Les bases culturelles de
la société wallonne de l'an 2000
Georges
Viatour
Directeur général de l'Institut
national des Industries extractives INIEX
Président du Conseil subrégional de l'Emploi
1. De la
définition du futur
Rares sont les
visionnaires surdoués qui ont pu imaginer avec précision de quoi serait fait le
monde de demain. Des Léonard de Vinci ou Jules Verne sont des exceptions qui ne
possédaient d'ailleurs qu'une partie de la prescience, nécessitant des talents
d'imagination et d'intuition qui, malheureusement, s'amenuisent avec nos
générations.
Mais cette vision
lointaine, à l'échelle de la vie d'un homme, répond bien à la définition de la
futurologie qui a pour objet l'ensemble des recherches qui visent à prévoir quel
sera, à un moment donné de l'avenir, l'état d'une région, pays ou continent dans
les différentes domaines d'activités humaines, qu'elles soient techniques,
sociales ou économiques.
Aujourd'hui, par
l'évolution extrêmement rapide de toutes les technologies, il reste malgré tout
bien difficile de faire des prévisions même à cinq ou dix ans; les robots qui
devaient remplacer l'homme dans toutes nos tâches manuelles éprouvantes ou
dangereuses sont apparus pour se camoufler presqu'aussitôt; les développements
nucléaires sont de plus en plus contrecarrés et avec raison; le transport urbain
individuel électrique ne verra pas le jour avant longtemps; l'énergie solaire
reste marginale, la sous-alimentation gagne de plus en plus de pays, les paradis
naturels disparaissent, etc.
Et pourtant tout cela
avait fait l'objet d'annonces plus ou moins favorables pour cette décennie !
Ne me faites pas dire ce
que je n'ai pas dit. Car si toutes les prévisions ne sont pas respectées, le
monde continue néanmoins son évolution (bonne ou mauvaise) dans des directions
nouvelles dont certaines avaient été prévues.
Mais notre réflexion doit
également servir de balise aux courants du temps présent à la recherche des
valeurs futures; et je pense notamment aux valeurs morales qui, sous les coups
de butoir des technologies, pourraient conduire à des "adaptations"
destructives, le probable devenant l'inattendu.
Notre certitude présente
doit donc se doubler d'une inquiétude régulatrice du progrès. Paraphrasant
Churchill, on peut dire que "les sociétés du futur seront des sociétés de
l'esprit" car le progrès (remarquons que ce mot intègre un futur) ou le "déprogrès"
est toujours la conséquence de l'imagination des hommes ou de leur manque de
créativité.
N'oublions pas également
que l'inquiétude est source d'imagination; c'est elle qui crée des emplois à
travers la recherche de nouveaux besoins, la mise au point du produit qui y
satisfait (en utilisant les technologies les plus récentes), la fabrication
industrielle de ce produit, et sa vente.
A travers une telle
analyse globale, il reste donc possible d'esquisser les voies de la vie de
demain.
C'est ce que nous allons
tenter de faire en passant en revue les bases principales qui restent celles de
notre société et que l'on ne peut absolument pas dissocier de toute projection
d'un futur proche ou d'un demain sans remettre en cause les fondements mêmes de
notre civilisation.
Néanmoins, comme je le
disais il y a un instant, le probable peut devenir l'inattendu, et il faut s'y
attendre.
Rien n'est définitif ni
acquis irrévocablement. La vie est dynamique avec son caractère incertain mais
qui impose, avant tout, que l'on œuvre pour elle. C'est la vie, et ses
implications culturelles, qui est le support de l'espoir, du rêve, de la
volonté : technologies nouvelles, informatique, matériaux nouveaux, génétique ne
sont que des gadgets pour média.

2. Bases de réflexion
pour appréhender le demain
La survie de toute
société humaine repose sur quatre obligations fondamentales indispensables :
- produire les ressources
alimentaires nécessaires à la population du globe;
- gestion visant à la préservation des matières premières disponibles;
- développement des technologies nécessaires sans lesquelles les ressources
précédentes ne peuvent être exploitées correctement;
- trouver l'énergie permettant le fonctionnement général des points précédents.
