Les technologies
nouvelles, l'emploi et le travail
(*)
Matéo Alaluf
Institut de Sociologie -
Université libre de Bruxelles
En période de
crise, le progrès technologique est présenté souvent comme une
nécessité autonome du contexte social qui l'a produit et la met en
œuvre. La situation de l'emploi est considérée comme une conséquence
de cette évolution et comme lui étant étroitement subordonnée. Dès
lors, les pertes d'emploi, la délocalisation des activités et
l'inégal développement des régions pourront trouver une
justification "naturelle" dans une logique découlant des impératifs
de la modernisation.
Nous tenterons, à partir
des résultats d'enquêtes récentes menées en Belgique, de montrer que
l'informatisation n'a pas d'effets isolés sur l'emploi mais constitue une pièce
maîtresse d'une profonde restructuration du travail en période de crise
(1). En
conséquence, les enjeux sociaux liés aux technologies nouvelles ne sont pas
moindres que ses enjeux techniques. Dès lors, nous tenterons de montrer que la
bonne question n'est pas celle qui consiste à savoir quels sont les effets du
progrès technique sur l'emploi, mais réside bien dans l'interrogation sur la
maîtrise et les conditions de mise en oeuvre sociale des technologies nouvelles.
En d'autres termes, une innovation apparaît dans cette perspective autant
sociale que technique.
Diversité et flexibilité
Une tentative de bilan
global de ces enquêtes révèle d'abord la diversité des situations et des
transformations en cours.
En termes d'emploi, les
évolutions observées dans les entreprises où l'on a suivi les différentes étapes
de l'introduction de technologies nouvelles sont divergentes. Il en va de même
des modalités de l'organisation du travail, des classifications
professionnelles, de la définition des compétences et des fonctions qui varient
non seulement suivant les entreprises, mais au sein de celles-ci suivant les
ateliers pris en considération
(2).
Les résultats des études,
macroscopiques celles-là, sur les structures de l'emploi vont dans le même sens.
Il s'en dégage une très grande diversité des diplômes dont sont porteurs les
travailleurs dans des activités comparables, de sorte qu'on ne peut établir de
correspondance stricte entre niveau et type de formation d'une part, et emploi
occupé de l'autre. Cette distance entre classement professionnel et titre
scolaire montre bien que pour comprendre la structuration du travail, c'est
moins à la technologie que l'on doit s'intéresser, qu'à la manière dont
l'entreprise utilise le processus technique. Si bien que c'est au détour de bien
de méditations que s'opère la liaison entre l'appareil de formation et la
structure productive de la société
(3).
Mais, d'une certaine
manière, systématisées sous le vocable de flexibilité, ces singularités
apparaissent aussi comme une tendance commune des transformations en cours. On
peut interpréter ainsi la compression des effectifs liés notamment aux mise à la
retraite anticipée, à l'arrêt de l'embauche, à diverses formes de polyvalence;
l'extériorisation de certains emplois par l'extension de la sous-traitance; la
diversification des statuts; la précarisation des contrats de travail et des
modalités de progression salariale; et l'aménagement des horaires de travail
(travail à pauses, heures supplémentaires, chômage partiel, horaires journaliers
et hebdomadaires de travail,...). Il en est de même de la diversité du niveau de
formation des travailleurs par rapport aux emplois qui, en termes d'évolution,
se traduit par la stabilité relative des structures de l'emploi, en particulier
des parts relatives des ouvriers qualifiés, spécialisés et manoeuvres dans les
diverses branches d'activité, alors que le niveau d'instruction de ces
travailleurs augmente très sensiblement au cours des dernières années
(4).
Si le développement des
formes flexibles d'emploi apparaît comme la tendance majeure qui se dégage des
approches à la fois micro et macrosociales, cette notion n'en recouvre pas moins
des contenus très hétérogènes. La polyvalence des équipements techniques, les
fluctuations de la production et les transformations dans l'organisation du
travail et des statuts des travailleurs renvoient à des registres qui ne
paraissent guère assimilables.

