendrer une concurrence néfaste
entre les divers niveaux de pouvoir.
Dans notre pays, les
mutations institutionnelles dans les domaines liés aux technologies nouvelles se
sont multipliées, depuis la reconnaissance des attributions de la Région en
matière de recherche appliquée à tous les secteurs industriels relevant de sa
compétence exclusive par la Loi des Réformes institutionnelles du 8 août 1980
jusqu'aux récents accords dits de la Sainte Catherine (25 novembre 1986)
transférant aux régions l'IRSIA, et les trois grandes institutions de la
recherche financées par le Ministère des Affaires économiques (CEN/INIEX/IRE).
Dans le cadre général
ainsi tracé, se dégagent, à mon sens, six grands thèmes de réflexion en vue
d'aboutir à préciser les options de stratégie politique à mettre en œuvre en vue
de définir une approche socio-économique de l'introduction des technologies
nouvelles dans la société wallonne.

Premier thème de
réflexion : l'impact des technologies nouvelles sur l'emploi
-
Dans le monde du
travail, l'innovation est habituellement perçue comme un facteur de
suppression d'emploi; elle apparaît en effet comme un outil supplémentaire
d'accroissement du profit au détriment du volume de travail. Au travers
d'expériences passées d'introduction de nouvelles technologies dans un
secteur d'activités, il est toutefois possible de déceler les critères
auxquels doit répondre l'innovation pour développer l'emploi et d'élaborer
une politique d'aide à l'innovation ayant cet objectif.
-
Dans l'approche
traditionnelle de l'innovation, la recherche trouve souvent son origine dans
la perception d'un problème, supposé correspondre à un besoin réel et
important du marché, sans tenter d'en apprécier rationnellement la valeur.
La connaissance du besoin au travers des analyses de marché, des
modifications de comportement des consommateurs et des options
socio-économiques des pouvoirs publics permet de lever cette incertitude et
de définir des axes de diversification par l'introduction de technologies
nouvelles rentables pour l'entreprise, susceptibles d'accroître l'emploi et
générateurs de confort accru pour la société.
-
Un impact positif des
technologies nouvelles sur l'emploi découle de la maîtrise d'une série de
facteurs intervenant au niveau de leur intégration dans le contexte
économique des entreprises, de la formation d'une main d'œuvre spécialisée,
d'une stratégie régionale de développement axée sur des nouveaux produits ou
procédés, d'une politique d'assimilation continue, de maîtrise permanente
des technologies nouvelles et de soutien fiscal aux entreprises promouvant
l'emploi induit par celles-ci et réduisant ses contraintes, des
caractéristiques de l'économie régionale dans le contexte international,
orientation des commandes publiques et du contrôle des marché privés, etc.
-
Pour être efficace en
matière d'emploi, une politique d'innovation doit en fait maîtriser
anticipativement les effets de l'introduction des technologies nouvelles
dans l'industrie et, notamment, élaborer une stratégie de parade en cas
d'effet négatif sur l'emploi.

Deuxième thème de
réflexion : l'interface entre politique scientifique et politique industrielle
-
La meilleure science
n'est créatrice d'activité économique et d'emploi qu'au travers d'une
structure d'entreprise. L'intervention des pouvoirs publics doit donc viser
à stimuler l'ensemble du processus de l'innovation depuis la recherche de
base jusqu'à la production et la commercialisation. Ceci implique le respect
d'une certaine cohérence des actions de soutien des pouvoirs publics de la
recherche fondamentale à l'initiative industrielle publique et à l'expansion
des entreprises, de la continuité en termes d'objectifs et de moyens et de
la définition de priorités.
-
Les stratégies
actuelles d'aide à l'innovation souffrent d'un handicap sérieux; elles sont
cloisonnées et réparties en fonction de leur objet : recherche fondamentale,
recherche appliquée, production, commercialisation. La politique
scientifique n'intègre pas, ni ne coordonne les actions des diverses
structures prenant part au processus de l'innovation (universités, centres
de recherche, entreprises). Elle ne prend pas en compte les approches moins
traditionnelles dans le développement de l'innovation que peuvent receler
les acquisitions de technologies, les recherches dans les entreprises, les
stratégies sectorielles de groupes industriels ou les actions au niveau des
structures d'entreprises.