En fait, toute mutation
de civilisation a eu pour causse l'altération d'une de ces valeurs fondamentales
comme tout progrès significatif a généralement été entraîné par la conquête
d'une nouvelle forme d'énergie ou la maîtrise d'un procédé de valorisation des
ressources traditionnelles. L'inverse est vrai également puisque l'état de crise
actuel a été engendré par le problème pétrolier (guerre du Kippour en 1973).
On peut s'attendre à ce
que la seconde vague de la crise provienne de l'état de famine endémique dans
lequel est plongée, depuis plusieurs années, une partie de la planète. Et à plus
long terme, c'est l'appauvrissement des ressources minérales de la terre (et
leur mauvaise gestion) qui occasionnerait le prolongement de la crise. Après
cela, il ne reste qu'à envisager un krach financier mondial, un accident
nucléaire ou une collision cosmique pour modifier notre civilisation !
En réalité, une nouvelle
technologie ne peut influencer le futur que si elle fait sauter une des limites
d'adaptation des systèmes actuels qu'elle soit économique, politique, technique,
sociale, etc.
Or, si on examine ce qui
s'est passé au 20e
siècle, on constate que quatre découvertes seulement ont passé ces limites. Il
s'agit :
1. de la pile nucléaire,
ancêtre du réacteur nucléaire actuel, créée en 1942 par le Physicien FERMI à
Chicago.
Conséquences suivantes :
-
accession à une
énergie totalement nouvelle permettant la résolution du problème énergétique
mondial par une fusion thermonucléaire bon marché, douce, fiable, non
militaire;
-
conséquences
exceptionnelles sur le développement des technologies, troisième valeur
fondamentale de notre raisonnement.
2. de la première fusée
créée en 1942, par le physicien VON BRAUN qui ouvrit la conquête spatiale
révolutionnant les télécoms et les industries connexes y compris le rayonnement
solaire.
3. du premier ordinateur
ENIAC mis en service en 1946 aux USA. C'est la plus importante découverte de
l'homme puisque, pour la première fois de son histoire, il invente un outil qui
prolonge ses facultés cérébrales. Il organise l'intelligence artificielle (et la
philosophie ne découvrira que bien plus tard sa réelle signification) et une "big
science" dont on ne peut, aujourd'hui prévoir encore toutes les conséquences.

4. de la génétique et des
biotechnologies qui commencent en 1953 avec la découverte de la structure de
l'ADN, support du code génétique. Or, on arrive ainsi à modifier le patrimoine
génétique du vivant, allant jusqu'à créer des espèces nouvelles. Les
conséquences peuvent être immenses dans les domaines alimentaire, élevage,
militaire, écologique, etc.
Il ne fait aucun doute
que ces quatre découvertes influenceront notre futur, plus ou moins bien ou mal
suivant leur utilisation. Car sans analyse précise de leur développement, sans
contrôle des procédures d'utilisation, sans organisation des technologies
conséquentes ces découvertes présentent des redoutables dangers pour l'homme,
son milieu, son organisation sociale, etc.
Autrement dit, il faut
que ces mouvements s'inscrivent dans une politique culturelle intégrant, en
permanence, tous les éléments de la vie de l'homme. Et la culture commence à
l'école, dans ces classes maternelles ou primaires dont on s'occupe bien peu
aujourd'hui. Permettez-moi d'aborder ce chapitre des bases de réflexions par un
autre biais, celui de l'économie iconoclaste telle que la voit le français J.
Gimpel. Car même s'il perturbe et fait mal, il oblige à un type de réflexion
suffisamment réaliste que pour s'y arrêter quelques instants, confirmant les
propos de Paul Valéry qui, au lendemain de la première guerre mondiale, écrivait
"nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles".