Polyvalence
En ce qui concerne la
modification des tâches effectuées par les ouvriers et l'organisation de leur
travail, c'est la notion de polyvalence qui illustre le mieux les évolutions
récentes. Bien sûr, ici encore les formes de polyvalence préconisées revêtent
des contenus variables et se révèlent inégalement efficaces. La notion elle-même
s'en trouve donc caractérisée par l'ambiguïté.
D'ailleurs, la
polyvalence n'est ni une pratique récente, ni liée aux seuls technologies
nouvelles. Elle consiste, pour l'essentiel, dans un élargissement des tâches des
opérateurs de fabrication vers des tâches de dépannage et de contrôle de
qualité. Cette formule s'avère parfaitement adaptée à l'utilisation continue de
l'outillage, puisque l'équipe de nuit peut, dans ces conditions, assurer les
fonctions connexes de fabrication en l'absence d'ouvriers d'entretien et de
l'encadrement.
L'élargissement des
performances possibles de l'ouvrier peut aussi signifier la banalisation de ses
compétences. Les études de cas permettent d'ailleurs de différencier les
critères de la polyvalence suivant la hiérarchisation des fonctions. Par
exemple, dans le cas de révision des classifications ouvrières, plus la classe
est basse, plus le taux de recomposition des fonctions est élevé. Si bien que
cette tendance peut s'interpréter comme une plus grande interchangeabilité des
fonctions d'exécution. D'autant plus que l'élévation des exigences de niveau
scolaire à l'embauche ne se traduit guère par celui des classifications. Selon
cette orientation, la polyvalence est définie pour les fonctions d'exécution
comme un élargissement des tâches (maintenance préventive + contrôle de qualité)
pour les fonctions supérieures, elle prend davantage la forme
d'interdisciplinarité (mécanique-électronique).
Les formes concrètes que
prend la polyvalence dépend de l'utilisation des compétences ouvrières par
l'entreprise. Le cas de deux firmes de fabrications métalliques ayant choisi de
ce point de vue des options opposées lors de l'introduction de machines outils à
commande numérique est éclairant.
Ainsi, l'un mettant
l'accent sur la composante mécanique de la machine-outil s'appuie sur les
compétences traditionnelles du mécanicien, alors que l'autre insiste davantage
sur la maintenance et sur la composante électronique de la machine-outil à
commande numérique (MOCN) et recourt à des électroniciens.

Dans les deux cas
cependant, alors que l'on peut voir à travers cet exemple l'affrontement
d'options organisationelles contradictoires dans l'utilisation des équipements,
la double composante mécanique et électronique de ceux-ci constitue une
justification de la recherche de polyvalence.
Or, le fait que
l'intégration des fonctions de fabrication et d'entretien soient satisfaites par
des individus polyvalents ou des individus de différentes spécialités reste
techniquement indéterminé. La question de la polyvalence des équipes rarement
abordée est pratiquement toujours tranchée en faveur de la polyvalence
individuelle (5).
Pourtant, après analyse
d'une série de données sur l'immobilisation des machines, Marcelle Stroobants
rapporte "que l'équipe la plus performante était celle qui était la plus stable,
toujours affectée à la même machine". On comprend alors mieux pourquoi, malgré
les discours de ses promoteurs, l'on accorde souvent des limites précises à la
polyvalence. Dans le cas étudié, celle-ci était circonscrite à une zone et à un
nombre de machines déterminés. "Derrière cette limitation, on peut supposer que
réside la reconnaissance implicite d'un savoir-faire"
(6).
Incontestablement, à
travers les diverses conceptions de gestion de la main-d'œuvre qui s'opposent,
on peut observer l'émergence d'un certain nombre de tendances. L'élargissement
des tâches, des formes de participation qui visent à utiliser les compétences,
la créativité, l'autonomie et le savoir-faire des travailleurs sont de ceux-là.