Troisième thème de
réflexion : le rôle des "entrepreneurs-innovateurs"
-
L'innovation naît à
la jointure du technique et du commercial. Les entrepreneurs-innovateurs
seront donc d'autant plus nombreux que l'on augmente le nombre de personnes
participant à ces deux cultures. Il faut donc susciter de telles vocations,
ce qui implique d'organiser la formation de tels hommes. Ce thème de
réflexion interpelle donc également les structures d'enseignement ; les
connaissances acquises ne sont pas suffisantes ; le savoir-faire et le
savoir-être sont pour l'entrepreneur-inovateur, des exigences fondamentales
au niveau des compétences essentielles à maîtriser.
-
La question de la
prise du risque et celle de sa rémunération est, pour l'entrepreneur-innovateur,
centrale. Il faut d'abord réduire le risque intrinsèque par la préparation
d'un plan d'affaires spécifique à l'innovation. Il convient ensuite
d'assurer la prise, par l'entrepreneur-innovateur, d'une part raisonnable de
ce risque. Deux paramètres interviennent ici : les perspectives de
rétribution en cas de succès et les conséquences d'un échec.
-
Le capital utile à l'entrepreneur-innovateur
pour mener à bien ses activités pose un problème aigu. Le financement de
l'innovation nécessite en effet un capital élevé, que la plupart des
entrepreneurs-innovateurs ne peuvent dégager seuls, sans apport extérieur,
public ou privé. Une solution réside apparemment dans la constitution de
sociétés de capital à haut risque, de type venture-capital
américain.
-
Les petites et
moyennes entreprises constituent un vecteur important du développement
économique au travers de l'innovation. Si elles sont relativement bien
armées en vue de jouer un rôle actif dans l'innovation en raison de la
souplesse de leur structure, elles ne disposent que fort rarement du
potentiel humain et des moyens financiers nécessaires pour y accéder et la
valoriser, sur les marchés extérieurs en particulier. Il s'avère donc
indispensable d'accroître leur potentiel d'innovation et de les ouvrir à la
concurrence internationale.

Quatrième thème de
réflexion : l'internationalisation des économies
-
Les dimensions
internationales de l'économie de marché ouvrent de nouveaux créneaux
d'activités pour les entreprises innovantes, bien que la concurrence induite
devienne en retour plus vive. Devant les exigences nouvelles engendrées par
leur élargissement, une tendance à concentrer les efforts d'expansion
économique, et donc d'innovation, dans certains secteurs porteurs se
dessine, sur le plan du marché tant intérieur qu'extérieur. Ce phénomène est
encore accentué par le sentiment généralement admis de l'opportunité que
revêt, pour un pays développé, de participer à la compétition technologique
mondiale dans certains domaines considérés "de pointe" en raison des effets
d'entraînements qu'ils induisent dans d'autres secteurs d'activités. Il s'en
suit une politique d'innovation prônant les actions de type "filières", vers
l'exportation en particulier.
-
Dans ce contexte
international, l'acquisition de nouvelles technologies sous licence se
substitue parfois, dans le processus d'innovation, à l'investissement en
recherche-développement. Cette pratique présente certains attraits à court
terme (coût moins élevé, rapidité de lancement d'une nouvelle activité,
amélioration d'une gamme de produits, échanges de technologies, ...) que
contrebalancent de sérieux inconvénients à long terme (dépendance
technologique, appauvrissement de la recherche-développement et de la
formation de main-d'œuvre de haut niveau, effets néfastes pour les débouchés
de la recherche,...).
-
La
recherche-développement doit également s'inscrire dans ce contexte
international. Diverses potentialités de participer à l'internationalisation
de cette composante de l'innovation existent d'ores et déjà : programmes de
recherche européens, actions indirectes de la CCE, efforts de R et D des
consortiums industriels internationaux, actions de coopération directe entre
entreprise, ... Dans tous ces cas, les moyens financiers à investir sont
élevés. Et les pouvoirs publics, en particulier dans de petits pays comme le
nôtre, marquent une certaine réticence à positionner leur indispensable
soutien aux actions menées dans de tels cadres. La Région wallonne apparaît
encore plus défavorisée quant à son accès au bénéfice de telles actions, il
faut dès lors accroître son ouverture internationale en exploitant notamment
son potentiel de coopération avec les régions limitrophes telles que la
Ruhr, le nord de la France, etc.