Pensant à Rome, à Byzance, J. Gimpel considère que la civilisation européenne
s'éteint, après avoir duré plus de 1000 ans, et que le troisième millénaire sera
chinois. Son analyse repose sur un krach financier dû à l'endettement énorme des
pays sous-développés incapables de rembourser leurs dettes et même parfois de
payer leurs intérêts. Cette banqueroute universelle que notre économiste
appréhende pour bientôt conduirait à l'écroulement des monnaies, la montée en
flèche de l'or entraînant le blocage des échanges internationaux, le
ralentissement des activités économiques, la montée du chômage, le troc se
substituant aux échanges monétaires et le mont-de-piété aux banques
défaillantes.
Dans ces conditions, les
données du maintien en vie, et non du développement, se fixeraient sur un repli
autarcique des régions; la société la plus prospère étant celle qui réussirait à
vivre sur ses propres ressources sans avoir besoin de celles d'autrui. Autrement
dit, il y aurait alors un ralentissement de la technique et donc un retour en
arrière, c'est-à-dire aux techniques d'autrefois. Mais quittons ces vues
pessimistes pour revenir à des réalités plus tangibles avec les conclusions
inattendues du Professeur W. Léontief qui remet en question la plupart des
thèses traditionnelles relatives aux technologies nouvelles. Loin de conclure à
une substitution de l'homme par la machine, Léontief pense plutôt qu'il n'y aura
probablement pas suffisamment de main-d'oeuvre pour faire fonctionner toutes les
machines dont nous voudrons disposer. Mais cela dans certaines conditions dont
notamment :
-
si le nombre d'emploi
de production s'accroît (les bouleversements technologiques doivent
augmenter la demande de travail au lieu de réduire) ce sera dans la section
des technologies nouvelles (nouveau équipements principalement);
-
le recul du secteur
tertiaire se fera à l'avantage des professions libérales grâce à
l'informatique notamment; les secteurs en croissance pourraient être
l'agriculture, l'artisanat et les services. Ceci confirmerait les thèses de
Gimpel.
-
enfin, l'importance
de la formation du corps enseignant sera primordiale car elle influence
directement l'aspect culturel de la société, aspect fondamental du point de
vue imagination et donc innovation.
-
en conclusion,
Léontief conclut que plus vite nous nous adapterons aux compétences
qu'exigent ces mutations et aux possibilités qu'elles offrent, plus grandes
seront nos chances de voir reculer le chômage et s'améliorer notre niveau de
vie.

En complément à cette
vision optimiste, il est utile de souligner la thèse de "l'économie de partage"
développée par le professeur M.-L. Weitzman de Harvard; il s'agit d'un système
de salaire variable permettant une lutte efficace contre le chômage, le
travailleur choisissant le niveau de salaire (et donc de travail) qui convient
au niveau de vie qu'il revendique. Les influences d'un tel système sur la vie
des entreprises sont extrêmement larges intégrant le bonus (avec participation
aux bénéfices); la flexibilité notamment pour les entreprises en difficultés, la
division du salaire en partie fixe et marginale ce qui permet une meilleure
intégration des chômeurs, bref une meilleure adaptabilité aux problèmes
économiques et sociaux actuels.
Il me paraît utile
d'insister sur de tels schémas car, en Wallonie, un enfant qui naît aujourd'hui
à une espérance de chômer 10 ans dans sa vie active (en moyenne, évaluée à 40
ans). Autrement dit, en termes statistiques, cela signifie qu'un enfant sur
quatre ne travaillera jamais (et que sera-ce dans 5 ans après les pertes
d'emplois programmées aujourd'hui).
Cela signifie que la
Wallonie a son tiers-monde et que conformément aux thèses de Gimpel, les
conditions de vie de cette sous-population pourraient devenir pires,
psychologiquement surtout, que dans les pays en voie de développement.
De même, il faudrait
analyser les conséquences sur la vie de l'individu lui-même et de la société de
ceux qui exercent une profession qu'ils n'aiment pas et qui leur a été imposée
par des contraintes purement sociales.
Le démantèlement de
l'homme ne commence-t-il pas par une vie au travail inadaptée à son mental ? Ce
sont des détails de fond que nous ne pouvons aborder ici mais dont il faudra
tenir compte dans nos recherches prospectives de la société de demain par les
technologies nouvelles. D'aucuns, pour résoudre le problème, n'hésitent pas à
programmer le retour au pays d'émigrés, la diminution du nombre de femmes au
travail, le "garage" accru des actifs par des scolarités plus longues et des
retraites précoces, etc.