Peut-on dire pour autant que les formes tayloriennes d'organisation du travail
s'en trouvent fondamentalement mises en cause ? Les études auxquelles nous nous
référons plaident le contraire à partir d'un triple point de vue. D'abord, le
but des méthodes d'organisation du travail reste toujours une recherche de
productivité par la suppression des temps morts. Ensuite, du point de vue des
méthodes, la polyvalence dans ses pratiques industrielles ne contrecarre ni la
séparation entre conception et exécution du travail, ni la codification des
tâches et opérations par la programmation. Elle renforce par contre
l'interchangeabilité des travailleurs, qui constitue, selon nous, l'apport
majeur des méthodes tayloriennes. Enfin, il serait hasardeux, nous semble-t-il,
de conclure que les expériences de participation entraînent des transformations
importantes pour les travailleurs dans la gestion et la maîtrise du procès de
travail; par contre, le contrôle des entreprises sur le marché du travail
s'accroît aussi bien en termes d'exigences à l'embauche que dans leur capacité
d'infléchir les systèmes de formation.
L'intensification de la
séparation du temps d'utilisation des machines et du temps de travail ouvrier
est cependant constamment mise en évidence. Ainsi, dans tous les cas étudiés, la
durée de fonctionnement des machines est allongée, l'équipement tend à être
utilisé en continu, et la main-d'œuvre en équipes successives. En aucun cas, on
ne peut établir de strictes correspondances générales entre le degré de
sophistication d'une machine et le niveau de compétences requis. Par contre, la
disjonction que décrivait Pierre Naville
(7) entre le
travail des machines et celui des hommes ne fait que s'approfondir. Si bien que
la qualification de l'ouvrier ne peut se comprendre comme une substance liée aux
circonstances techniques où elle se révèle et tendant à s'enrichir (se
requalifier), ou s'amoindrir (se déqualifier). Au contraire, cette séparation
entre l'outillage technique et l'opérateur humain permet l'analyse de la
qualification en termes de rapport social et non comme phénomène technique
individualisé.
Aussi, plutôt que d'y
voir des tendances à la requalification ou à la déqualification de l'emploi
découlant d'une évolution technologique, ou encore des problèmes d'adéquation de
main-d'œuvre dans les rapports de l'entreprise au marché du travail, on peut
déceler dans l'accroissement du chômage qui caractérise la crise,
l'approfondissement de la contradiction entre l'utilisation de la main d'œuvre
par les entreprises, et la préparation au travail par la scolarisation.

Choix techniques et
choix sociaux
Nous avons déjà rapporté
les options différentes prises par deux entreprises comparables en ce qui
concerne la valorisation des compétences électroniques et mécaniques lors de
l'introduction de MOCN. Ajoutons que la première de ces entreprises s'est
restructurée de manière à organiser la production en îlots. Elle considère comme
un succès, aux avantages nombreux, le comportement actuel de son organisation en
un "ensemble de PME" (petites et moyennes entreprises) disposant d'une autonomie
relative. La seconde par contre attribue la cause de nombreuses difficultés
qu'elle rencontre au fait qu'elle se comporte précisément de longue date comme
un "ensemble de PME"
(8).
En fait, dès que l'on
compare différentes études de cas, l'indépendance des choix techniques et
organisationnels s'impose au chercheur. Ainsi, la technologie apparaît-elle soit
comme un enjeu permettant la confrontation d'options organisationnelles
différentes, soit comme une opportunité de mise en œuvre de certaines formes de
polyvalence et de flexibilité dans l'utilisation du personnel. Il n'en reste pas
moins que l'on peut également observer une gestion "rigide" du personnel en
regard d'un équipement très automatisé ou, à l'opposé, une gestion flexible de
l'emploi associée à un équipement conventionnel.
L'absence de relation
univoque entre technologie et emploi ne signifie pas pour autant une conception
neutre de la technologie. En effet, la technologie elle-même est un produit
social et, sans que cette thèse doive faire ici l'objet de développements
particuliers, on peut bien sûr soutenir que dès leur conception les technologies
intériorisent une vision de l'organisation.