Cinquième thème de
réflexion : l'action des pouvoirs publics
-
Depuis 1980, les
réformes institutionnelles de l'Etat engendrent un transfert toujours plus
important des responsabilités en matière de politique de
recherche-développement de l'Etat central vers les régions. A ces différents
niveaux, les pouvoirs publics ont entrepris une révision des aides
respectives à la recherche à finalité industrielle, dont il convient
toutefois de définir rapidement la nature, le sens, les critères et les
modalités d'application.
-
La crise, qui a
frappé de façon particulièrement aiguë l'économie wallonne, impose d'urgence
la mise en œuvre d'une politique de reconversion industrielle fondée sur
l'aide à l'innovation au sein des entreprises. Dans cette optique, un choix
s'impose entre projets à court terme et actions à long terme.
-
La politique d'aide à
l'innovation, actuellement partagée entre l'Etat et les régions, est
caractérisée par une multitude de filières parallèles, opérant
simultanément, de façon souvent concurrentielle et selon des modes fort
divers (prospectif ou réceptif, fondé sur la gestion de programmes de la
politique scientifique ou sur le choix par critères de la Région wallonne,
s'appuyant sur des structures d'avis traditionnelles telles que la
commission du Fonds des Prototypes ou les experts de l'IRSIA, etc.). Il
serait opportun de privilégier l'unité de décision en matière de soutien à
l'innovation technologique et de déterminer les compétences et moyens
indispensables à cette fin.
-
En cas d'aide
publique, il est indispensable de prévoir un (des) mécanisme(s) assurant la
prise en charge par l'entreprise d'une part raisonnable du risque lié au
développement de l'innovation, sans pour autant inhiber sa démarche
volontariste. Deux paramètres interviennent à ce niveau : les perspectives
de rétribution de l'aide en cas de succès de la recherche et les
conséquences de son échec éventuel pour l'entreprise.
-
L'aide publique à
l'innovation dans les entreprises pourrait par ailleurs prendre la forme
d'un mécanisme automatique de "dégrèvement fiscal proportionnel aux
bénéfices réalisés sur l'innovation en vue d'en réduire les charges pour
l'entreprise". Une telle politique pourrait se révéler plus efficace et plus
incitante que celles liées au financement d'innovation, pratiquées à l'heure
actuelle.
-
En général, les
grandes entreprises disposent d'une service R et D bien organisé,
financièrement soutenu et occupé en permanence à l'exécution de projets de
recherche appliquées; or, elles bénéficient le plus souvent, tant des aides
diverses accordées par les pouvoirs publics que du transfert des résultats
de la recherche fondamentale. Les petites entreprises, par contre, ne
peuvent intervenir qu'au niveau de l'application de techniques existantes et
de l'amélioration de produits ou procédés existants, domaines où elles
s'avèrent très efficaces en raison de leur rapidité de décision et de leur
souplesse d'adaptation; elles ne peuvent se permettre un investissement à
long terme en recherche appliquée et sont négligées par les aides publiques
à l'innovation.

Sixième thème de
réflexion : la création d'un climat favorable à l'innovation
-
La concrétisation sur
le terrain de la politique d'innovation implique, dans notre société, la
création d'un "climat favorable à l'innovation", tant au niveau social qu'au
niveau interne de l'entreprise. A l'heure actuelle, la perception globale de
l'innovation par notre société demeure réservée quant à l'intérêt
socio-économique de son introduction dans les entreprises. S'il est
intuitivement admis que les technologies nouvelles permettent aux
entreprises de rester concurrentielles dans le contexte de la crise
économique, les réserves sur les retombées positives de la pratique de
l'innovation sur l'emploi restent tenaces. La création d'un climat propice à
l'innovation dépend essentiellement de deux facteurs : l'attitude de
principe de la société vis-à-vis du progrès technologique, d'une part, ainsi
que la capacité de réflexion et d'action systématiques à long terme au
niveau des entreprises, d'autre part.
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Elaborer une
stratégie de l'information sur la politique d'innovation s'avère donc
nécessaire. Elle doit porter, non seulement sur les partenaires à
l'innovation dans ses différentes composantes (de la recherche fondamentale
à la mise sur le marché), mais encore sur la société en général, sur le
"grand public". Il importe, dès lors, de déterminer les modalités de
diffusion optimale de cette information, en fonction de l'objectif visé et
des moyens à mettre en œuvre à cette fin.
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Au cours de la
dernière décennie, l'introduction de technologies nouvelles dans certains
secteurs industriels a conduit à des expériences sociales, négatives telles
que compressions d'emplois importantes ou conflits sociaux graves sur
l'évolution quantitative et qualitative du rôle de la main-d'œuvre, rompant
le lien existant précédemment entre croissance économique et création
d'emploi. En vue de réussir la mutation industrielle en cours, il s'avère
nécessaire de motiver les travailleurs en les associant pleinement au défi,
tant technique et économique que social, que représente l'innovation pour
l'entreprise. Garantir leur information et leurs intérêts en la matière doit
constituer un objectif prioritaire; réserver un pourcentage des budgets de
recherche appliquée à l'étude de leurs conséquences sociales (ergonomie,
santé, qualification, formation, conditions de travail) peut grandement
contribuer à l'assurer.

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