C'est la nouvelle
politique de l'emploi par intensification des mesures ! Mais de façon plus
pratique, quels sont les créneaux de recherche particulièrement promus
aujourd'hui, notamment dans nos pays d'Europe, et qui relèvent d'un certain
futur ? Tout d'abord, il y a les nouveaux matériaux dont l'évolution a été
orientée par la conquête de l'espace, la fusion nucléaire et l'informatique mais
dont les retombées concernent la vie quotidienne (tels l'habitat ou le textile).
Mais ces développements ne sont qu'à leurs débuts, l'évolution s'accélérant non
seulement dans leurs applications (instrumentalisation, résistance, usure,
économie) mais surtout dans les procédés de mise en œuvre (frittage, soudage,
formage, etc.). Il est certain que les matériaux et les procédés de mise en
forme de l'an 2000 seront tout à fait différents de ceux existants aujourd'hui,
les prototypes étant déjà visibles dans certains laboratoires. Autrement dit,
les techniques enseignées aujourd'hui sur l'acier, le béton, le bois et même les
matières plastiques risquent d'être obsolètes dans 15 ans. D'autre part, les
développements technologiques dépendent également des choix de la Communauté
économique européenne et de l'unité qu'elle présente dans le choix des
décisions.
A ce sujet, le rôle de la
CEE sera déterminant dans le développement des grandes infrastructures communes
telles qu'Euronet (réseau Européen de banques de données), des télécoms à
commutation numérique, des fibres optiques, de l'utilisation de satellites, de
TGV, des normes européennes, du programme ESPRIT (informatique), etc. Il faut
également prendre conscience que la science devient de plus en plus
technologique et vice versa; il est désormais difficile de les dissocier
nettement de sortes qu'elles restent deux mondes différents. Si au XVIIIe
siècle, il fut possible d'inventer la machine à vapeur (technologie) sans
connaître la structure de la molécule d'eau (science), aujourd'hui l'orientation
de la technologie des circuits imprimés n'aurait pas été possible sans la
science de la physique des solides et des mathématiques. Et l'avenir appartient
aux centres de recherches ou industries "combinatoires" dont le caractère
"contagieux" répond mieux à la définition des nouvelles technologies.
Informatique et électronique se combinent nécessairement aux biotechnologies,
nouveaux matériaux complémentent les télécoms, pas de textile sans robotique,
pas de passé génétique sans automation. Tout cela est vrai dans toutes les
technologies en "ique", en science de l'environnement, dans le social ou le
Isaac Asimov culturel. L'imagination d'un ISAAC ASIMOV (biologiste) ou d'un Van
Vogt, auteur de science fiction de renommée mondiale, est prise en défaut face
aux réalités des laboratoires d'aujourd'hui.

Mais dans notre monde, le
pire peut côtoyer le meilleur, le moderne l'ancien; dans certains pays, le
courrier urgent et assuré par porteurs; dans d'autres; c'est par télécopieurs.
Envoyer des fleurs de
Namur à Paris est plus simple que de Namur à Liège, le transport concernant une
information et non des fleurs réelles. En fait, il s'agit d'un nouveau langage
posant le problème d'une nouvelle culture technique bouleversant l'appareil
productif, la division du travail, la nature du travail, les règles de société,
et donc la culture elle-même. Mais ni nos lois, ni nos morales, ni nos religions
ou nos idéologies ne nous préparent à un tel univers.
Le véritable problème qui
se pose à nous n'est pas scientifique ou technique; il faudra inventer une
nouvelle morale pour préparer cette génération de l'an 2000 alors que nous
n'entrevoyons même pas les prémisses.
D'où la réaction d'une
majorité des savants d'aujourd'hui préférant s'enfermer dans leur ghetto
scientifique, cette politique de l'autruche leur permettant d'échapper à
l'inquiétude de cette fin de siècle plutôt que de jouer le jeu du psychodrame de
l'anticipation utopique nécessitant un courage presque surhumain.