Dès qu'il s'agit de
saisir des évolutions sociales, le facteur technique ne se laisse cependant en
aucun cas isoler. D'abord, parce que dans tous les cas étudiés, les équipements
sont historiquement diversifiés et plusieurs générations de machines coexistent.
Les formes d'organisation s'élaborent aussi toujours dans une épaisseur
historique. En conséquence, dès qu'elles sont mise en oeuvre, les nouvelles
technologies deviennent également des objets sociaux dont le devenir dépend des
rapports dans lesquels elles s'insèrent.
A l'interprétation du
progrès technique qui a dominé beaucoup de travaux comme entraînant la
déqualification de la grande masse des ouvriers par la polarisation des
structures de l'emploi et en une perte de leur identité professionnelle,
s'oppose celle souvent plus récente qui décrit cette même évolution en termes de
requalification des tâches ouvrières, en rupture avec les méthodes tayloriennes
d'organisation et à une réhabilitation du travail.
Notre recherche suppose
au contraire que l'innovation technologique ne peut être saisie de manière
isolée. Tout procès de production se révèle d'une part comme composite à
l'observateur dans le sens où des générations différentes de machines y
coexistent, et d'autre part, toute innovation technique est aussi simultanément
sociale. De plus, les déterminants des évolutions décrites dépassent les limites
de l'entreprise (marché du travail, types de négociations,...) comme du travail
(scolarisation, modes de vie,...). D'ailleurs, les formes de polyvalence et de
flexibilité qui nous ont paru des transformations importantes, ne sont ni
nouvelles, ni exclusives aux technologies récentes. L'écart croissant cependant
entre le temps d'utilisation des équipements techniques et le temps de travail
des hommes, qui résulte tout à la fois de l'usage continu des machines, du
travail en équipes et de la diminution du temps de travail des ouvriers,
constitue un approfondissement de cette disjonction qui marque l'évolution du
travail depuis son organisation artisanale, entre les opérations effectuées par
les hommes et celles que réalisent les machines. Cette séparation confère aussi
un espace désormais plus grand aux rapports sociaux du travail.
L'avenir du travail se
définit dès lors et bien plus que par le passé, dans l'insatisfaction des
partenaires en présence et des conflits qui le traversent que dans la
transformation d'objets techniques individualisés.
Notes
(*)
Ce texte reprend, pour une part, des éléménts que nous avons développés dans le
colloque "Europrospective" qui s'est déroulé à Paris du 23 au 25 avril 1987.
(1) Il s'agit des recherches menées à l'Institut de
Sociologie de l'Université libre de Bruxelles. Nous nous référons en particulier
:
- aux études des structures qualitatives de l'emploi qui consistent en un
recensement de l'emploi par branche d'activité, âge, niveau de formation et
fonction occupée. Nous avons présenté ces résultats dans Le temps du labeur.
Formation, emploi et qualification en sociologie du travail, Editions de
l'Université de Bruxelles, 1986.
- aux études de cas, réalisées dans le cadre des Actions nationales belges de
recherche en appui au programme européen FAST par les Services de Programmation
de la Politique scientifique de la Belgique. Ces résultats ont été développés
dans les rapports de recherche : Marcelle Stroobants, Technologie, Emploi,
Travail : études de cas, Institut de Sociologie de l'Université de
Bruxelles, 1987
(2) Ces résultats sont détaillés par Marcelle Stroobants,
op. cit..
(3) Nous avons largement développé cette question dans
Le temps du labeur, op. cit..
(4) Remarquons que cette tendance que l'on peut aussi
décrire comme "le maintien des anciennes classifications professionnelles malgré
le boulversement des contenus des tâches" était déjà mis en évidence par Pierre
Naville, L'automation et le travail humain, Paris, Ed. du CNRS, 1961.
(5) Cf Marcelle Stroobants, op. cit..
(6) Cf Marcelle Stroobants, op. cit..
(7) Pierre Narville, Réflexions à propos de la division
du travail, dans Cahiers d'Etudes des Sociétés industrielles et de
l'automation, n° 5, 1963, pp. 323 à 344.
(8) Marcelle Stroobants, op. cit..

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