Patrimoine architectural
"commun", élément de développement économique
Baudouin
GERMEAU
Secrétaire général du Groupe
Charleroi-Environnement.
Il y a un
patrimoine monumental, réputé par ses valeurs esthétiques,
historiques, éducatives et culturelles; ce patrimoine monumental que
chacun connaît pour l'avoir parcouru dans les livres d'histoire ou
lors de visites. La notion de patrimoine monumental s'est, depuis
quelques années, élargie (avec la Charte de Venise 1964): c'est "la
partie du patrimoine bâti, qui indifféremment de son importance
artistique ou sa dimension matérielle, est significative au plan
culturel en tant que témoin du passé".
L'étendue de cette
définition permet de prendre en compte une partie du patrimoine, la plus grande
et, parce que moins illustre, celle qu'on oublie: c'est le patrimoine commun,
issu d'un passé plus ou moins récent, les 18è, 19è et 20èmes siècles.
L'autochtone l'appellera "commun", "ordinaire"; l'étranger le percevra comme
original, régional. Il est principalement constitué d'ensembles bâtis selon les
caractères particuliers d'une région, tant au niveau des structures que des
matériaux ou des couleurs. Il est le témoin d'un passé récent. Il identifie,
marque une région, la différencie par rapport à ses voisines. L'habitant s'y
reconnaît, s'y retrouve comme chez lui; c'est un cadre de vie quotidien. Il
constitue la trame d'une culture populaire, d'une culture régionale. Réputé
commun, il est aussi le moins protégé, le moins valorisé, le plus mis à mal. A
l'exception de quelques rares régions ou communes, la sauvegarde du patrimoine
monumental en général est laissée au hasard de la politique culturelle,
politique à faible influence et à faible budget, et qui implique des choix qui
tiennent trop souvent compte des critères extérieurs à l'intérêt du patrimoine.
Que dire alors de la
sauvegarde de ce patrimoine monumental "commun," qui ne trouve parfois comme
défenseurs que des "prophètes": architectes, historiens, "sentimentaux" ou
marketeurs. Mais comment étayer une décision politique quant à la sauvegarde de
ce patrimoine dans une économie "de crise"? Répondre à cette question, c'est se
lancer dans l'analyse de ses valeurs qualitatives mais c'est aussi déboucher sur
une analyse de sa valeur quantitative, de sa valeur économique.

Deux exemples.
Partant d'une méthode
empirique, les services des Monuments et Sites luxembourgeois établissent dans
une publication récente "Patrimoine et aspects économiques", les
répercussions des subsides et investissements publics alloués par l'Etat aux
travaux de restauration d'immeubles construits avant 1913 "ayant gardé leur
caractère typique ou historique". Pour Monsieur Calteux, Directeur du
service, la répercussion est incontestable sur plusieurs plans: il y a un reflux
fiscal, et des effets positifs sur le marché de l'emploi: la qualité de la vie
est améliorée de même que l'activation du tourisme. L'argent donné sous forme de
subsides par l'Etat est au bout du compte récupéré.
Au Luxembourg, un chômeur
coûte en moyenne 480.000 FB à l'Etat par an et sa productivité est nulle. Les
statistiques prouvent que la campagne a assuré, en 1985, de l'emploi à 211
artisans; ce chiffre est particulièrement éloquent lorqu'on sait que 211
chômeurs coûteraient à l'Etat plus de 100 millions par an. Dans les deux cas,
action privée et action communale, les effets bénéfiques sur l'économie, mais
aussi sur la plus-value des immeubles sont incontestables. Plus encore, c'est
une bonne affaire pour l'Etat, car ce qu'il offre "de la main droite", au
citoyen, il le reprend "de la main gauche" à l'artisan. La restauration s'avère
généralement moins chère que la construction neuve. On constate que
l'accoutumance à un lieu ancien favorise son utilisation une fois restauré, tant
le "client" est familiarisé à ses volumes. La réaffectation de ces lieux anciens
engendre une dynamique de restauration en chaîne et une relance dans la vie
locale. Dans les endroits particulièrement touchés par le tourisme, première
industrie du Grand Duché, les effets directs et indirects sont évidents.
Dans une étude récente,
intitulée "évaluation économique du patrimoine monumental", Messieurs Lemaire et
Ost présentaient une méthode d'analyse théorique appelée "méthode d'analyse de
la dimension économique du patrimoine monumental (ADEP). Le patrimoine y est
analysé sous toutes les facettes: historique, artistique, éducative, sociale et
économique. Sans pour autant la présenter comme prépondérante, les auteurs
approfondissent l'approche économique en terme de coût-bénéfice. La dépense en
faveur du patrimoine y est perçue comme un investissement dont on peut lire les
effets dans le temps et dans l'espace. Que coûte la restauration du patrimoine
monumental? Que rapporte-t-elle? Quels en sont les effets générés? Le rapport
pour l'Etat est net. On peut ainsi reprendre les flux relatifs à l'exécution des
travaux économiques créés par l'investissement (TVA, impôt sur les revenus, taxe
sur les matériaux, sur les bénéfices, économie d'allocations dues au chômage) et
flux économique dû au patrimoine restauré (d'origine touristique, d'usage et
dérivés). Cette restauration entraîne un développement régional: augmentation de
l'emploi, tourisme de qualité, relance du secteur de la construction, usage du
stock immobilier existant, développement de technologies nouvelles liées aux
traditions régionales, activités commerciales, administratives et de services,
réouverture de fabriques et de carrières de matériaux d'origine locale qui
tendent à être oubliés... Cette étude trouve sa pleine application dans le
contexte d'une région à haute valeur touristique: le Mont-St-Michel en Bretagne.
L'analyse ressemble à une démonstration de l'intérêt économique de la
restauration du patrimoine dans son ensemble.