Et c'est vrai qu'il et
difficile d'exercer une quelconque responsabilité en de telles matières. Mais
alors, que dire de l'enseignement et de la formation dans de telles approches ?
3. L'enseignement et la
formation de demain
J'ose vous dire,
qu'aujourd'hui, l'enseignement est déphasé du réel non seulement du point de vue
technique mais surtout culturel. Mes propos précédents vous y ont préparés bien
que je ne sois pas allé aux limites ultimes des sciences ou technologies
actuelles. Et ce ne sont pas les organismes de formation dits complémentaires
(comme la FPA de l'ONEM) qui peuvent espérer un quelconque redressement; pour
s'en convaincre, il suffit de constater qu'à Liège, sur un total de 36.633 (fin
octobre 1986) chômeurs complets indemnisés, il y en a 15.259 (soit 41,7 %)
considérés comme infra-scolarisés (études primaires maximum). Il est certain que
la formation générale reste le meilleur facteur d'adaptation à des techniques en
évolution rapide. Cependant, il faut reconnaître que l'enseignement est tout à
fait inadapté aux nécessités de l'industrie innovante : contenu trop cloisonné
et théorique (l'université a-t-elle encore des professeurs universels ?),
critères de sélection basés sur l'échec (malgré le rénové !), abstraction (par
facilité) étouffant l'imagination, mythes sociétaux orientant le choix des
parents et des enfants, dévalorisation des métiers, etc. Ainsi chacun risque de
se retrouver à la mauvaise place. Or, le but de la vie n'est-il pas de faire ce
que l'on aime, ce pour quoi on possède des dons ? Pourquoi devient-on ingénieur,
médecin, enseignant aujourd'hui ? Je suis persuadé que l'éclectisme est de mise
sans pour autant intégrer des éléments de base fondamentaux. L'ingénieur est-il
encore ingénieux. Le médecin soigne mais guérit-il ? L'enseignant transmet-il
des connaissances ou de la matière ? Le technicien, a-t-il choisi une pratique,
une salopette ou un tablier blanc ? Et ne retrouve-t-on pas en "professionnel",
ceux qui pour de multiples raisons ont échoué en humanités ou en techniques ? Ce
qui ne peut conduire qu'à un peuple "techniquement analphabète" ! Je ne voudrais
pas m'étendre sur ces lacunes relevant de la "société" mais insister sur la
préparation générale et culturelle des jeunes notamment dans l'enseignement même
primaire, essayant de dégager des propos précédents certains éléments de
réflexion.
Ce que l'on pratique
aujourd'hui dans les différents types d'enseignement m'effraye car on n'y
retrouve aucune valeur culturelle de base sur laquelle il est possible de
construire une société durable. Les technologies nouvelles priment tout; la part
de la culture s'évanouit au profit de l'informatique ou des biotechnologies ce
qui, pour moi, est inadmissible. Aussi souhaiterais-je aborder ce problème des
technologies nouvelles, non par le biais de l'enseignement mais par celui de la
culture et vous dire les fondements sur lesquels il faut travailler. La
définition la plus générale du mot culture est " ensemble des aspects
intellectuels d'une civilisation ". On voit immédiatement qu'elle intègre tous
les domaines de connaissance du général au particulier et que la culture
technologique y trouve sa place comme la culture philosophique, artistique,
scientifique ou autre. On ne peut donc dissocier ou rejeter les technologies
nouvelles sous peine d'être incomplet et dès lors de ne pas satisfaire au
critère de connaissance globale qui fait le comportement humain. Bien entendu,
les "facultés de l'esprit" peuvent être développées par des exercices
intellectuels appropriés dont les plus connus sont l'éducation, la formation,
l'instruction, etc. C'est donc en confondant les moyens et le but que certains
ont assimilé enseignement et culture, avec toutes les conséquences que peut
entraîner, dans la réalité, une telle confusion.

Quittant la "société"
pour redescendre au niveau de "l'homme", le mot culture, toujours dans sa
composante générale, peut se définir comme "l'expression de ce que l'on a en
soi", c'est-à-dire l'imagination, créativité, sensibilité.
Les supports qui
permettent d'atteindre à cette culture sont multiples mais à l'échelle de
l'homme, ils varieront suivant les époques et leur spécificité. L'imprimerie a
marqué les siècles qui suivirent son invention; le saxophone a modifié
profondément la culture musicale des 19e et 20e
siècles; et de façon identique, le microprocesseur (plus généralement, toute
technologie nouvelle) influencera tous les siècles à venir. Toutes ces
technologies, nouvelles pour leur époque, ont donc agi fondamentalement sur
l'évolution culturelle, mais on ne se rend jamais compte, au moment même, de
leur importance. D'autant que, si l'on veut tenter de nuancer encore un peu plus
la définition précédente, la culture ne peut s'appréhender, en fait, que d'une
manière régionale.
D'ailleurs, par la
définition de la région ou "territoire possédant des caractères physique et
humain particuliers qui en font une unité distincte", on doit reconnaître à la
"culture" une spécificité régionale. On ressent très bien aujourd'hui, à l'heure
de "l'unification de l'Europe", que les revendications d'autonomie régionale
sont de plus en plus nombreuses et exacerbées, reflétant une attitude d'auto-défense
que l'on doit qualifier de culturelle.
Chaque région veut se
protéger contre toute forme d'agression économique, politique, sociale, etc.,
qui pourrait porter atteinte aux éléments qui font sa "culture" et qui souvent
sont perçus, par facilité de compréhension, comme étant sa "tradition". Donc,
société, homme, région sont des facettes superposables concurrent à la culture,
celle-ci ne pouvant évoluer que dans le respect simultané de ces trois aspects.
Toute agression contre eux, et l'on peut imaginer aisément leur multiplicité,
surtout en cette époque de crise, entraînera immédiatement des réactions
défensives proportionnelles dont, aujourd'hui, les exemples basque et wallon ne
sont qu'une première illustration. Lutter contre la crise, c'est avoir ou
retrouver son identité culturelle; c'est être maître de sa région, de son
travail, des outils qui lui sont nécessaires et des valeurs qui en résultent,
c'est rendre le travail plus humain, l'enseignement plus adapté et l'information
vraie, c'est remotiver le fonctionnaire etc.; mais c'est surtout vouloir prendre
son destin en main.
Il faut que le wallon
retrouve la volonté d'agir en s'appuyant sur des potentialités régionales dans
le souci de répondre aux vrais besoins qu'impose le changement de société. Mais
cela doit se faire dans le respect des aspirations de la région et de sa
tradition; il ne faut pas répéter certaines erreurs du passé qui ont tenté de
transformer les mécaniciens liégeois et les textiliens hennuyers en manoeuvre de
l'électronique. Bien au contraire, il faut respecter les cultures manuelles qui
subsistent et les utiliser comme éléments de base d'une réindustrialisation. Et
cela est facilement réalisable en y associant les technologies nouvelles; il
faut continuer à fabriquer des balances, des moteurs, des outillages, des
machines-outils, des bateaux, des textiles, des presses, mais en y intégrant des
matières plastiques, des microprocesseurs, des compostes, des alliages, des
lasers, etc., et surtout de l'imagination. Car les technologies nouvelles
imposent un nouvel esprit imaginatif; mais alors, quelle richesse pour une
région quand l'imagination utilise les technologies nouvelles en s'appuyant sur
une tradition manuelle. Plus que toute autre, et pour cette seule raison, la
Wallonie a toutes les chances de mieux résister à la crise. En résumé, je dirai
qu'il ne faut pas se laisser coloniser par les nouvelles technologies mais les
assimiler à notre propre culture, culture qu'il faut absolument maintenir à
travers un enseignement général porteur des vraies valeurs de la société.