Mais...
Qu'en serait-il pour une
commune ou une région où l'histoire n'a laissé de traces que celles d'un passé
récent, où le patrimoine pourrait être qualifié de "commun"? Les auteurs
n'abordent pas la question. Si ce patrimoine commun possède des valeurs
culturelles, éducatives et sociales évidentes, qu'en est-il de sa valeur
économique?
Pour essayer de
rencontrer cette question, nous devrions examiner la valeur d'usage, la valeur
sociale et la valeur d'image de ce patrimoine. S'il abrite une bonne partie des
logements, des administrations et des petites entreprises, ce qui représente une
valeur d'usage quantifiable, sa démolition puis sa reconstruction
représenteraient une perte économique importante. Pourtant, cette démolition se
fait par petites touches successives, touches qui trop souvent hypothèquent la
valeur de l'ensemble. Combien de fois ne voit-on pas des ensembles bâtis aux
harmonies rompues par un immeuble incongru? Dans son étude sur le patrimoine en
général, Christian Ost regrettait qu'aucune évaluation de la valeur d'usage ne
soit réalisée. Y a-t-il équilibre entre la valeur d'usage et le coût de la
maintenance ? Quel est le prix de la réhabilitation et de la reconstruction,
l'une maintenant l'infrastructure (rues, équipement, ...) l'autre réclamant pour
l'infrastructure de quartiers neufs, un surplus de 50% sur les sommes investies
pour leur construction.
Par ailleurs, le
patrimoine architectural commun donne à la ville, à la commune, son ambiance,
son "visage humain", ses références historiques, ses points de repères, ses
lieux sécurisants parce qu'inscrits dans la mémoire de l'habitant. Il a, de ce
fait, un pouvoir de régulation sociale. Ce patrimoine disparu, qu'en serait-il
des coûts sociaux entraînés par les déménagements, les reclassements, les
déséquilibres psychologiques,... L'évaluation de la valeur sociale du patrimoine
monumental n'est malheureusement réalisée qu'à posteriori, sous l'angle des
coûts sociaux entraînés par sa disparition, fruit de l'absence de politique
cohérente de sauvegarde. Mais, ici encore, les analyses manquent.
La valeur d'image,
elle, en appelle quelque peu à des principes de marketing urbain. Elle
représente une piste intéressante. Liée fort aux aspects de culture et
d'identité, elle permet de définir un paysage humain et sa qualité, induisant
une qualité de vie. Elle ne peut être perçue qu'en examinant d'une part la ville
dans tous ses aspects architecturaux, historiques et environnementaux et d'autre
part, les habitants dans tous leurs aspects humains, sociaux et psychologiques.
L'impact économique de l'image existe tant sur le public que sur l'investisseur
potentiel par le dynamisme qu'elle suggère ou qu'elle entraîne. Cette notion est
à approfondir. Veiller à l'image de la ville, de la commune ou la valoriser,
c'est attirer des investisseurs, c'est aussi promettre une qualité de vie, l'un
n'allant pas sans l'autre.
Des régions ont compris
l'intérêt de cette valeur d'image; il suffit de se souvenir de l'exemple
luxembourgeois ou bordelais. Mais avant d'arriver à cette dynamique, il existe
des mesures de sauvegarde du patrimoine "commun" peu coûteuses, qui préservent
le futur comme: revoir le prescrit urbanistique, imposer des lignes de force qui
ne fixent et n'empêchent pas l'évolution mais qui préservent une ambiance,
l'identité d'une ville, d'une commune et évitent l'irréparable que l'avenir nous
reprochera.
(Octobre 1987)

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