4. Le rôle de l'état et
des structures
Le problème de
l'enseignement en Belgique est tellement complexe qu'il ne m'appartient pas d'en
débattre. Néanmoins, en faisant abstraction de ces difficultés structurelles, il
y a quelques grandes lignes qui peuvent être proposées :
-
préserver, dans
toutes les mesures du possible, la formation générale porteuse des valeurs
fondamentales de notre culture, cela signifie, comme je l'ai dit tout à
l'heure, intégrer les technologies nouvelles dans notre enseignement et non
l'inverse. Il ne faut pas oublier que la formation générale reste le
meilleur facteur d'adaptation à des techniques en évolution rapide;
-
toute mesure doit
protéger l'acquis culturel des sous-régions (par exemple, la mécanique à
Liège, l'électronique à Charleroi, le verre à Mons, etc.) même s'il faut
déroger à certaines règles en vigueur. Je pense notamment à la mécanique à
Liège où il est difficile d'avoir le quota d'élèves requis dans les classes;
-
il faut une politique
volontariste pour garantir l'efficacité; la culture mécanique à Liège ne se
maintiendra que si elle évolue, c'est-à-dire, si on investit en
machines-outils modernes dans les écoles;
-
d'où la nécessité de
budgets pluriannuels et de procédures simples permettant de telles
acquisitions rapidement mais aussi des transferts justifiés par l'évolution
des techniques;
-
l'enseignement
technique, surtout professionnel, ne doit pas rester dévalorisé comme il
l'est depuis longtemps. Plus, l'avenir lui appartient car c'est chez lui que
l'imagination est restée la plus vive, la démarche de créativité
s'apparentant plus à celle de l'artiste ou l'artisan qu'à celle du chercheur
scientifique;
-
il faut permettre à
toute population, quelle qu'elle soit, d'accumuler des connaissances dans le
simple but d'enrichir le patrimoine culturel (je vois très bien la
reconversion totale des chômeurs en étudiants de toutes sortes);
l'enseignement a un rôle primordial à jouer à ce point de vue car il peut
être le grand ordonnateur d'une telle démarche, justifiant ainsi
concrètement le nombre d'enseignants et le budget important. Mais c'est plus
qu'une démocratisation de l'accès à l'information et à la formation, c'est
une intégration culturelle des technologies nouvelles par tous;
-
98 % des jeunes au
Japon achèvent des études secondaires contre 30 % en Europe. Sans donner de
solution, cela fait réfléchir ;
-
enfin, il incombe de
préparer les jeunes à ces changements de mode de vie de façon à ce qu'ils
puissent faire face aux réalités futures dont les moindres ne seront pas les
substitutions de professions et d'emplois, la remise en question des
diplômes et formations, le bouleversement des besoins, les nouveaux modes de
vie, etc.;
-
l'enseignement
devrait oser être une clef des grandes mutations de notre société.

5. Les emplois futurs
Au-delà des formations et
de l'enseignement, il est possible d'appréhender le futur à travers les emplois
que les recherches d'aujourd'hui permettent d'espérer. Et cette perspective des
sciences et des techniques est peut-être plus facile qu'une analyse futuriste
globale de la société qui intègre obligatoirement d'autres variables sociale,
économique, éthique, etc. Et puis, si la science tente d'expliquer, elle permet
aussi de prévoir. De tous temps, les scientifiques et inventeurs de tout poil
ont été sensibles à cette dimension de leur réflexion; Léonard de Vinci ne
disait-il pas : ne pas prévoir, c'est déjà gémir. Aujourd'hui, nous
payons durement ce non respect d'une qualité que nos responsables n'ont pas su
cultiver. La CSE de Liège que je préside a bien lancé une réflexion sur ce sujet
qui malheureusement ne semble guère intéresser nos responsables politiques.
Néanmoins, sur base des connaissances que je possède, en me laissant aller à la
rêverie, en organisant mon imagination, j'ai essayé de jouer le jeu du
"paradigme introuvable". Et je vais, ou plutôt j'ose vous donner mes résultats
que je ne puis justifier scientifiquement mais qui ont le mérite de la franchise
d'un ingénieur-gestionnaire participant activement à la vie de la région. Je
pense que ma définition vaut bien celle des futurologues officiels qui ont pour
grand mérite de pouvoir se tromper sans être critiqués. Je crois à l'homme, à
son pouvoir, par les idées, sur les hommes et les choses. La société de demain
sera muti-régionale, avec un retour à l'autarcie de petites communautés
réapprenant la vie collective. Sans aller aussi loin que GIMPEL, je crois que
les valeurs fondamentales seront remises à l'honneur, reconnaissant la vie et
son égalité quelles que soient les circonstances de région, de race, de diplôme,
etc.. Autrement dit, les métiers, au sens réel du mot, vont renaître, en
intégrant bien sûr les technologies nouvelles mais devant suppléer la
suppression des abus de la société de consommation; l'entretien, l'artisanat,
l'adaptation seront le privilège des menuisiers, maçons, plombiers, soudeurs,
ébénistes, etc.
Le nombre d'indépendants
risque donc de s'accroître à moins que les formules coopératives ou alternatives
ne réussissent à s'implanter ce qui serait logique dans une telle mutation (on
le constate déjà aux USA). Mais une société d'indépendants majoritaires risque
de reposer fondamentalement la problématique du social avec ses effets en
cascades; les organisations syndicales seront certainement les structures les
plus inquiétées de même que les administrations publiques. Je vois une
diminution drastique du nombre de fonctionnaires mais remplacés partiellement
par des professions privées de substitution. Par exemple, l'intégration des
technologies nouvelles dans la vie de tous les jours et la protection des
personnes et des biens conduira également à la création d'emplois nouveaux, les
USA nous donnant déjà des exemples que ce soit à travers la domotique, le
gardiennage privé ou la fabrication des multiples gadgets ou armes relatifs à la
sécurité. Inutile d'insister sur le caractère dangereux d'un tel type de
société. L'agriculture et le petit élevage vont se développer car la famine
mondiale ne sera pas absente du schéma des quinze prochaines années.

Comme il
deviendra de plus en plus difficile d'importer des céréales et
produits alimentaires, les sous-régions devront subvenir à leurs
besoins et peut-être utiliser ce type de ressource comme monnaie de
troc.
Mais, les technologies
nouvelles ne seront pas absentes de notre région en étant, cependant, mieux
appropriées à nos potentialités de base. La mécanique, le verre,
l'électrotechnique seront les bases d'une certaine robotique, de matériaux
nouveaux, d'une électronique sophistiquée. Le recyclage des déchets urbain et
industriel donnera naissance à de nouveaux produits et technologies. Les emplois
seront attribués à des techniciens pluri-disciplinaires formés dans
l'enseignement mais aussi par des formations modernes non officielles, sur le
tas, non reconnues, pirates, mais intégrant les technologies nouvelles et les
outils pédagogiques les plus élaborés. Si un tel système devait se développer,
l'enseignement lui-même pourrait craindre un effondrement dramatique; mais pour
les entreprises et métiers de demain, l'efficacité et les performances
compteront encore bien plus qu'aujourd'hui. Dans cet esprit, il faut encourager
le maintien des formations de base développées dans notre région depuis des
dizaines d'années en se rappelant qu'une bonne formation générale est la
meilleur préparation à l'accumulation des connaissances technologiques. La
définition même de l'emploi pourrait être revue, des substitutions d'occupations
à temps variable, de prestation, de compensation, de formation collective ou de
location de poste de travail pouvant apparaître. Dans cette optique, on peut
imaginer que les connaissances accumulées (et cela plus facilement
qu'aujourd'hui) conduiront à des nouvelles professions plus adaptées au mode de
vie en cours d'autant que la rémunération du travail pourrait se faire sur une
base autre que financière. Les banques de temps prestés ou disponibles ne
relèvent pas de l'imagination gratuite déjà aujourd'hui. En outre, les
travailleurs à emplois multiples et à temps multiples pourraient se généraliser.
Pour conclure je voudrais
reprendre à mon compte les paroles de Martin Luther King : I have a dream,
pour une société meilleure, plus juste, plus agréable, plus enrichissante, plus
respectueuse de la nature.

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